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CHAPITRE V. ÉTUDE TERMINOLOGIQUE DES LIEUX DE SEPULTURE

V.2. La sémantique de coemeterium

Le termes précédent sepultura et sepulcrum ne présentent pas de difficulté particulière au niveau sémantique. A l’inverse, le mot coemeterium connaît une riche histoire sémantique qui suscite de l’intérêt. D’un point de vue étymologique, coemeterium est une transcription latine du terme originel grec

Koimeterion dérivé du verbe « être couché ». Il a le sens de dortoir en tant qu’il

est un endroit pour le repos. Éric Rebillard écrit en effet à ce sujet : « Les plus anciennes attestations du mot pré-chrétiennes, désignent un dortoir : c’est le cas dans une inscription du sanctuaire de l’Amphiaros à Oropos (IVe-IIIe siècle

avant J.-C.). Ce sont les deux uniques témoins de ce sens du mot koimeterion avant sa réapparition dans les règles des monastères byzantins, où il coexiste avec le sens funéraire »423 . Nous nous intéressons à son usage dans la

littérature latine où nous trouvons la première attestation du sens funéraire vers la fin du IIIe siècle ap. J.-C. Ce glissement de sens pourrait trouver écho

dans la conception chrétienne de la mort en tant que repos dans l’espérance en la résurrection. Le terme coemeterium est un hapax chez Tertullien, que ni Cyprien ni Lactance n’emploient. Tertullien l’utilise dans sa lutte contre le paganisme, alors qu’il tente de démontrer l’inanité de la conception païenne de la mort. En effet, Tertullien, pour qui la mort est la séparation de l’âme d’avec le corps, s’emploie à démontrer, dans son De anima daté entre 210 et 213, l’absurdité de la pensée païenne. Elle affirme que l’âme reste attachée au corps, pendant un moment, après la mort. Le contexte général de l’œuvre est la condamation de la conception que le platonisme a de l’âme et que défend Hermogène. Tertullien y réfute les thèses souvenues par Hermogène, telles que l’éternité de l’âme, la réminiscence et la métempsycose. C’est en accumulant, par raillerie, des témoignages anecdotiques issus du paganisme qu’il écrit : « Il court chez les nôtres un autre récit. On veut que dans une tombe (in coemeterio) un corps se soit retiré pour céder l'espace à un autre corps que l'on plaçait auprès de lui »424. Coemeterium est alors ici synonyme

423 REBILLARD É., « Koimeterion et coemeterium : tombe, tombe sainte, nécropole ». In :

Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité. T. 105, N°2, 1993, p. 975-976.

424 Tertullien, De anima 51 : « Est et illa relatio apud nostros, in coemeterio corpus corpori

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de sepulchrum. Le terme coemeterium n’est pas mentionné dans la littérature patristique du christianisme en Afrique avant et même après la période allant de Tertullien jusqu’à Augustin.

Dans la littérature africaine chrétienne, excepté l’attestation chez Tertullien, il faut attendre trois siècles pour constater la mention du terme chez Ferrand de Carthage. Ferrand est un diacre de Carthage du VIe siècle, connu grâce à

son Nomocanon (littéralement « canon de lois ») qui est un recueil de canons apostoliques et conciliaires (comme ceux de Nicée en 325 et de Laodicée vers 364), ainsi que de lois impériales concernant les ecclésiastiques. C’est dans le canon 8 du concile de Laodicée (vers 364) qui interdit aux catholiques d’entrer dans les cimetières des hérétiques pour participer à la prière, que nous trouvons le terme coemeterium : « Il n’est pas permis aux catholiques d’entrer dans les cimetières (in coemeteria) des hérétiques pour y faire l’oraison »425.

Le décret conciliaire atteste une extension du sens de mot. Il signifie en plus l’espace qui regroupe des tombes. Le concile interdit aux catholiques de participer à la prière que les hérétiques prononçaient près des tombes de leurs martyrs auxquels ils rendaient un culte. Cette interdiction concernait-elle aussi la présence même passive aux oraisons pour des défunts ayant partagé une communauté de destin avec les hérétiques ? De toute manière, les catholiques ne devaient rien avoir en commun avec eux, pas même la solidarité dans la sépulture des morts, conformément au décret conciliaire dont le diacre Ferrand est le rapporteur.

