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CHAPITRE I : DU GESTE AU RITE

II.3. L’encens chez les écrivains chrétiens

II.3.3. L’encens chez Lactance

La question de l’encens entre dans la logique de sa lutte contre le paganisme. L’emploi de tus dans ses œuvres est essentiellement lié au culte en l’honneur des divinités païennes. Chez Lactance, aucune mention explicite n’est faite de l’encens dans les funérailles comme chez son prédécesseur Cyprien. La seule allusion plausible à l’encens en contexte funéraire ne peut l’être que par déduction. En effet, dans son combat contre le polythéisme, Lactance établit un rapprochement entre la cura mortuorum et la pietas envers les divinités païennes. Il affirme dans les Institutions divines que les païens traitent les dieux et les morts de la même manière :

C’est donc en vain que les hommes honorent et parent les dieux avec de l’or, de l’ivoire ou des pierres précieuses, comme si tout cela pouvait leur procurer le moindre plaisir. De quelle utilité peuvent être ces cadeaux, pour des êtres qui ne sentent rien ? La même chose pour les morts ? En effet, ils confient à la terre les corps des défunts, embaumés de parfums et enveloppés de vêtements précieux, en recourant au même rituel que pour adorer des dieux qui n’ont pas senti le commencement de leur existence et ne se rendent pas compte qu’ils reçoivent un culte ; car leur consécration ne leur a pas non plus donné de sensibilité216.

Lactance affirme d’abord que les divinités païennes reçoivent des honneurs qui ne servent à rien, comme on le fait pour les morts qui ne sentent plus. Cet argumentaire rappelle le Psaume 115217 où le psalmiste raille les

216 Lactance, Institutions divines II, IV, 8-9: « Frustra igitur homines auro, ebore, gemmis deos

excolunt et exornant, quasi vero ex his rebus ullam possint capere voluptatem. Qui usus est pretiosorum munerum nihil sentientibus? An ille qui mortuis? Pari enim ratione defunctorum corpora odoribus ac vestibus preciosis illita et convolute humi condunt qua deos honorant, qui neque cum fierent sentiebant, neque cum coluntur sciunt; nec enim sensum consecratione sumpserunt».

217Bible de Jérusalem, Psaume 115, 4-7 : « Leurs idoles, or et argent, une œuvre de main

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divinités païennes qui, bien que dotées d’organes de sens et de métaux précieux façonnés pour eux par les païens, ne sentent rien.

Dans le même temps, il nous renseigne sur les rites de l’embaumement au moyen de parfums, de la sépulture et de l’habillement du mort. Au sujet de l’embaumement, nous ignorons les substances ou les arômes auxquels Lactance fait allusion. Lactance affirme la similitude dans le culte rendu aux divinités et aux morts : « Les honneurs que l’on rend aux dieux sont semblables aux devoirs que l’on rend aux morts ».

En prenant appui sur cette déclaration de Lactance, pouvons-nous déduire une possibilité quant à l’usage de l’encens, dans l’environnement cultuel de la Rome antique et de ses provinces en Afrique du Nord ? Même si nous ne pouvons pas affirmer explicitement l’usage de l’encens dans le culte funéraire sur la base du rapprochement que fait Lactance sans un minimum de prudence, l’hypothèse de son usage paraît plausible.

De plus, pour tourner en dérision le culte païen rendu aux divinités, Lactance fait appel à l’autorité du poète Perse218, auteur de Satires, qui

dédaignait les vases d’or dans les temples. Il reprend les mots de l’invitation de Perse à adorer la divinité en esprit et en vérité :

