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Nous analysons les formes de sépulture d’après les témoignages littéraires païens et chrétiens. Lorsque nous abordons le sujet sur les modes de sépulture, il est bien question de l’inhumation321 et de la crémation322. Ces

deux formes de sépulture ont existé dans le contexte africain et romain, avec une influence réciproque en fonction des périodes. La genèse de la crémation est très complexe par rapport à l’inhumation qui est le rite funéraire des origines de l’humanité. Par quels arguments pouvons-nous justifier l’apparition de la crémation dans le culte funéraire ? Serait-elle liée au nomadisme, aux migrations qui empêchaient la sédentarisation des vivants et partant celle des morts par la sépulture ? Serait-elle aussi en lien avec les guerres antiques auxquelles les hommes se sont livrés où l’état des corps des soldats tombés sur les champs de bataille aurait forcé le choix des survivants au mode crématoire ? Concernant notre étude, il est établi que la crémation des corps était la coutume la plus répandue dans les milieux tant païens que chrétiens au Ier siècle après J.-C. Piotr Kuberski qui a traité le sujet de la crémation

atteste aussi cette thèse en ces termes : « La crémation est générale dès la fin de la République, jusqu’au 1er siècle après J.-C. Les deux rites cohabitent

durant les Ier-IIe siècles de notre ère ; dans les années soixante-dix du IIe

siècle, Marc Aurèle mentionna les deux modes funéraires : ‘Dans un instant, tu ne seras plus que cendre ou squelette’ (Pensées V, 33, 1) »323. Tacite (58-120

ap. J.-C.) atteste la pratique courante de la crémation à Rome, lorsqu’il décrit dans ses Annales, les funérailles de Poppée (née vers 30 et morte en 65 ; seconde épouse de l’empereur Néron) célébrées à Rome : « Le corps de Poppée ne fut point anéanti par le feu, selon l'usage romain ; mais embaumé à la mode des rois étrangers, il est porté au tombeau des Jules. On lui fit

321 L’inhumation est la forme de sépulture par laquelle le corps d’un défunt est déposé en terre,

qu’il soit dans un cercueil, dans un sarcophage en pierre ou à même le sol.

322 Ce rite funéraire consiste à brûler le corps sur un bûcher, soit à proximité de la sépulture,

soit dans un autre endroit aménagé à cet effet.

323 KUBERSKI P., Le christianisme et la crémation, p. 29. 323 Ibid., p. 31.

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toutefois des funérailles officielles »324. Tacite mentionne quelques rites

funéraires dont l’embaumement au moyen d’aromates. Pour les funérailles publiques et grandioses en l’honneur de Poppée célébrées à Rome, Tacite affirme que la crémation qui était la coutume romaine (romanum mos) n’a pas été pratiquée sur son corps. Tacite suggère donc que la crémation était le rite le plus ordinaire et probablement le plus pratiqué à Rome, aux Ier et IIe siècles

après J.-C.

Si l’inhumation et la crémation sont attestées aux deux premiers siècles, avec une pratique plus importante de la crémation, celle-ci a été supplantée par l’inhumation au IIIe siècle tant en milieu païen que chrétien. Mais il convient

de noter que la suprématie d’un rite sur l’autre à une période donnée, ne signifie pas l’inexistence ou l’abandon total de ce dernier. Piotr Kuberski affirme que « bien que sporadique, l’usage de l’incinération est attesté même au-delà du Ve siècle »325. En Afrique septentrionale chrétienne, sous l’influence

de plusieurs courants philosophico-religieux, le traitement des corps suscitait des tensions réelles qui révélaient des positions diamétralement opposées. Pour des raisons religieuses, la présence de Juifs et de chrétiens dans cette Afrique faisait peser la balance du côté de l’inhumation face à la pratique plutôt répandue de l’incinération comme mode de sépulture. Par tradition religieuse, Juifs et chrétiens choisissent d’ensevelir leurs morts, même si la Bible atteste de cas isolés de crémation de cadavres326. Les auteurs africains chrétiens,

probablement influencés par leur nouvelle identité chrétienne, ne tarderont pas à se positionner en faveur de l’inhumation contre la crémation. Tertullien qui a pourtant grandi dans le paganisme trouvait l’incinération inacceptable pour le chrétien. La crémation était une pratique courante chez les Romains. Pourtant, comparée à l’inhumation, la crémation semble être un rite bien postérieur. Quelques écrits littéraires confirment cette thèse. En effet, peu avant l’ère

324 Tacite, Annales, Livre XVI, VI: «Corpus non igni abolitum, ut Romanus mos, sed regum

externorum consuetudine differtum odoribus conditur tumuloque Iuliorum infertur. Ductae tamen publicae exsequiae». Texte établi et traduit par Henri Goelzer, Paris, Les Belles Lettres, 1957, p. 523.

