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PREMIÈRE PARTIE : La médecine interne, une spécialité hybride à la légitimité contestée ? Archéologie d’une rhétorique

Chapitre 2 La médecine interne mise en récit : approche archéologique

I. LES LIEUX COMMUNS DE LA RHÉTORIQUE PROFESSIONNELLE

I.1. Une rhétorique de l’intégrité et de la globalité : la médecine interne comme approche « globale » et « holistique »

I.1.1 Une approche globale

L’étude de notre corpus montre que la rhétorique de l’intégrité, ou plutôt, dans ce contexte, de la globalité, est massivement présente dans les discours sur la médecine interne en France. La notion de globalité (qui se décline en « médecine globale », « approche globale », etc.) en est l’un des principaux leitmotiv. Ce motif apparaît dans notre corpus dès les années 1960152 et est encore très prégnant aujourd’hui, aussi bien dans les textes publiés que dans les propos des internistes interrogés par voie de questionnaires ou d’entretiens.

Ainsi, si l’on considère les réponses des enquêtés à qui il a été demandé « comment définiriez-vous la spécialité de médecine interne (champ d’application, spécificités, etc.) ? », l’on constate que le lexique de la globalité est omniprésent :

- La médecine interne consiste, entre autres choses, en une « prise en charge globale des patients tout venant » qui apporte « une vision globale du patient tant sur les aspects médicaux, psychologiques ou sociaux. »

- C’est une « médecine à vocation généraliste (prise en charge globale et personnalisée [médecine "centrée sur le patient"] des problèmes de santé »

152 Notre corpus ne contient pas d’article datant des années 1960 mais certains essais, et notamment celui de Pierre Godeau, relatent des événements et des discours tenus dans cette décennie là qui insistent déjà sur la notion d’approche globale et en font une spécificité de la médecine interne et de la médecine générale.

67 - Il s’agit de « prendre en charge les patients dans leur globalité notamment

lorsqu’ils sont polypathologiques »

- « La médecine interne est une spécialité avec prise en charge globale des patients contrairement à la spécialité d’organe avec au premier plan l’interrogatoire, l’écoute des patients et l’examen clinique »

- « La médecine interne permet d’avoir une vision globale du patient » - « Cette spécialité garde une vision globale du patient »

- « Il n’y a plus d’autres acteurs de santé pour s’intéresser à une analyse globale du point de vue diagnostique et thérapeutique »

La vision globale de la personne malade et l’approche globale des problèmes de santé sont quasi-unanimement perçues comme des pratiques qui tendent à disparaître au fur et à mesure que la médecine hospitalière se divise en spécialités et en sous-spécialités. Mais la notion d’approche globale n’est pas spécifiée par les internistes dans les réponses au questionnaire, si ce n’est par un certain nombre de mises en équivalences (prise en charge globale et personnalisée / médecine « centrée sur le patient ; approche globale / approche holistique), qui, pour certaines, sont contestées par d’autres internistes. Ainsi, par exemple, pour Didier Sicard, alors que la médecine interne se caractérise par la conjonction d’une approche holistique et d’une approche de type « biopsychosociale », l’approche centrée patient, elle, est un lieu commun qu’un grand nombre de spécialités ont en partage153.

L’idée déclinée ici sous différentes formes de « vision globale du patient » ne nous semble pas pouvoir être rapportée en l’état à un quelconque postulat ontologique sur la nature de l’organisme, de l’individu ou de la personne. L’usage du terme « patient » nous semble conforter cette idée. La « vision globale » requiert que l’on considère « le patient » dans son ensemble et que l’on fasse la synthèse des différentes dimensions qui constituent cet ensemble, à savoir l’individu dans sa vie biologique, psychique, sociale, affective, etc. Dès lors, cette revendication évoque plus une vision panoptique que l’interniste doit avoir de la

153 Didier Sicard, Entretien : « l’approche centrée patient est un lieu commun que les rhumatologues ou les orthopédistes réclament eux aussi donc ça n’a rien de spécifique à la médecine interne ».

personne malade et de son problème de santé qu’une affirmation relative à l’intégrité de la personne considérée « en tant que tout »154.