En dehors de Tertullien et de Ferrand qui attestent le sens de coemeterium en tant que cimetière, nous pouvons aussi signaler son attestation chez Eusèbe de Césarée (v. 265 - v. 340). En effet, c’est lorsqu’Eusèbe nous informe des décrets de l’empereur Maximin (307-313) qu’il utilise le terme :

425 Ferrand de Carthage, Breuiatio canonum, canon 178 Concilio laodicensi, tit. 8 : « Ut non

liceat in haereticorum coemeteria ad orationem faciendam catholicis introire ». Traduction personnelle.

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« D’abord, il (Maximin) tente d’interdire aux nôtres, à certaines occasions, de se rassembler dans les cimetières (ad coemeteria convenirent) »426. Les

synodes dans les cimetières ont pour objectif la prière auprès des tombes des morts ordinaires et des martyrs. Eusèbe traduit la volonté de l’empereur Maximin de persécuter les chrétiens qui refuseraient de rendre le culte rendu aux dieux du paganisme, en leur interdisant la fréquentation des cimetières où ils célébraient le culte de leurs morts par des prières et des chants. Nous nous appuyons ici sur l’étude d’Éric Rebillard qui prend en compte le contexte et la culture gréco-romaine, englobant ainsi les attestations païennes et chrétiennes de coemeterium427. Cette étude terminologique de coemeterium n’intègre pas

des auteurs comme Cyprien, Lactance et Augustin, puisqu’ils n’utilisent pas le terme.

En revanche, Cyprien, Optat de Milève et Augustin attestent l’usage de la variante graphique cimiterium que nous ne trouvons ni chez Tertullien ni chez Lactance. Cimiterium est un hapax chez ces trois auteurs, d’après nos recherches sur LLT ; il est chargé d’une connotation funéraire. Il est synonyme de cimetière.

Pour Cyprien, il apparaît dans la Lettre LXXX, I, 4, qu’il écrivit à Succesus d’Abbir Germaniciana au sujet du rescrit de l’empereur Valérien sur le sort tragique réservé aux membres du clergé ou de la société civile qui s’affirment chrétiens envers et contre tous. Il l’informe dans le même temps du martyre du pape Sixte II, le 6 août 258 : « Xistum autem in cimiterio animaduersum sciatis octauo iduum augustarum die et cum eo diacones quattuor »428. En effet,

Sixte II a été exécuté et enseveli dans le cimetière de Callixte avec les diacres Félicissime et Agapit, les sous-diacres Janvier, Magnus, Vincent et

426 Eusèbe de Césarée, Histoire ecclesiastique IX, II, 11 : « Igitur primo prohibere nostros per

occasiones quasdam temptat, ne ad coemeteria convenirent ». Version grecque : « πρῶτον μὲν εἴργειν ἡμᾶς τῆς ἐν τοῖς κοιμητηρίοις συνόδου διὰ προφάσεως πειρᾶται ». Traduction par Emile Gratin, Paris, Auguste Picard, 1913.

427 REBILLARD É., Koimeterion et coemeterium : tombe, tombe sainte, nécropole. In :

Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité. T. 105, N°2, 1993, p. 975-1001.

