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DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 1 Penser ensemble la santé et l’autonomie dans la décision médicale ?

II. LES CRITIQUES DE L’AUTONOMIE

II.2 L’autonomie à l’épreuve de la maladie et du soin

L’une des critiques adressée à la confusion sémantique entre dépendance et perte d’autonomie (fonctionnelle) pointe le risque qu’une telle confusion induise une égalité erronée entre perte d’autonomie et faculté de décider pour soi. À cela, l’on oppose que, même en mauvaise santé, même malade, handicapé, même hospitalisé ou institutionnalisé, et, finalement, même « dépendant », un individu demeure, au moins en droit, un sujet autonome, capable de prendre des décisions pour lui-même, et notamment les décisions concernant sa santé. Cette autonomie est alors à respecter, même – surtout ? - dans les situations où elle semble fragile, incertaine, vacillante. D’une certaine manière, santé et autonomie sont désolidarisées, tout comme dépendance et autonomie ne sont plus exclusives. Il s’agit de faire droit à l’autonomie des personnes malades, quelle que soit la gravité de leur maladie. Il s’agit aussi de faire droit à des formes de vie - qui sont parfois des « formes de survie générées par la médecine »416 - pour lesquelles la guérison ou la santé, quelle que soit sa forme, n’est plus un horizon, mais dans lesquelles doit être préservée une forme d’autonomie, malgré la dépendance qui s’installe, malgré la modification des états de conscience, malgré le déclin ou la perte de certaines fonctions cognitives, malgré la souffrance ou la douleur qui altère, par moment, le

415 Bernard Ennuyer, art. cit., p. 156.

416 Régis Aubry, « L’autonomie de décision est-elle une illusion ? », in Thierry Martin (dir.), Le malade et la décision médicale. Fragilité du consentement et de l’autonomie, Besançon, Presses Universitaires de Franche- Comté, 2018, p. 50.

jugement417. Notons que dans ce travail, nous considérerons qu’il existe une large latitude de la santé, une grande variété des états de santé, incluant certaines formes de pathologies. Ce point de vue sera argumenté au fil des chapitres et en constitue l’un des points fondamentaux. Nous prendrons parfois le terme santé comme un terme générique incluant la « mauvaise santé ». Dans tous les cas, il s’agit de contraster les usages de la notion de santé conçue comme absence de maladie. Dans le cas présent, il s’agit d’évoquer des situations dans lesquelles la maladie s’inscrit durablement et significativement dans la vie, installant l’individu dans un état de grande précarité vitale.

Le principe de respect de l’autonomie des personnes est donc mis à l’épreuve de cas-limites, dans lesquels l’autonomie est fragilisée, incertaine, partielle, et appelle à être soutenue ou suscitée tout autant que respectée. Mise à l’épreuve de la pratique médicale et du soin, l’idée d’une autonomie totale est révoquée comme une illusion, une abstraction, ou encore circonscrite dans son rôle d’idéal régulateur418. À une conception de l’autonomie comme faculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d’agir librement, largement héritée de la tradition philosophique occidentale419, à cette autonomie abstraite, à cette autonomie « des philosophes », l’on oppose parfois des manières d’exister ou des formes de vie420 qui ne répondent pas à un tel idéal d’indépendance et d’autodétermination :

417 Régis Aubry, ibid., p. 55 : « l’incertitude consubstantielle à l’exercice médical, la complexité croissante de certaines situations de survie devrait nous obliger à sortir de vision binaires ou d’affirmations péremptoires concernant la conscience d’autrui, sa capacité à comprendre et à décider pour lui-même. Qui plus est l’expérience nous prouve qu’il existe toujours, alors même que l’on pense parfois le contraire, une once d’autonomie chez les personnes atteintes d’affections touchant profondément leurs capacités mnésiques, cognitives ou plus simplement leur conscience. »

418 Pour des conceptions de l’autonomie mise à l’épreuve de situations limites voir Martin, Thierry, (dir.), Le malade et la décision médicale. Fragilité du consentement et de l’autonomie, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, Coll. « Annales littéraires », 2018 ; Corinne Pelluchon, L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie, Paris, PUF, 2008 ; Fabrice Gzil, Alzheimer : questions éthiques et juridiques, Gérontologie et société, 2009/ vol 32, n° 128-129, pp. 41-55 ; Jaworska, Agnieszka, « Respecting the margins of agency : Alzheimer’s patients and the capacity to value », Philosophy and Public Affair, 28/2, 1999, p. 105-138.

419 Jerome B. Schneewind, L’invention de l’autonomie. Une histoire de la philosophie morale moderne, Paris, Gallimard, coll. « Nrf Essais », 2001 ; Tailor, James, Stacey (ed.), Personal Autonomy. New Essays on Personal Autonomy and Its Role in Contemporary Moral Philosophy, Cambridge University Press, 2005, 350 p. ; Pohlmann, Rosemarie, « Autonomie », in Historisches Wörterbuch der Philosophie, Ritter, Joachim (ed.), Basel, Schwabe, 1971 ; Marlène Jouan, Psychologie morale : autonomie, responsabilité et rationalité pratique, (textes réunis), Paris, Vrin ; Marlène Jouan et Sandra Laugier (éd), Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, Paris, Puf, 2009.

