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PREMIÈRE PARTIE : La médecine interne, une spécialité hybride à la légitimité contestée ? Archéologie d’une rhétorique

Chapitre 2 La médecine interne mise en récit : approche archéologique

I. LES LIEUX COMMUNS DE LA RHÉTORIQUE PROFESSIONNELLE

I.I. 3 Le holisme comme référent philosophique ?

Concomitamment à cette revendication d’une approche globale, et du travail de synthèse qui en est le pendant, l’on trouve dans les discours sur la médecine interne une référence au holisme. La mention d’une « approche holistique » redouble bien souvent celle d’une approche « globale », sans que la différence entre les deux ne soit explicitée ni même que la référence au holisme ne soit thématisée. Cette référence va de la simple évocation d’une médecine holistique à la mention du holisme comme « référent philosophique. » Ainsi, sur le site internet de la SNFMI, l’on pouvait trouver, en 2014, la description suivante :

En fait l’interniste doit savoir maintenir en équilibre de nombreuses fonctions, souvent contradictoires en apparence : il doit savoir prendre en charge aussi bien les patients présentant des pathologies dites courantes mais imposant l’hospitalisation soit à cause du terrain, soit de leur intrication, aussi bien que ceux atteints de maladies rares ou de diagnostic complexe, qu'il est entraîné à résoudre

160 L’usage de la notion de personne dans ce contexte est significatif pour nous de la façon dont approche globale de la personne et approche globale de l’organisme s’entremêlent dans les discours des internistes, sans que l’on sache toujours si l’exigence est éthique, clinique ou épistémologique.

161 Didier Sicard, La médecine sans le corps. Une nouvelle réflexion éthique, Paris, Plon, 2002, p. 13. 162 Didier Sicard, Hippocrate et le scanner, op.cit. p. 23.

71 grâce à sa formation, ses connaissances, son esprit de synthèse et son aptitude à

faire appel aux biotechnologies de pointe ; il exerce ainsi une médecine “ générale ”, globale, holistique et approfondie à l'intention des patients aux pathologies multiples tout en laissant la priorité aux spécialistes lors de problèmes médicaux de haute spécificité ; il doit se sentir aussi responsable des coûts de la santé, tout en s'investissant enfin dans l'enseignement et la recherche clinique.163

La mention d’une « médecine holistique » mérite d’être remarquée, puisque de nos jours la médecine holistique évoque tout autant - si ce n’est plus - certaines médecines alternatives et complémentaires (ou dites « non conventionnelles ») que la médecine conventionnelle – allopathique.

Arnaud de la Blanchardière rappelle qu’à la fin des années 1950, la médecine française connaît

un mouvement en faveur d’une médecine générale entendue comme médecine de synthèse, holistique, ayant une approche globale de l’individu. Émerge alors la revendication d’une médecine appréhendant l’individu à travers sa maladie (tous organes confondus), dans sa dimension culturelle et psychosociale.164

La culture médicale générale a occupé une grande place dans la formation médicale jusque dans les années 1970. Dans le contexte français, le discours médical faisait alors référence à une médecine de synthèse, à un humanisme médical ou encore à un néo-hippocratisme plus qu’au holisme en tant que tel.165

Selon Arnaud de la Blanchardière, le holisme est, pour la médecine interne, un « référent philosophique » 166. L’auteur de la thèse intitulée Histoire de la médecine interne caractérise le holisme comme un « terme qui admet l’importance du niveau et des structures

163http://www.snfmi.org/content/quest-ce-que-la-medecine-interne. C’est une citation issue de l’article de Hervé

Lêvesque, « Profession interniste », art. cit., p. 412

164 Louis Pasteur Vallery-Radot, Allocution au XXXe Congrès français de médecine, La Presse médicale, 69, 1961, pp. 1671-1672 : « Nos contemporains commettent l’erreur de considérer la médecine comme une science, à l’égal de la physique et de la chimie. (…) Je leur demanderai de créer un certificat de médecine générale, disons d’interniste puisqu’on ne veut plus utiliser que des mots anglais ».

