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CHAPITRE IV. CRÉMATION ET INHUMATION : DE L’ARCHÉOLOGIE A LA LITTÉRATURE CHRÉTIENNE

IV.3. La crémation et l’inhumation chez Cyprien

Les quelques renseignements que nous pouvons trouver chez Cyprien sont disséminés dans ses œuvres, et nous pouvons dire que la question du mode de sépulture n’est pas capitale pour lui. Cyprien ne recommande que l’inhumation dans un double contexte de persécution et d’épidémie de peste où tout mort doit être digne de soins appropriés de la part des chrétiens. Les indices qu’il nous donne se rapportent au contexte des persécutions où il fait des recommandations pour le soin des corps des martyrs et des confesseurs : « Les corps mêmes de ceux qui, sans avoir été martyrisés, meurent en prison et sortent ainsi glorieusement de ce monde doivent être aussi l'objet d'une vigilance particulière et de soins spéciaux »384 ; ou encore : « Que les

confesseurs glorieux soient aussi l'objet de soins particuliers »385.

Concernant la crémation, nous relevons dans les œuvres de Cyprien six occurrences du terme sous sa forme verbale. La première attestation est en référence avec l’expérience de Moïse sur la montagne du Sinaï, lorsqu’il s’aperçoit que le buisson brûle sans se consumer386. Ailleurs, tantôt cremare

évoque le feu de la géhenne387 réservé à ceux qui se rendent esclaves du

péché ; tantôt il s’applique à l’épisode de Lazare et du riche qui est dans les tourments de la flamme brûlante :

384 Cyprien, Correspondance, Lettre XII, I, 2: «Corporibus etiam omnium, qui etsi torti non sunt,

in carcere tamen glorioso exitu mortis excedunt, inpertiatur et vigilantia et cura propensior».

385 Ibid., Lettre XIV, II, 2: «Confessionibus etiam gloriosis inpertiatur cura propensior». «Que

les confesseurs glorieux soient aussi l'objet de soins particuliers».

386 Cyprien, Ad Quirinum II, 19 : « Item in exode Moyses iubetur calciamentum deponere, quod

nec ipse sponsus esset : et apparuit ei angelus domini in flamma ignis de rubo : et uidet, quoniam rubus ardet igni, rubus autem non cremabatur » ;Ibid., II, XIX, 35 « Et dixit moyses :

transiens uidebo hoc grande uisum, cur utique non crematur rubus ».

387 Cyprien, Ad Demetrianum 24 : « Cremabit addictos ardens semper gehenna et uiuacibus

flammis uorax poena, nec erit unde habere tormenta uel requiem possint aliquando uel finem ».

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Le riche pécheur qui implore le secours de Lazare placé dans le sein d’Abraham et établi dans un lieu de repos, tandis que lui-même est en proie aux tourments ardents de la flamme brûlante388.

Nous constatons que Cyprien emploie le terme surtout en lien avec un état de châtiment présent ou à venir, comme nous le constatons à travers l’épisode biblique du riche et de Lazare. Il ne connaît donc pas l’usage de cremare dans un contexte funéraire, mais plutôt en lien avec l’eschatologie où s’exerce le jugement divin qui récompense les justes et voue les méchants au feu de l’enfer. Il ne mentionne expressément nulle part dans ses écrits les motivations d’un tel choix radical, mais on peut déduire implicitement, pour lui, que les corps doivent reposer dans la sépulture dans l’attente de la résurrection. Une allusion au rite d’enterrement se retrouve dans la Lettre LXVII, VI, 2. Le sitz im

leben est celui du concile d’automne de 254. En effet, au cours dudit concile,

les pères conciliaires sont informés de la souillure de deux évêques espagnols Basilide d’Astorga et Martial de Merida, par des billets d’idolâtrie (sacrifice), pendant la persécution de Dèce. Cela signifie que ces deux responsables d’Église ont apostasié leur foi par peur du martyre. Cyprien critique, en outre, Martial de Merida d’avoir donné à ses fils une sépulture païenne :

Martial, de son côté, après avoir longtemps pris part, comme membre d’un collège, aux banquets honteux et impurs des Gentils, et fait enterrer ses fils (filios depositos), étant toujours dans le même collège (in eodem collegio) , à la manière des païens (exterarum gentium more), dans des sépulcres profanes (apud profana sepulcra depositos) et parmi les païens (et alienigenis

consepultos), a affirmé, en séance publique tenue devant le procureur

ducénaire, qu’il avait obéi aux ordres de l’idolâtrie, et renié le Christ389.

Dans un premier temps, Cyprien nous dévoile que Martial a appartenu momentanément à un collège. Est-ce un collège de libitinarii comme on les connaît à Rome, et dont la fonction était de présider aux cérémonies funéraires, aux convois des morts et de fournir tout ce qui était nécessaire à

388 Saint Cyprien, Correspondance LIX, III, 3 : « Unde et diues ille peccator, qui de Lazaro in

sinu Abraham posito atque in refrigerio constituto inplorat auxilium, cum in tormentis cruciabundus flammae cremantis ardoribus aduratur ». Traduction personnelle.