420 Sur la notion de forme de vie, nous renvoyons ici à Sandra Laugier, « La vulnérabilité des formes de vie », Presses de Science Po (P.F.N.S.P.), « Raisons politiques », n°2015/1, n°57, p. 65-80 ainsi qu’à l’ouvrage dirigé par Estelle Ferrarese et Sandra Laugier, Formes de vie, Paris, CNRS éditions, 2018, mais, aussi, au travail en cours, initié avec Marie Gaille dans le cadre du projet NORMAVI, dans lequel nous questionnons cette notion de forme de vie dans le contexte de vies en état pathologique durable.

151 Depuis la modernité, l’autonomie a joué un rôle central dans notre manière de

concevoir ce qu’est l’homme et ce qui fait sa valeur. Mais la vision de l’homme comme sujet autonome, du point de vue anthropologique comme du point de vue moral, peut être envisagée comme le résultat d’une abstraction, opérée pour des raisons pratiques – au sens de la philosophie pratique (morale et politique) – plutôt que théorique […] cette abstraction a fait oublier que la « manière d’exister » de cet être qu’est l’homme ne se réduit pas à cela.421

La conception atomiste et rationaliste de l’autonomie est notamment mise en question par l’affirmation selon laquelle, malgré l’atteinte, partielle, fluctuante, de leurs capacités cognitives et les relations de dépendance accrue dans lesquelles elles se trouvent bien souvent, les personnes atteintes de maladies neurodégénératives du type de la maladie d’Alzheimer conservent, jusqu’à un certain point, une forme d’autonomie et de capacité décisionnelle422. Cette autonomie, si elle ne disparaît pas complètement, est néanmoins fragilisée par la maladie :

La [maladie d’] Alzheimer fragilise l’autonomie en plusieurs sens. Elle fragilise ce qu’on pourrait appeler l’autonomie « exécutionnelle », c’est-à-dire la faculté des personnes à accomplir seules un certain nombre d’actes de la vie quotidienne. Elle fragilise aussi ce qu’on appelle l’autonomie « décisionnelle », c’est-à-dire la faculté des personnes à prendre des décisions de manière lucide et réfléchie. Et […] elle fragilise également ce que les anglo-saxons appellent la « participation » des personnes, c’est-à-dire leur faculté à mener une vie sociale significative, et surtout leur faculté à être reconnues comme faisant encore pleinement partie de la communauté humaine à laquelle elles appartiennent. Cette tripe fragilisation de l’autonomie – exécutionnelle, décisionnelle et « participationelle » - explique la singulière situation de vulnérabilité des personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer. Elle permet aussi de mieux comprendre la difficulté de la tâche de ceux qui les accompagnent au quotidien.423

421 Nathalie Maillard, La vulnérabilité. Une nouvelle catégorie morale ?, Genève, Labor et Fides, coll. « Le champ éthique », 2011, p. 19.

422 Les travaux du psychiatre Paul Appelbaum par exemple tendent à montrer que jusqu’à un certain stade, une personne atteinte d’une maladie neurodégénérative peut rester capable de prendre une décision et/ou de donner un consentement éclairé.

La prise en charge des patients atteints de la maladie d’Alzheimer appelle à repenser la notion d’autonomie mais également la façon dont on intègre l’autonomie des personnes dans la relation de soin et dont on articule les différents sens de l’autonomie. Tout comme ils contribuent à faire évoluer nos conceptions, ici de l’autonomie, les cas-limites et les mises à l’épreuve qu’ils occasionnent – engendrant bien souvent des situations de crises - éclairent en retour les pratiques quotidiennes et les façonnent. La prise en charge des patients atteints de la maladie d’Alzheimer ou de maladies apparentées à l’occasion notamment de pathologies intercurrentes, cristallise un certain nombre de difficultés liées à l’autonomie, à la décision médicale et à la relation de soin et joue bien souvent comme une mise à l’épreuve de l’approche globale telle qu’elle est promue en médecine interne424.

Ainsi, il semble difficile aujourd’hui, du fait de l’évolution du droit et des pratiques, de la place de l’éthique médicale, d’aborder la décision médicale en faisant l’économie d’une réflexion sur l’autonomie de la volonté des personnes malades. Il ne s’agit pas ici de le faire, ni de remettre en question le principe de respect de l’autonomie des personnes malades, mais, partant d’une pratique médicale dans laquelle les considérations relatives à la santé et à l’autonomie sont constamment entremêlées, enchevêtrées, d’interroger ces configurations et la façon dont elles entrent en jeu dans les décisions. En médecine interne comme dans d’autres spécialités, la notion d’autonomie joue désormais un rôle majeur dans les situations de décision médicale. Mais si les médecins et les soignants y font référence de manière récurrente, les usages in situ de la notion sont peu conceptualisés et parfois peu différenciés. Différents sens de l’autonomie sont entremêlés qui sont parfois contradictoires et révèlent selon nous des tensions inhérentes aux situations de soin, notamment dans la perspective d’une spécialité médicale – la médecine interne – qui promeut une approche globale de la personne malade.

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