325 KUBERSKI P., Le christianisme et la crémation, Paris, Cerf, 2012, p. 31. 326 Infra p. 160-164.

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chrétienne, Cicéron affirme que le mode le plus ancien de sépulture paraît avoir été celui où le corps est rendu à la terre327. Cicéron vraisemblablement

atteste la primauté, en termes d’ancienneté, de l’inhumation sur l’incinération. Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle, une source précieuse pour les historiens, abonde dans le même sens lorsqu’il évoque la violation de la sépulture. C’est ainsi qu’il présente les inhumations comme plus vulnérables que les incinérations, du fait de la violation possible dont les corps inhumés peuvent être victimes. Il justifie du même coup l’option pour l’incinération :

Chez les Romains, l’incinération n’est pas une institution bien ancienne : jadis, on enterrait les morts. Mais quand on apprit que les guerriers ensevelis dans les terres lointaines étaient déterrés, on adopta la nouvelle institution. Cependant, beaucoup de familles gardèrent les rites antiques : ainsi, dans la famille Cornelia, personne, dit-on, ne fut incinéré avant le dictateur Sylla ; encore ne voulut-il l’être que par peur du talion, car il avait déterré le cadavre de C. Marius328.

Ce témoignage de Pline montre clairement que la crémation a été pratiquée pour contrer toute possibilité de vengeance, même si cela n’est problablement pas la seule raison qui justifierait le rite. D’après Pline l’Ancien, le contexte de la première crémation est celui de la mort du général Sylla en 78 avant Jésus-Christ, à Cumes. Ce qui a motivé le choix de Sylla est l’événement de la première guerre civile à Rome pour le contrôle de la République en 83 avant J.-C. Ayant été l’auteur de la profanation du cadavre de son adversaire Caius Marius surnommé « le jeune », Sylla voulut échapper au même déshonneur en optant pour l’incinération de son corps. Cette option isolée n’annihila cependant pas le choix pour l’inhumation faite par de nombreuses familles. Elle demeure donc aux yeux de Pline un cas isolé qui ne peut pas être généralisé. En même temps, Cicéron et Pline attestent la coexistence des deux rites funéraires.

327 Cicéron, Traité des lois II, XXII, 56: « At mihi quIdem, antiquissimum sepulturae genus illud

fuisse videtur, quo apud Xenophontem Cyrus utitur; redditur enim terrae corpus et ita locatum ac situm quasi operimento matris obducitur ».

328 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, Livre VII, 187 : « Ipsum cremare apud Romanos non fuit

veteris instituti : terra condebantur postquam longinquis bellis obrutos erui cognovere, tunc institutum. Et tamen multae familiae priscos servavere ritus, sicut in Cornelia nemo ante Sullam dictatorem traditur crematus, idque voluisse veritum talionem eruto C. Mari cadavere ». Traduit par Robert Schilling, Paris, Les Belles Lettres, 1977.

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Par ailleurs, bien avant la période chrétienne, une forme de culte lié au feu jugé sacré se serait opposée à l’incinération. Au 5e siècle avant notre ère,

Hérodote atteste que les anciens Perses prohibaient la crémation des cadavres :

Cambyse se rendit à la ville de Saïs, dans l’intention de faire ce qu’il fit en réalité. Aussitôt entré dans la résidence d’Amasis, il ordonna d’extraire de son tombeau le cadavre de ce dernier ; et, lorsque cet ordre fut exécuté, il commanda de fouetter le cadavre, de lui arracher le poil, de le percer à coup d’aiguillon, de l’outrager de toutes les autres façons possibles. Et, quand les gens furent épuisés à ce travail (car ce corps, étant momifié, résistait et ne se laissait point entamer), il commanda de le brûler : ordre impie ; les Perses en effet tiennent le feu pour un dieu329.

