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La médecine interne en France, une spécialité à contre-courant du processus de spécialisation ?

PREMIÈRE PARTIE : La médecine interne, une spécialité hybride à la légitimité contestée ? Archéologie d’une rhétorique

Chapitre 1 La médecine interne : « naissance » d’une spécialité

II. NAISSANCE D’UNE SPÉCIALITÉ ET ÉMERGENCE D’UNE RHÉTHORIQUE PROFESSIONNELLE : LE CAS DE LA MÉDECINE

II.1. La médecine interne en France, une spécialité à contre-courant du processus de spécialisation ?

L’histoire de la médecine française à partir du XVIIIe siècle est marquée par un double processus : l’unification de la profession médicale caractérisée par ses différents attributs (monopole d’intervention sur le corps humain, maîtrise de la production, de la transmission de ses savoirs propres, de la formation de ses pairs ainsi que de son propre code de déontologie et ses propres instances de jugements exercées par le conseil de l’ordre), « à la fois garants et garde fous de l’autonomie qui lui est conférée » ; une « division de la profession, caractérisée par la spécialisation croissante des savoirs, des domaines d’intervention et des formes

101 Pour plus de détails dans ce panorama, voir William A. Ghali, Peter B. Greenbera, et al., « International Perspectives on General Internal Medicine and the Case for « Globalization » of a Discipline », Journal of General Internal Medicine, 2006, 21, pp. 197-200.

49 d’exercice »102. Selon une perspective positiviste, qu’adopte ainsi par exemple l’Académie nationale de médecine, « la spécialisation en médecine est un processus évolutif qui accompagne le progrès des connaissances et des techniques d’investigation. »103 Cette vision du processus de spécialisation est largement contestée, notamment dans le champ des sciences sociales104. Certaines de ces analyses croisent celles qui sont faites en termes de sociologie des professions, la profession médicale étant une figure archétypique de la profession et de l’autonomie professionnelle.

Ce croisement des analyses permet de montrer que derrière l’unité apparente ou supposée de la profession médicale, se jouent des relations et des différences entre segments professionnels qui sont autant de regroupements liés à des conditions différentes de formation et/ou d’exercice. Parmi eux, les spécialités médicales et les regroupements institutionnels (sociétés savantes, syndicats, collèges, conseils) qui les organisent et les représentent et qui sont le fruit d’un processus continu de segmentation de la profession -qui répond à des logiques scientifiques, techniques, économiques et politiques -105, charrient des

univers conceptuels106 différents desquels émergent et qui font émerger des rhétoriques

professionnelles spécifiques, elles-mêmes modelées par les conditions d’accession au statut de spécialité médicale.

En France, la mise en place d’une régulation des spécialités date de 1947. Elle advient après de longs débats pour définir ce qui constituait ou non une spécialité ou une compétence spécialisée107. À cette période, la médecine interne n’était alors pas reconnue comme une spécialité mais considérée comme une médecine polyvalente, ou encore une sorte médecine générale hospitalière.

Rappelons avec George Weisz que :

102 Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, « Formation et fabrique des spécialistes », décembre 2016. p. 4. Voir aussi George Weisz, Divide and conquer, op.cit.

103 Jacques-Louis Binet, Raymond Ardaillou, Bulletin de l’Académie nationale de médecine, tome 194, n°1, séance du 19 janvier 2010, http://www.academie-medecine.fr/wp-content/uploads/2013/03/2010.1.pdf, consulté le 23 janvier 2018, p. 123.

104 Voir notamment les travaux de Patrice Pinell et de George Weisz. Patrice Pinell, « Champ médical et processus de spécialisation », Actes de la recherche en sciences sociales, 2005/1, n°156-157, p. 4-36 ; « La genèse du champ médical : le cas de la France (1795-1870) », Revue française de sociologie, 2009/2, vol. 50, p. 315-349, George Weisz, « Naissance de la spécialisation médicale dans le monde germanophone », Actes de la recherche en sciences sociales, 2005/1, n° 156-157, p. 37-51 ; George Weisz, Divide and Conquer, op.cit. 105 Voir Patrice Pinell, « Champ médical et processus de spécialisation », art.cit.