Droit humain et divin en harmonie dans l’âme, esprit sanctifié jusque dans ses replis, cœur trempé d’honnêteté généreuse. Voilà une conception remarquablement sage. Mais il a ajouté ce détail ridicule : « L’or est dans les temples ce que sont les poupées consacrées à Vénus par une jeune vierge ; » peut-être les a-t-il méprisées à cause de leur petite taille. En effet, il ne voit pas que les statues et les images des dieux faites de la main de Polycète, d'Euphranor et de Phidias, avec de l’or et de l’ivoire, ne sont que d’immenses poupées, consacrées non pas par des vierges dont les jeux méritent l’indulgence. Sénèque a bien donc raison de se moquer de la sottise de ces vieillards : « Nous ne sommes pas deux fois enfants, comme on le dit d’habitude, mais nous le sommes toujours : la seule différence, c’est que nos jouets sont plus grands. C’est pourquoi à ces images poupées décorées qui

ont des oreilles et n'entendent pas, elles ont un nez et ne sentent pas. Leurs mains, mais elles ne touchent point, leurs pieds, mais ils ne marchent point, de leur gosier, pas un murmure! ».

218 Perse est un poète latin classique qui assume pleinement la philosophie du stoïcisme dans

ses Satires. Il critique la vision épicurienne de la mort en reprenant un passage de l’Ode I, 11 d’Horace qu’il cite beaucoup: « Indulge genio, carpamus dulcia, nostrum est quod vivis; cinis et manes et fabula fies, uiue memor leti, fugit hora, hoc loquor inde est », « Donne-toi du bon temps, Va cueillons les douceurs: ta vie, elle est à nous! Un jour tu deviendras cendre, mânes et fable, Vis pensant à la mort, l’heure fuit, et déjà les mots que je prononce s’en sont allés d’ici ». PIA J., « Perse poète stoïcien », in Camenae n°1, janvier 2007, p. 1-9, fait une brève étude sur les Satires, dont nous nous inspirons.

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sont leurs jouets, ils apportent des onguents, de l'encens et des parfums ; ils leur immolent d’abondantes et grasses victimes »219.

Lactance fait ici allusion aux sacrifices d’encens en l’honneur des divinités païennes. En même temps, il nous renseigne sur une coutume ancestrale des Romains qui disposent que l’on offre les instruments de la situation antérieure aux divinités, quand on change de statut ou de situation professionnelle. C’est ainsi qu’avant leur mariage, les jeunes filles vierges donnaient en offrande leurs poupées à Vénus ou Diane (Artémis du côté grec). Cette offrande qui symbolisait leur entrée dans l’état matrimonial venait mettre ainsi un terme à leur statut d’enfants. Varron, une source de Lactance rappelle cette tradition ancienne chez les Romains220. Saint Jérôme également écrit, dans une de ses

lettres, que les poupées étaient attachées au monde de la jeune fille, et qu’elles lui étaient offertes en récompense de sa bonne conduite221. Cette

tradition ancienne évoquée par Lactance, lui permet d’établir un parallèle avec les statues géantes des divinités qu’il compare à des poupées de grande stature. « À ces immenses poupées décorées qui sont leurs jouets, ils apportent des onguents, de l’encens (thura) et des parfums »222.

219 Lactance, Institutions divines II, IV, 14-15 : « illa enim satius est deo, quem recte colas,

inferre pro munere compositum ius fas que animo sanctos que recessus mentis et incoctum generoso pectus honesto. Egregie sapienter que sensit. Verum illut ridicule subdidit, hoc esse aurum in templis, quod sint Veneri donatae a uirgine pupae; quas ille ob minutiem fortasse contemserit. Non uidebat enim simulacra ipsa et effigies deorum Polycleti et Euphranoris et Phidiae manu ex auro atque ebore perfectas nihil aliut esse quam grandes pupas non a uirginibus, quarum lusibus uenia dari potest, sed a barbatis hominibus consecratas. Merito igitur etiam senum stultitiam Seneca deridet. "Non", inquit, "bis pueri sumus (ut uulgo dicitur) ; sed semper. Verum hoc interest, quod maiora nos ludimus". Ergo his ludicris, et ornatis, et grandibus pupis et unguenta, et thura, et odores inferunt : his opimas et pingues hostias immolant ».