Ce témoignage d’Hérodote sur le sort réservé au corps d’Amais qui fut brûlé sur l’ordre de Cambyse, montre le caractère divin que les Perses attribuent au feu. Nous sommes peut-être dans la question du pur que représente le dieu-feu et de l’impur incarné par le corps du défunt. Le feu sacré ne doit donc pas entrer en contact avec ce qui est souillé par la mort. Une épigramme de l’Anthologie Palatine, composée par Dioscore au IIIe

siècle av. J-C, évoque la même prohibition sur la base de la question du pur et de l’impur : « Ne va pas, Philonymos, brûler le corps d’Euphratès, ni souiller le feu par mon contact. Je suis Perse par mes parents, Perse par mon pays d’origine, oui, maître. Souiller le feu nous est plus odieux que la mort pénible. Mais ensevelis-moi et confie-moi à la terre » 330.

Selon ces deux témoignages, le feu est perçu dans l’environnement perse

comme un élément divin et ne doit pas entrer en contact avec un corps sans vie. Pour justifier la prohibition de la crémation, Robert Turcan331 se réfère

également à un fragment d’Apollonius d’Athènes (contemporain de Septime Sévère), auteur du Ier siècle avant J.-C., cité par Philostrate dans les Vies des

329 Hérodote, Histoires, Livre III, 16: Texte établi en grec et traduit par Ph.-E. Legrand, Paris,

Les Belles Lettres, 2003, p. 49.

330Anthologie Palatine 7, 62, citée par REBILLARD É., Religion et sépulture. L’Église, les

vivants et les morts dans l’Antiquité tardive, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en

Sciences Sociales, 2003, p. 96.

331 TURCAN R., Origines et sens de l’inhumation à l’époque impériale, Revue des études

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Sophistes. Le titre du fragment est le suivant : « Callias tente de dissuader les

Athéniens de brûler leurs morts » :

Homme, élève haut la torche ! Pourquoi faire violence à la flamme, l’abaisser et la torturer ? Elle appartient au ciel, à l’éther ; elle va vers ce qui lui est apparenté. Ce feu fait non pas descendre, mais monter des dieux ! Hélas, Prométhée, toi qui tiens la torche et portes le feu, quels outrages subit le don que tu as fait : on le mêle à des cadavres insensibles ! Viens défendre, secourir et dérober le feu, si possible, à notre monde aussi332.

Ce fragment est clairement une exaltation du feu sacralisé qu’il ne faut pas souiller. En servant à l’incinération, le feu a été détourné de sa finalité qui est de promouvoir la vie et la puissance de l’homme d’après le mythe prométhéen. Il a un lien avec la divinité vers laquelle elle va, où elle trouve sa source et son origine. On appelle au secours Prométhée qui l’avait dérobé au dieu, afin qu’il le reprenne aux hommes qui en font mauvais usage. Ces croyances liées au culte du feu condamnent l’incinération comme une souillure de celui-ci au

contact des cadavres. Robert Turcan 333 rapproche d’un passage de

Tertullien334 sur la raison du refus de la crémation chez les chrétiens, un

commentaire de Servius (IVe siècle ap. J.-C.) qui prête à des stoïciens la

croyance que l’âme subsiste auprès du cadavre335. Cette proximité de l’âme

avec le corps suffit à interdire l’incinération. En revanche, Servius, grammarien et lecteur érudit de l’Enéide de Virgile, oppose à cette croyance la pratique de l’incinération qui permet à l’âme de rejoindre directement l’âme de l’univers. C’est ainsi que Robert Turcan reconstruit un système eschatologique sur la base du stoïcisme et du pythagorisme. Ce système emprunte au stoïcien Panétius (vers 180 à vers 110 av. J.-C.), originaire de Rhodes, le principe d’une solidarité organique du corps et de l’âme, et au pythagorisme la notion d’une survie partielle du composé humain après la mort, avec l’interdiction (qui en découle) d’incinérer. Les objections religieuses du pythagorisme contre

332 Philostrate, Vies des Sophistes 20, dans Philostratus and Eunapius, Lives of the Sophists,

W.C. Wright (ed), Cambridge, Harvard University Press, 1921.

333 TURCAN R., Origines et sens de l’inhumation à l’époque impériale, Revue des études

anciennes, 60, pp. 337-340.