428 Cyprien, Correspondance., Lettre LXXX, I, 4 : « Sachez que Sixte a été exécuté dans un

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Étienne429. Il laisse entendre que c’est dans la sérénité et avec empressement

qu’il attend le martyre qui lui donnera de porter la couronne du triomphe grâce au secours du Seigneur. Le terme ne renvoie pas à un lieu de sépulture d’un martyr en Afrique chrétienne, puisque le contexte est celui de Rome. Mais le fait que Cyprien l’utilise pour attester le martyre de Sixte II avec qui il a eu des relations pastorales dans la crise de l’Église en Afrique du Nord, est sans conteste un indice littéraire non négligeable. À l’époque de Cyprien, cimiterium était utilisé par les autorités civiles et impériales pour désigner globalement les lieux de sépulture chrétiens et païens. L’édit de persécution de 257 visait la suppression de tous les exercices du culte chrétien. C’est ainsi que la fréquentation des cimetières et de tous les autres lieux de réunion, était expressément interdite aux chrétiens. En effet, dans les Acta Cypriani, le proconsul Paternus avertit Cyprien de cette décision impériale : « Praeceperunt etiam, ne in aliquibus locis conciliabula fiant, neue cimiteria ingrediantur »430, c’est-à-dire que « ils (les empereurs Valérien et Galien) ont

également décrété qu’il n’y ait pas d’assemblées dans quelques lieux que ce soit, et qu’ils (les chrétiens) n’aillent pas dans les cimetières ». Le terme désigne clairement les lieux de sépultures de païens et de chrétiens, mais dont l’accès est interdit aux derniers.

Quant à Optat (mort avant 392 apr. J.-C.), il fut évêque de Milève en Numidie, adversaire ferme et respectueux dans son combat contre les donatistes ; il rédigea entre 364-367 un traité Contre les donatistes431, alors

que les deux Églises rivales s’opposaient à la suite du schisme des évêques numides à Carthage, peu après la persécution de l’empereur Dèce. « L’œuvre essentielle d’Optat reste donc le traité en sept livres qu’il a rédigé pour lutter contre le schisme donatiste qui déchirait l’Église d’Afrique depuis le début du

429 D’après le Martyrologe romain, le pape Sixte II célébrait les saints mystères et enseignait à

ses frères les commandements divins au cimetière de Calliste, lorsqu’il fut arrêté par des soldats, en vertu d’un rescrit de l’empereur Valérien, et décapité sur le champ avec quatre diacres. Le même jour, deux autres diacres, Agapit et Félicissime, furent également décapités au cimetière de Prétextat, où ils furent inhumés.

430 Acta Cypriani CXI, 8-9.

431 Optat de Milève, Traité contre les donatistes, Sources chrétiennes n° 413, 1996. Texte

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siècle, et pour répondre aux attaques de Parménien, évêque donatiste de Carthage contre l’Église catholique »432. Il mena une lutte déterminante contre

les donatistes qui refusaient sans aucune concession que, pour la pietas funéraire, les catholiques enterrent leurs morts dans les cimetières. Optat dénonce, dans son Contre Parménide, les exactions des donatistes contre les morts : « Pourquoi es-tu insolent aux funérailles ? Pourquoi empêches-tu la sépulture ? Pourquoi te disputes-tu avec les morts ? »433. Optat tente de

raisonner les donatistes afin qu’ils ne se comportent pas contre la pietas pour les morts. Face à l’hostilité entre donatistes et catholiques, il revendique pour les catholiques le droit de la sépulture tant dans les cimetières que dans les lieux de cultes que les donatistes voulaient monopoliser. Ainsi il proteste : « Rapporterai-je aussi l’horrible sacrilège provenant de votre conspiration, puisque vous avez voulu envahir les basiliques, afin de revendiquer les cimetières (cimiteria) pour vous seuls ne permettant pas que des corps catholiques soient ensevelis ? »434. Ces cimetières dont il est question sont-ils

exclusivement païens ou concernent-ils des carrés réservés aussi aux chrétiens dans des cimetières où païens et chrétiens enterrent leurs morts ? Augustin, contemporain d’Optat, utilise cimiterium dans le sens courant de cimetière abritant des tombes ou tombeaux en lien avec la pratique en Afrique chrétienne de prendre les repas près des tombes des morts ordinaires et des martyrs. En effet, il écrit une lettre en 390 à Aurèle, évêque de Carthage, pour faire cesser cette pratique à cause des débordements orgiaques dans les cimetières où sont enterrés païens et chrétiens, et sur les tombes des martyrs :

Et comme aux yeux du peuple charnel et grossier, ces ivrogneries et ces somptueux et honteux festins dans les cimetières (in cimiteriis), non seulement honorent les martyrs, mais encore soulagent les morts, il me paraît qu'il serait

432 LAROUSSE M., “Optat de Milève” in Dictionnaire de l’Antiquité, p. 1547.

433 Optat de Milève, Contra Parmenianum Donatistam VI, VII, 2 : « Quid insultas funeri ? Quid

impedis sepulturae ? Quid cum mortuis litigas ?» Traduction personnelle.

