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L’autonomie dans la bioéthique : quel socle philosophique ?

DEUXIÈME PARTIE : LA DÉCISION MÉDICALE AU CARREFOUR DE NOUVELLES NORMES ?

Chapitre 1 Penser ensemble la santé et l’autonomie dans la décision médicale ?

I. AUTONOMIE : ÉMERGENCE ET EFFECTIVITÉ D’UNE NORME CLINIQUE, ÉTHIQUE, JURIDIQUE ET SOCIALE

I.1 Les sources philosophiques de la notion d’autonomie

I.1.5 L’autonomie dans la bioéthique : quel socle philosophique ?

Le principe d’autonomie tient un rôle prépondérant dans la littérature consacrée à l’éthique

329 Stéphane Haber, « L’autonomie sociale comme forme d’action. Le paradigme du travail », in Marlène Jouan et Sandra Laugier (éd.), Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, Paris, Puf, 2009, format Kindle, emplacement 4963.

330 Ibid.

331 Jerome B. Schneewind, op. cit.

332 Stéphane Haber, ibid., emplacement 4963. 333 Nathalie Maillard, ibid., p. 38.

médicale et à la bioéthique, dont il apparaît souvent comme le fondement334. Ce principe, tel qu’il est alors mobilisé, s’ancre-t-il dans une tradition philosophique donnée ?

De larges pans de la littérature bioéthique mentionnent Emmanuel Kant, tant pour son principe d’autonomie de la volonté que pour sa conceptualisation de la dignité humaine335. Les traités de bioéthique (sur la fondation de l’éthique médicale) y font largement référence.336

Mais l’autonomie de la volonté, si elle est parfois pensée « sous une forme maximaliste d’inspiration kantienne – autonomie de la volonté comme pouvoir rationnel de décision conforme à une législation universelle » – apparaît souvent sous une forme minimaliste, « comme pouvoir de décision non soumis entièrement à une contrainte psychologique externe »337. Si l’influence de la théorie morale kantienne dans l’éthique médicale est évidente, la théorie kantienne, dans ce contexte, a fait l’objet d’un certain nombre de mécompréhensions et de mésusages.338 Ainsi, pour Onora O’Neill, la bioéthique fait un usage tronqué du principe kantien d’autonomie, alors même que la conception kantienne non- individualiste de l’autonomie fournit selon elle un fondement solide pour une approche de la médecine qui ne marginalise pas les relations de confiance, au contraire des conceptions de l’autonomie individuelle « philosophiquement et éthiquement inadéquates » qui « sapent plus qu’elles ne soutiennent ces relations »339.

L’ancrage du principe d’autonomie dans la pensée kantienne ne doit pas pour autant être remis complètement en cause. Cependant, le principe d’autonomie en bioéthique, tout comme l’émergence de la bioéthique elle-même trouvent leurs sources dans des contextes et des ferments philosophiques différents. Ainsi, la conception selon laquelle l’autonomie serait la faculté de se donner à soi-même la loi de son action trouve sa source dans la philosophie

334 Certains s’en défendent, comme Tom L. Beauchamp et James F. Childress qui protestent contre l’interprétation de leur présentation des principes de l’éthique biomédicale comme donnant la primauté au principe d’autonomie. Ils rappellent que chacun des principes (autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, justice) doit être mis en balance avec les trois autres, dans la mesure où chacun d’entre eux a une validité prima facie. Voir Tom L. Beauchamp et James F. Childress, Les principes de l’éthique biomédicale, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Médecine et sciences humaines », 2008.

335 « L’humanité est, elle-même, une dignité : en effet, l’homme ne peut être utilisé par aucun homme (ni par d’autres, ni même par lui-même) simplement comme moyen, mais doit toujours être traité en même temps comme fin, et c’est en cela que consiste précisément sa dignité. », Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction Victor Delbos, Paris, Delagrave, 1957, p. 104.

336 Tom L. Beauchamp et James F. Childress, op.cit.

337 Thierry Martin, « Introduction », Le malade et la décision médicale. Fragilité du consentement et de l’autonomie, op.cit., p. 11.