Nous avons vu que la notion d’approche globale évoquait, dans les propos des internistes, une sorte de vision panoptique seule à même de permettre une compréhension les problèmes de santé dans leur complexité et leurs multiples dimensions.

L’approche globale appelle aussi à considérer la personne humaine dans son contexte de vie, dans sa dimension non seulement biologique mais affective, psychologique, sociale, etc.

[L’interniste a] la volonté et l’habitude de s’occuper, pour les résoudre du mieux possible, de tous les problèmes de santé des adultes et des adolescents, sans en méconnaître les aspects psycho-affectifs et socio-économiques, en s’entourant de tous les avis spécialisés qu’il juge nécessaires.155

« Un médecin interniste s’occupe d’un patient dans sa globalité, physique, psychologique et sociale. »156

Ainsi, sans que cela soit vraiment thématisé comme tel, cette approche globale de la personne, de l’individu dans son environnement, semble se référer implicitement au modèle biopsychosocial de Engel157. Mais si certains internistes revendiquent une approche de l’individu envisagé dans sa dimension biopsychosociale, la dimension biologique est souvent

154 Si cette notion d’approche globale semble, dans les propos des internistes, différencier la médecine interne d’autres spécialités et d’autres pratiques médicales, la rhétorique qui met l’accent sur l’attention portée à l’individu pris dans sa globalité n’est pourtant pas l’exclusivité de la médecine interne. D’autres spécialités se revendiquent d’une approche globale : tout d’abord, évidemment, la médecine générale, puis, dans un registre et un contexte différent, les soins palliatifs, la gériatrie, et, finalement, toute pratique qui ne relève pas d’une spécialité d’organe ou de fonction. La médecine interne entretient d’ailleurs des relations ambivalentes avec ces pratiques médicales, puisque tout en revendiquant des affinités méthodologiques et épistémologiques, il s’agit pour elle de s’en démarquer afin d’affirmer son identité propre et de légitimer sa place dans le système de soin. 155 Yves Le Tallec, « éditorial au Journal de l’interniste », Revue de médecine interne, t.1, n°1, juin 1980, p. 128. 156 Réponse au questionnaire.

157 Le psychiatre et interniste Georges Libman Engel, alors qu’il cherche à développer un concept de maladie plus englobant que celui du modèle biomédical prévalant, élabore, un nouveau modèle qu’il dénomme « modèle biopsychosocial » et dont il expose les principes en 1977 dans un article intitulé « The need for a new medical model : A challenge for biomedicine ». Georges Libman Engel, « The need for a new medical model : A challenge for biomedicine », Science, 1977, 198, pp. 129-196 et du même auteur « The clinical application of the biopsychosocial model », American Journal of Psychiatry, 1980, 137, pp. 535-544.

69 considérée à part, et la considération psychosociale devient quelque chose comme un « supplément d’empathie »158.

Le modèle biopsychosocial est constitué d’un ensemble d’hypothèses explicatives de la santé et considère les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux sur un pied d’égalité dans un système de causalités complexes, multiples et circulaires. Or, la médecine interne ne semble pas – mais la question reste ouverte - reposer sur un modèle théorique dans lequel les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux sont considérés sur un pied d’égalité. Les dimensions psychologique et sociale semblent bien plutôt considérées comme un « à côté » - certes non négligeable - des données biologiques objectivables. La médecine interne s’avère alors être, dans certaines de ses formes, une pratique clinique inspirée du modèle biopsychosocial et de la relation thérapeutique que celui-ci promeut.

Tout comme celle qu’elle entretient avec la psychosomatique, la médecine interne entretient avec le modèle biopsychosocial et la démarche clinique qu’il appelle une relation ambivalente, s’en revendiquant à l’occasion sans en assumer tous les postulats159.

Le modèle biopsychosocial, in fine, joue le rôle d’une exigence éthique qui caractérise une approche qui s’autoproclame globale, holistique et humaniste.

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