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CHAPITRE I : DU GESTE AU RITE

I.2. La fermeture des yeu

Lorsque la mort est constatée, un membre de la famille ou de l’entourage ferme les yeux du défunt. Quelles informations sur ce geste pouvons-nous recueillir de la littérature païenne et chrétienne et quelle est sa signification ? Nous connaissons l’expression « fermer les yeux », un euphemisme pour signifier « mourir ». Fermer les yeux d’un mort s’inscrirait de façon naturelle dans une pratique qui ne relèverait pas du rite funéraire. La pratique est plutôt de l’ordre du geste naturel. L’emploi de l’expression oculos premere se trouve chez Ovide dans un contexte funéraire. Il l’utilise lorsqu’il évoque le deuil d’une mère qui doit fermer les yeux de son enfant mort : « Ici, du moins, une mère a fermé les yeux désormais vagues de celui qui nous quittait et porté à sa cendre les derniers dons »113 . Nous avons aussi chez Lucain l’usage de la

réalité du geste, avec une expression équivalente à celle d’oculos claudere,

113 Ovide, Les amours III, 9, 49 : « Hinc certe madidos fugientis pressit ocellos/ Mater et in

ceneres ultima dona tulit ». Texte établi et traduit par Henri Bornecque, Paris, Les Belles Lettres, 1968. Virgile, Énéide IX, 487.

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dans son œuvre poétique La Pharsale. C’est en retraçant la guerre civile (-49 et -45 avant notre ère) entre César et Pompée, qu’il emploie l’expression « claudere lumina » synonyme d’oculos claudere. Le contexte immédiat est la mort du jeune Argus dont le père est témoin. Il est frappé en plein estomac et dans sa chute son épée le transperce. Lucain raconte ainsi la scène de la fin tragique d’Argus : « Et celui-ci (le fils), à la vue de son père, lève sa tête déjà tombant de son cou languissant. Nul son ne sort de son gosier affaibli, du visage, il demande en silence seulement les baisers de son père et invite sa main droite à fermer la lumière de ses yeux » 114. Le fils n’obtiendra pas ce

qu’il demande à son père. Ce dernier préfère précéder son fils dans la mort, se soustrayant ainsi au devoir de pratiquer et l’extremus spiritus et la fermeture des yeux de son fils.

Le fait de fermer les yeux d’un mort est une pratique qui relève du geste funéraire, à ne pas assimiler automatiquement au rite. Ce geste traverse toutes les époques et n’est donc pas l’apanage de l’environnement pagano- chrétien du 3ème au 5ème siècle. La littérature païenne à laquelle nous nous

référons n’attache pas de sens particulier à ce geste.

Du côté de la littérature chrétienne de l’Afrique du Nord, Augustin est le seul qui fasse mention de l’expression. Il nous en informe par l’expression équivalente premere oculos, dans un contexte spécifiquement funéraire, en lui donnant une signification symbolique. Il est aussi le seul qui soit acteur du geste.

Augustin utilise deux expressions équivalentes que sont oculos claudere115

et oculos premere116 . Dans la première expression, la mort est l’agent direct

114 Lucain, La Pharsale III, 737 : « Ille caput labens et iam languentia colla

viso patre levat ; Vox fauces nulla solutas prosequitur, tacito tantum petit oscula voltu invitatque patris claudenda ad lumina dextram ». Traduction personnelle.

115Augustin, Homélie sur l’Évangile de saint Jean, XLIII, 10-11 : « Quando ueniendo mors

ipsos oculos claudit ne aliquid uideant, quomodo dicitur : non uidebit mortem ? Item quo palato, quibus faucibus mors gustatur, ut quid sapiat dignoscatur ? … Quid est ista mors ? Relictio corporis, depositio sarcinae grauis ; sed si alia sarcina non portetur, qua homo in gehennas praecipitetur. De ipsa ergo morte dominus dixit : mortem non uidebit in aeternum, qui sermonem meum seruauerit » « Alors que la mort en venant ferme les yeux pour qu’ils ne voient plus rien, comment est-il dit : Il ne verra pas la mort ? De même, par quel palais, par quelle bouche la mort est-elle goûtée pour qu’on en connaisse la saveur ? …Quelle est cette