338 Voir par exemple, Friedrich Heubel et Nikola Biller-Andorno, « The contribution of Kantian moral theory to contemporary medical ethics : A critical analysis », Medecine, Health Care and Philosophy, 8, 1, pp. 5-18 : « Bien que Kant soit fréquemment reconnu comme un point de départ important, la discussion a ensuite tendance à se poursuivre sans plus de référence à ses fondements théoriques » (nous traduisons), p. 5.

129 kantienne et dans son idée normative de dignité de la personne tandis que, comme nous l’avons noté, la conception d’une autonomie comme expression de liberté et d’indépendance trouverait son appui dans la conception millienne de la liberté. Mais la distinction entre un modèle kantien et un modèle anglo-saxon, pointée du doigt par Michela Marzano, d’une éthique fondée sur le principe de dignité de la personne qui viendrait limiter la liberté individuelle et d’une éthique qui tendrait à mettre l’individu et sa liberté au centre de tout choix, indifféremment du respect dû à la personne en tant que telle ne va pas sans difficulté. Marzano s’attache à le montrer en analysant les concepts d’autonomie, de dignité et de liberté, et invite à aller « au-delà des équivoques ». Elle montre que les concepts de dignité et d’autonomie (dans un sens « millien ») ne s’opposent pas, « sauf à réduire le premier à une propriété essentielle de l’espèce humaine- ce qui est loin d’être évident […] même chez un penseur comme Kant » et le concept second « à un simulacre de liberté infinie – ce qui est loin d’être le cas dans la théorie libérale de Mill. »340

Par ailleurs, il existe en bioéthique une école de pensée déontologique pour laquelle l’autonomie de la volonté doit se comprendre comme une autolimitation. Être une personne autonome, c’est se respecter soi-même en tant que « fin en soi », en tant qu’être qui n’a pas seulement une valeur relative, c’est-à-dire un prix, mais une valeur intrinsèque, c’est-à-dire une dignité. »341 Ainsi que le note Pierre Le Coz, l’opposition entre moyen et fin en soi a inspiré la loi de bioéthique française342, qui reprend à Kant l’idée selon laquelle l’autonomie de la personne implique que celle-ci ne doit pas faire commerce de son corps. »343 Une telle vision maximaliste de l’autonomie « a pu être utile au législateur confronté à la nécessité de réguler les pratiques biomédicales d’utilisation des éléments du corps humain à des fins mercantiles. » Mais, dans le « domaine des soins ordinaires », la conception maximaliste de l’autonomie laisse place à un sens « minimaliste ».

Le principe d’autonomie tel qu’il est énoncé par Beauchamp et Childress, et sa traduction légale dans le principe du consentement éclairé, semble également reposer sur un sens assez restreint – « minimal » - de l’autonomie :

340 Michela Marzano, Je consens, donc je suis, Paris, PUF, 2006, p. 67.

341 Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, traduction Victor Delbos, Paris, Delagrave, 1957, p. 159. 342 Loi de bioéthique n° 2011-814 du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique, Journal officiel, n° 0157.

343 Pierre Le Coz, « Le principe d’autonomie : pilier d’argile de l’éthique », in Thierry Martin (dir.), Le malade et la décision médicale. Fragilité du consentement et de l’autonomie, Besançon, Presses universitaires de Franche- Comté, Coll. « Annales littéraires », 2018, p. 59.

Respecter un agent autonome signifie, de façon minimale, reconnaître le droit de cette personne à avoir des opinions, à faire des choix, et à entreprendre une action sur la base de ses propres valeurs et croyances personnelles.344

On sait l’importance que joue la philosophie morale dans la bioéthique, et la prépondérance actuelle du principe d’autonomie tel que celle-ci s’en est saisie s’ancre en partie dans l’émergence et la consécration de l’autonomie comme valeur éthique et philosophique345. En

demeurant schématique, l’on peut situer une ligne de développement de la notion d’autonomie dans la pensée kantienne et une autre, plus libérale, chez Locke ou chez Mill. Nous verrons que si nous avons pu dégager quelque chose comme une ligne explicative de la prépondérance de l’autonomie comme valeur dans les sociétés contemporaines en revenant aux sources philosophiques, il faudra tenter de montrer que celle-ci ne suffit pas à expliquer la place qu’elle occupe dans les soins de santé. Il faudra pour cela tenter de tracer d’autres lignes, qui pourront peut-être mettre en lumière les changements de sens de la notion d’autonomie et la façon dont celle-ci semble osciller constamment entre aspiration et injonction.

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