434 Optat de Milève, Contra Parmenianum, IV, 7 (CSEL 26, 155) : « Quid referam etiam illam

impietatem de vestra conjuratione venientem, quia ad hoc basilicas invadere voluistis, ut vobis solis cimiteria vindicetis non permittentes sepeliri corpora catholica ? ». Traduction personnelle.

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plus facile d'en détourner les chrétiens, si on leur en faisait voir l’interdiction dans l'Écriture; si, de plus, les offrandes, vraiment utiles et salutaires, que l'on dépose sur les tombeaux (super memorias) pour le soulagement des morts n'étaient point somptueuses et qu'elles fussent données sans orgueil et de bonne grâce à tous ceux qui les demandent435 .

Augustin relate une situation de désorde due aux excès dans les banquets

et les libations en l’honneur des martyrs, pour la paix des morts ordinaires, près des tombes. Il constate que ces aliments offerts par des chrétiens en l’honneur des morts manquent non seulement de sobriété, mais encore sont une occasion de s’enorgueillir. Il regrette que ces offrandes n’aillent pas plutôt soulager les pauvres qui en ont besoin, mais qu’elles soient entâchées d’esprit mercantile. Face à cette dérive, Augustin pense qu’en recourant à l’Écriture dont il croit à l’autorité intrinsèque, il arrivera à interdire les rassemblements des chrétiens in cimiteriis pour leurs repas plantureux. Nous ne savons pas à quels passages précis des Écritures Augustin pense. En même temps, il souhaite que les chrétiens vivent la solidarité et la communion dans ces repas

in cimiteriis. Ces dispositions d’esprit et de cœur sont, selon l’entendement

d’Augustin, propices au repos des morts.

Il est à noter que sous sa forme cimiterium, le terme signifie toujours un cimetière abritant des tombes. Comment se fait-il que ni Tertullien qui connait le terme coemeterium en tant que tombe, ni Lactance n’emploient cimiterium ? La littérature latine de l’Afrique chrétienne et païenne ne l’utilise pas énormément, sauf les trois mentions que nous avons analysées chez Cyprien, Optat et Augustin. Quant à coemeterium, il désigne, sous la plume de Tertullien, la tombe. Ferrand de Carthage atteste aussi son sens de cimetière. Nous pouvons conclure que le double sens de coemeterium est très rare dans le vocabulaire des écrivains africains chrétiens. Les termes plus ordinaires de

435 Augustin, Lettre 22, 6 : «Sed quoniam istae in cimiteriis ebrietates et luxuriosa conuiuia non

solum honores martyrum a carnali et inperita plebe credi solent, sed etiam solatia mortuorum, mihi uidetur facilius illis dissuaderi posse istam foeditatem ac turpitudinem, si et de scripturis prohibeatur et oblationes pro spiritibus dormientium, quas uere aliquid adiuuare credendum est, super ipsas memorias non sint sumptuosae atque omnibus petentibus sine typho et cum alacritate praebeantur neque uendantur; sed si quis pro religione aliquid pecuniae offerre uoluerit, in praesenti pauperibus eroget ». Œuvres de saint Augustin, Lettres 1-30 ; Texte critique d’Aloys Goldbacher (CSEL). Traductions, introductions et notes de Serge Lancel et collaborateurs. Introductions et notes des Lettres 1-14 par Emmanuel Bermon, Institut d’Études augustiniennes, 2011, p. 368-369.