334 Tertullien, De anima 51, 23. Cette citation est commentée plus loin, note 364, p. 167-168. 335 Servius, Commentaire sur l’Énéide de Virgile VI, 724, Paris, Les Belles Lettres, Paris, 2012,

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l’incinération sont bien attestées. En effet, Jamblique (242-325), philosophe pythagoricien et fondateur de l'école néo-platonicienne d'Apamée en Syrie, à la fin du IIIe siècle, semble affirmer que l’inhumation reste de règle pour les

adeptes de la secte336. Cet ensemble de documents montre qu’au IIIe siècle

de notre ère, le choix de l’inhumation est conforme à des croyances religieuses et philosophiques. Celles-ci mettent l’âme plus en avant que le corps. C’est ainsi que l’inhumation est recommandée parce qu’elle préserve de la destruction, et le corps et ce qui resterait attaché au corps provenant de l’âme après la mort. Dans cette conception, épargner le corps du feu épargne aussi l’âme. Il est peu probable néanmoins que ces croyances aient dépassé le cadre de certains cercles philosophiques. C’est dans cette perspective que Rebillard relativise l’impact de ces croyances religieuses en affirmant qu’elles « n’ont pu toutefois avoir qu’une influence très limitée et elles n’impliquent pas, à vrai dire, un respect plus grand du corps une fois qu’il a été inhumé »337.

Pourtant les cultes à mystères comme le mithriacisme, l’isisme, le culte de Cybèle apparus dans le monde africain et romain pourraient aussi expliquer le rejet de la crémation. Éric Rebillard écrit que ces cultes tenaient comme un dogme « un principe de résurrection physique du corps, par comparaison avec les fruits de la terre qui se dessèchent et meurent puis refleurissent au printemps »338. Dans une vision matérialiste, le cadavre soumis aux flammes

est privé de la survie après la mort. Le feu signerait définitivement la mort de l’être promis à une autre vie par sa résurrection. Ce principe de résurrection physique du corps se rapproche de la conception chrétienne de la résurrection des corps où l’intégrité de l’être (corps et âme) est restaurée à la parousie du Christ glorieux et tout-puissant.

336 Jamblique, Vie de Pythagore, 154, Introduction, Traduction et notes par Luc Brisson et

Alain Philippe Segonds, Paris, Les Belles Lettres, 2011.

337REBILLARD É., Religion et sépulture. L’Église, les vivants et les morts dans l’Antiquité

tardive, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2003 p. 97.

338 PELLEGRINO A., «Le culte des morts dans le monde romain», dans Descoeudres (dir.),

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Enfin, en dehors des considérations philosophiques et religieuses, le choix de la crémation ou de l’inhumation se justifierait pour des raisons économiques. La classe sociale de l’individu serait alors un facteur déterminant. C’est ainsi que le pauvre peut recourir à la crémation financièrement moins coûteuse que l’inhumation s’il habite une région riche en bois. A contrario, il pourrait en être privé si la région ne dispose pas de ressources forestières. Ce manque augmente considérablement le prix du bois, rendant plus difficile le recours au rite de la crémation. C’est cette hypothèse sur la pratique ou non de la crémation que Piotr Kuberski confirme lorsqu’il écrit : « Si, pour les uns, l’incinération cesse d’être pratiquée, car elle devient trop coûteuse à cause du déboisement de nombreuses régions dû à des crémations excessives, pour les autres, inversement, cette manière de traiter les morts aurait été plus économique et de ce fait aurait été réservée aux classes pauvres. Dans le premier cas, la matière combustible, à cause de son prix élevé, est utilisée par l’aristocratie, tandis que selon la deuxième hypothèse, le recours à l’incinération se fait par les esclaves et les affranchis»339.

Les considérations présentes dans la littérature païenne sur l’inhumation et la crémation attestent leur pratique dans la même période, sans que l’on puisse dire que tel rite a supplanté l’autre, sur une longue période. Même lorsqu’un rite semblait dominer, l’autre était pratiqué, quoique de façon sporadique. Après notre parcours sous l’angle de la littérature profane, nous nous penchons sur la question de la crémation et de l’inhumation dans le judaïsme, en prenant appui sur sa principale source, ce que le christianisme nomme l’Ancien Testament, et sur le Talmud.

339 KUBERSKI P., La crémation et l’Église. Principales étapes d’une histoire mouvementée de

l’Antiquité au Concile Vatican II, Strasbourg, 2006, p. 35. NOCK A.-D., «Cremation and Burial

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