106 Sur cette notion d’univers conceptuel, voir Isabelle Baszanger, « La construction d’un monde professionnel : entrées des jeunes praticiens dans la médecine générale », Sociologie du Travail, 1983, 3, pp. 275-294.

107 Ce processus a abouti à l’époque à la reconnaissance de sept spécialités exclusives (chirurgie, ORL, ophtalmologie, biologie, électroradiologie, gynécologie-obstétrique, stomatologie), quatre disciplines pouvant être soit des spécialités soit des compétences (pneumo-phtisiologie, dermato-vénérologie, neurologie, psychiatrie) et vingt et une compétences. Voir George Weisz, Divide and conquer, op.cit.

le processus [de spécialisation] a eu pour base fondamentale la démarche scientifique qui tendait dès la fin du XVIIIe siècle à faire éclater le corps et à construire une nosographie sur cette base, malgré le rappel récurrent de l’intérêt d’une démarche holistique.108

Les internistes s’appuieront sur ce rappel récurrent de l’intérêt d’une démarche holistique pour asseoir la légitimité de leur pratique et de leurs savoirs dans un paysage hospitalier de plus en plus atomisé. Au premier abord, il semble que la naissance de la médecine interne en tant que spécialité reconnue n’appartient pas, en France, au processus général de spécialisation en tant que tel. En effet, la reconnaissance de la médecine interne comme spécialité vient consacrer un état de fait : connue sous les dénominations de Médecine ou de Médecine polyvalente, la médecine interne se pratique à l’hôpital bien avant d’accéder au statut de spécialité. Cependant, l’acquisition du statut, et en amont tout le processus de « lutte » pour la reconnaissance semblent en avoir significativement transformé les contours. Cette lutte pour la reconnaissance engendre des revendications identitaires fortes qui ont tendance à se focaliser sur ce qui différencie la médecine interne des autres pratiques et spécialités médicales. Nous verrons que la rhétorique professionnelle se construit sur quelques arguments fondateurs qui suivent, au minimum, une double logique :

- l’une présente la médecine interne comme le prolongement d’une médecine clinique, globale, fondée sur la personne en tant que tout, dans le prolongement voire la filiation de la tradition hippocratique.

- l’autre lutte contre l’image rétrograde qu’une telle spécialité peut avoir en insistant sur ses compétences techniques spécifiques, sa connaissance des maladies rares et/ou complexes, et sa capacité à orchestrer le suivi et la prise en charge des patients qui requièrent l’intervention ou l’avis de diverses spécialités.

Cette seconde logique accrédite donc l’idée d’une spécialité naissante, puisque la médecine interne ainsi labellisée se distingue d’une médecine polyvalente ou générale.

Il semble que le fait même que soit en jeu, à un moment donné, la reconnaissance comme spécialité (ainsi que les différents enjeux, notamment en terme de formation des internistes qui vont de paire avec cette reconnaissance), et la quête de légitimité face à une spécialisation

108 Christian Chevandier, « Compte-rendu de George Weisz, Divide and Conquer. A Comparative History of Medical Specialization, 2005 », Le Mouvement Social, n° 214, 2006, pp. 184-197.

51 croissante du champ de la médecine ait façonné la médecine interne a tel point qu’elle s’en trouve radicalement transformée.

En ce sens, la naissance de la médecine interne a répondu à un processus de spécialisation. Rappelons ici ce qui constitue, pour Patrice Pinell, la spécialisation :

• La spécialisation est un processus de division du champ médical en sous espaces de pratiques susceptibles au départ de revêtir des formes variées et aboutissant ou non à la constitution d’une spécialité instituée et reconnue comme légitime par les institution dominant le champ.

• Les facteurs qui déterminent l’émergence d’un sous-espace spécialisé ou qui interviennent sur son développement pour en modifier le cours peuvent être de tous ordres (scientifiques, techniques, économiques, politiques, etc.) et différents selon les sous-espaces.

• Le processus de division en sous-espaces spécialisés est en partie déterminé par l’état existant des connaissances, des techniques, des institutions et de la structure des rapports de position des agents au sein du champ médical.

• Ce processus, en introduisant de nouvelles divisions au sein du champ médical, en modifie la configuration (changeant de ce fait les conditions d’exercice de la médecine et les conditions de production du savoir médical) ; autrement dit, il tend à modifier les conditions mêmes de sa poursuite. 109

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