389 Saint Cyprien, Correspondance, Lettre LIX, VI, 2: «Martialis quoque praeter gentilium turpia

et lutulenta conuiuia in collegio diu frequentata et filios in eodem collegio exterarum gentium more apud profana sepulcra depositos et alienigenis consepultos, actis etiam publice habitis apud procuratorem ducenarium obtemperasse se idolatriae et Christum negasse.

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leur célébration ? Est-ce un collège de fossores dont le travail consistait à apprêter les sépultures pour les corps, les restes ou les cendres ? Tout compte fait, Martial a osé même inhumer ses fils au milieu de sépultures profanes et de païens défunts ; ce qui est une véritable abomination pour Cyprien.

De plus, Martial est en communion avec des païens dont il partage l’intimité des repas que Cyprien ne cautionne pas. Le pire est qu’il a poussé la rupture jusqu’à son comble en choisissant, librement ou sous l’emprise de la peur, de renier le Christ, rejoignant ipso facto le groupe des lapsi. D’une part, Cyprien désavoue la communion que Martial a vécue avec des païens par sa présence au milieu d’eux ; d’autre part, la sanction prononcée contre lui vient du fait qu’il a aussi consenti à célébrer les funérailles de son fils avec des païens. Si Cyprien ne permet pas d’affirmer clairement une nette séparation du culte funéraire chrétien d’avec celui des païens, il en permet la suggestion implicite. Il juge en effet inacceptable que les chrétiens soient enterrés au milieu de tombes païennes. Serait-ce dans l’idée de l’adage populaire selon lequel « ce qui se ressemble s’assemble », même jusque dans la mort par la sépulture ? La proximité des tombes est-elle une abomination aux yeux de Cyprien ? Le cas bien particulier de Martial laisse supposer que Cyprien n’admet pas le fait que païens et chrétiens partagent les mêmes lieux de sépulture. La distinction nette entre cimetières païens et chrétiens était-elle catégoriquement marquée dans les communautés chrétiennes ? Martial aurait-il été condamné pour la question du lieu de sa sépulture s’il n’avait pas aussi mangé à la table des païens et renié le Christ par peur de la persécution ? Toutes ces interrogations restent sans réponses satisfaisantes. Elles nous poussent néanmoins à conclure avec Victor Saxer que le cas de Martial « permet d’entrevoir que les coutumes funéraires étaient loin d’être uniformes parmi les chrétiens vers le milieu du IIIe siècle et qu’il faut se garder

de généraliser une observance qui ne serait attestée qu’en un endroit et à un moment donnés »390.

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Cyprien a fait son choix pour l’inhumation et il a incité ceux dont il avait la charge à honorer ainsi leurs morts. Cette réalité de l’inhumation se traduit chez Cyprien par un vocabulaire dont nous essayons d’analyser le contenu, dans le texte concernant le cas de Martial.

Le premier terme de notre étude est depositus, forme participiale de

deponere ; il désigne, chez Cyprien, la déposition des morts. Dans le contexte

funéraire, le terme est rare dans son vocabulaire. De plus, le radical ponere de

deponere n’est pas attesté chez Cyprien en contexte funéraire. Il se retrouve

dans sa forme participiale positus, sous la plume de l’annotateur des actes du concile de Carthage de 256. Il accompagne les mentions funéraires de trois évêques ayant participé au concile. Ces évêques subirent le martyre sous Valérien (253-260) deux ans plus tard, puis furent inhumés à Carthage :

- Successus d’Abbir Germaniciana, positus in Tertulli - Lobosus de Vaga, in novis areis positus

- Leucis de Théveste, in Fausti positus

L’acte de mise en terre s’exprime chez Cyprien par le verbe deponere. C’est dans ce sens qu’il est employé lorsqu’il retrace les errances de Martial qui a consenti à l’idolâtrie et qui a même enterré ses fils parmi les païens, alors qu’un concile africain interdisait formellement de tels agissements de la part des chrétiens et davantage encore de la part des responsables ecclésiastiques. C’est dans ces termes que Cyprien l’exprime : « Filios… apud profana sepulcra depositos »391. Or, l’emploi du participe positus chez Cyprien

est relatif à la parobole biblique du riche et de Lazare392. Positus est employé

pour exprimer un état de bonheur post-mortem, dans une perspective eschatologique où chacun est rétribué en fonction de ses œuvres lors du jugement dernier.

Les raisons pour lesquelles Cyprien a opté pour l’inhumation nous échappent. Le contexte d’épidémie de peste aurait-il pu être une raison

391 Saint Cyprien, Correspondance, Lettre LIX, VI, 2: «Ses fils (de Martial) déposés dans des

sépulcres profanes».

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suffisante pour recommander, ne serait-ce qu’à titre exceptionnel, la crémation, et ainsi minimiser tout risque de contamination ? Pourrions-nous conjecturer a minima que le choix de Cyprien pour l’inhumation et son silence autour la crémation seraient motivés par ses convictions chrétiennes concernant la résurrection des corps gisant dans les tombeaux ? Il ne fait aucune allusion à la violence des flammes indignes du corps, contrairement à son prédécesseur Tertullien. Quels renseignements Lactance nous fournit-il sur les deux modes de sépulture ?