220 Varron, Les satires ménippées, fragment 4: «Itaque breui tempore magna pars in

desiderium puparum et sigillorum ueniebat ».

221 Saint Jérôme, De l’éducation des filles, Lettre 128, 1: «Itaque Pacatula nostra hoc

epistolium post lectura suscipiat. Interim, modo litterarum elementa cognoscat, iungat syllabas, discat nomina, uerba consociet: atque ut uoce tinnula ista meditetur, proponantur ei crustula ». « Que la jeune Pacatula reçoive donc cette lettre pour la lire quelque jour; qu'elle s'applique à reconnaître les lettres de l’alphabet, à former les syllabes, à apprendre les noms, à associer les mots; pour inciter son ardeur promettez-lui quelques friandises ». Traduction personnelle.

222 Lactance, Op. cit., II, IV, 15 : « His ludicris et ornatis et grandibus pupis unguenta et tura et

odores inferunt » (SC 337). Introduction, texte critique, traduction et notes par MONAT P., Paris, Cerf, 1987, p. 60-61.

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Par ces rapprochements, Lactance tourne en dérision l’idolâtrie des païens. Pour lui, le paganisme et son culte des idoles sont incompatibles avec les valeurs chrétiennes. Il affirme avec détermination que la mort est préférable à l’offrande de l’encens aux divinités.

La seconde allusion au terme tus223 chez Lactance est toujours dans le

même contexte du sacrifice d’encens offert aux divinités. C’est le refus de prendre pour dieux l’ouvrage de mains humaines. C’est le refus de l’idolâtrie qui explique les disparités, voire la contradiction entre croyances païennes et croyances juives et chrétiennes.

La troisième utilisation de tus est tirée de l’Épitomé des Institutions

divines224 où, dans une énumération des dons que les hommes font aux

divinités, Lactance cherche à démontrer que les offrandes matérielles sont inutiles à Dieu. En revanche, la seule offrande qu’Il désire est avant tout d’ordre spirituel, celle du cœur pur qui cherche Dieu avec justice225. Ni

l’encens offert ni les sacrifices d’animaux ne servent à rien, car ils ne peuvent apaiser la colère divine. La justice et la droiture du cœur sont les vrais remèdes contre la colère de Dieu : « C’est pourquoi Dieu peut être apaisé, non pas avec de l’encens, non pas avec une victime, non pas avec des offrandes précieuses, toutes choses périssables, mais en réformant sa vie ; et qui cesse de pécher rend la colère de Dieu mortelle »226. À l’évidence, Lactance

n’emploie pas « tus » dans un contexte de funérailles. Son usage cultuel relève du culte rendu aux divinités païennes auxquelles sont offerts des sacrifices d’animaux des substances parmi lequels l’encens. Pour finir, nous

223 Ibid., Livre V, XVIII : « Cruciari atque interfici malle quam tura tribus digitis conprehensa in

focum iacere tam ineptum uidetur quam in periculo uitae alterius animam magis curare quam suam ».

224 Lactance., Epitomé des institutions divines 53, 4 : « Quid hostiae, quid tura, quid uestes,

quid aurum, quid argentum, quid pretiosi lapides conferunt, si colentis pura mens non est ? » Introduction, texte critique, traduction, notes et index par PERRIN M., Paris, Cerf, 1978, p. 209-209.

225 Idem, Les institutions divines, Livre II, 4: «Un esprit rempli des sentiments de l'équité et de

la justice, et un coeur brillant de l'amour, de l'honnêteté et de la vertu". Il n'y a rien de plus raisonnable que ce sentiment ».

226 Ibid. XXI,10 : « Itaque Deus non ture, non hostia, non pretiosis muneribus quae omnia sunt

corruptibilia, sed morum emendatione placatur, et qui peccare desinit iram Dei mortalem facit».

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analysons l’usage de l’encens d’après les renseignements que nous fournit Augustin.