165 George Weisz, « A Moment of Synthesis : Medical Holism in France between the Wars », in Christoper Lawrence & George Weisz, Greater than the Parts. Holism in Biomedicine, 1920-1950, p. 68.

d’organisation dans les phénomènes vitaux »167, et qui, dans les années 1920, s’oppose au matérialisme. Cette précision donne un ancrage à la fois socio-historique et philosophique à la notion de holisme et à son usage, que nous devons interroger. L’auteur précise que cette forme de holisme évoque « l’unicité de la personne, un principe de liaison qui renvoie, en médecine, à l’indivisibilité et à la complexité de l’être humain ».

Là où l’on attendait une caractérisation épistémologique du holisme, l’auteur nous propose une approche philosophique. Il rappelle que le holisme va alors de paire avec une forme d’humanisme. Le holisme apparaît alors comme un terme qui fonctionne comme référent philosophique pour situer la médecine interne par rapport aux spécialités d’organe.

De même que pour l’approche dite « globale », le holisme se distingue, dans les usages, en deux types d’approches : à l’individu pris comme tout et envisagé dans un contexte – approche que l’on a nommée de type biopsychosociale, en notant bien qu’il ne s’agit en aucun cas d’une reprise stricte du modèle biopsychosocial de Engel - s’ajoute l’idée d’organisme pris comme tout. En ce sens, la médecine interne ne se focalise pas sur l’organe ou la fonction, mais sur l’organisme considéré comme un tout, c’est-à-dire notamment sur l’interrelation de l’ensemble de ses systèmes.

Remarquons cependant que cette approche qui considère l’organisme dans son unité n’est pas toujours explicite quant au niveau ontologique auquel elle se situe. Le lexique dont usent les internistes sème parfois la confusion, puisqu’il est alternativement question de l’organisme, de l’individu, de l’homme, ou encore de la personne. Certains passages entretiennent d’autant plus la confusion que les termes utilisés ne correspondent pas à la description qui en est faite.

L’homme apparaît vraiment comme une unité où tout se tient, et on comprend mal sa physiologie normale et sa pathologie en ne considérant qu’un seul organe. Les moyens actuels permettent, certes, d’en déceler les lésions, mais il serait illusoire d’en chercher la cause dans l’organe même.168

Ces différents niveaux et types d’approches, qui parfois se complètent, sont souvent désignés par le même terme d’approche holistique ou de holisme. Elles semblent pouvoir fonctionner de manière séparée ou complémentaire.

167 Ibid. Arnaud de la Blanchardière reprend les termes de Jean Largeaut dans l’article « Réductionnisme et holisme » de l’Encyclopedia Universalis.

168 Jean-Marc Norès, « Sens et destin de la Médecine Interne », Annales de médecine interne, 2000, 151, n° 2, p. 84.

73 Didier Sicard, interrogé sur cette la double signification du terme « holisme » (celui regardant l’organisme individuel, et celui regardant l’individu dans son milieu), distingue assez clairement ces deux approches :

A.C. : Ce holisme, est-ce qu’il regarde uniquement l’individu – on regarde l’individu comme un tout et non comme un ensemble d’organes, ou est-ce qu’il regarde l’individu dans son milieu, dans son contexte ? Est-ce que c’est une sorte d’approche biopsychosociale ?

D. S. : La deuxième solution est ma conception mais ce n’est pas celle de la plupart des internistes. Moi j’ai toujours été extrêmement intéressé par les déterminants sociaux de la maladie (…) C’est-à-dire prendre le corps comme un élément dans un ensemble beaucoup plus large. Mais j’ai été un peu déçu de voir que ma spécialité était beaucoup plus fascinée par la coalescence de trois organes qui donnait une pathologie nouvelle inconnue jusqu’ici, une sorte de médecine que j’appelle entomologique, la chasse aux papillons, au papillon rare, plutôt que la chasse aux papillon banal, plutôt que de s’intéresser aux conditions météorologiques qui font que tels ou tels papillons vont éclore à tel ou tel moment.169

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