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de la fermeture des yeux. Augustin l’emploie dans son commentaire sur l’Évangile de Jean. Il y défend la filiation divine de Jésus, sa mort librement consentie et sa résurrection motu proprio au moment voulu. C’est dans cette christologie augustinienne qu’il reprend les paroles de Jésus dans son dialogue avec les pharisiens : « Celui qui garde ma parole ne verra jamais la mort » (Jn 8, 52). Il explique qu’il s’agit de cette mort éternelle pire encore que la mort physique qui exerce sa loi sur tout homme. L’expression oculos

claudere est aussi liée à la réflexion globale d’Augustin sur la mort qu’il perçoit

comme une délivrance. Il est pour lui d’une part une « relictio corporis », c’est- à-dire la séparation du corps avec l’âme. D’autre part, la mort est une « depositio sarcinae gravis », c’est-à-dire une libération pour l’homme dans cette vallée des larmes. Même si le thème qui justifie l’expression est celui du salut en Jésus que la mort physique ne peut compromettre, l’expression

oculos claudere n’a rien à voir avec le geste funéraire de la fermeture des

yeux. Dans la deuxième expression oculos premere, Augustin relate la fermeture des yeux de sa mère dont il accomplit le geste, après qu’elle eut rendu le dernier souffle. Ce geste funéraire est tout naturel ; un geste d’humanité qui pourrait être relié à cette vision de la mort comme un sommeil.

De plus, nous trouvons un second emploi métaphorique de l’expression « oculos claudere » chez Augustin quand il commente une des demandes de la prière du Notre Père : « Que ton règne vienne ». Il exprime le refus de certains hommes de laisser le règne de Dieu advenir dans leur vie. Il compare le règne de Dieu à la lumière qui n’a aucune prise sur ceux qui ferment leurs yeux (eis qui oculos claudunt)117. Ici, nous sommes dans la symbolique du

mort d’ici ? L’abandon du corps, la déposition d’un lourd fardeau, mais à condition de ne pas porter un autre fardeau qui précipiterait l’homme dans la géhenne. C’est donc de cette mort-là que le Seigneur a déclaré : « Celui qui gardera ma parole, ne verra jamais la mort ». Traduction introductive et notes par M.-F Berrouard, Études Augustiniennes, 1988, p. 436-439. Idem, De ciuitate Dei XXII, XXIX ; Idem, Contra epistulam Parmeniani III, II, 8 ; Ibid., III, VI, 29

Contra Iulianum opus imperfectum I, 67.

116 Idem, Confessions IX, XII, 29: « Premebam oculos eius, et confluebat in praecordia mea

maestitudo ingens et transfluebat in lacrimas, ibIdem, que oculi mei uiolento animi imperio resorbebant fontem suum usque ad siccitatem, et in tali luctamine ualde male mihi erat ».

117 Idem, De sermone Domini in monte II, XX, 432: «Quemadmodum enim etiam praesens lux

absens est caecis et eis qui oculos claudunt, ita dei regnum, quamuis numquam discedat de terris, tamen ignorantibus absens est ».

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refus ou du rejet libre de Dieu, de la part de l’homme. La fermeture volontaire des yeux de l’esprit ou du cœur, deux lieux possibles de la vision de Dieu, a pour conséquence logique la mort éternelle qui ferme les yeux à la vision béatifique.

Nous trouvons encore l’expression oculos claudere sous la plume d’Augustin lorsqu’il traduit sa foi sur la vision céleste dont jouissent les saints. Voici ce qu’il écrit sur cette vision de Dieu qui n’est pas d’ordre charnel mais spirituel :

C’est pourquoi quand on me demande ce que feront les saints dans leur corps spirituel, je ne dis pas ce que je vois, mais ce que je crois, suivant cette parole du psaume : ‘J’ai cru, et c’est ce qui m’a fait parler’. Je dis donc que c’est dans ce corps qu’ils verront Dieu ; mais de savoir s’ils le verront par ce corps, comme maintenant nous voyons le soleil, la lune, les étoiles et autres objets sensibles, ce n’est pas une petite question. Il est dur de dire que les saints ne pourront alors ouvrir et fermer les yeux (oculos claudere) quand il leur plaira, mais il est encore plus dur de dire que quiconque fermera les yeux ne verra pas Dieu (Deum, quisquis oculos clauserit, non

uidebit). Si Élisée, quoiqu’absent de son corps, vit son serviteur Giezi qui prenait, se

croyant inaperçu, des présents de Naaman le Syrien que le Prophète avait guéri de la lèpre à combien plus forte raison les saints verront-ils toutes choses dans ce corps spirituel, non seulement ayant les yeux fermés, mais même étant corporellement absents118.

Même si les saints de Dieu dont les yeux ont été fermés suite à leur mort physique sont soustraits à cette vie, ils jouissent d’une vision spirituelle dans un face à face avec Dieu, grâce à leur corps spirituel celui de la résurrection. Ils voient autrement que par leurs yeux charnels. Ce corps spirituel qui est celui de la résurrection leur permet de contempler Dieu directement et de contempler les choses créées de l’univers. Augustin passe ainsi de la vision que permettent les organes sensoriels à la vision béatifique que Dieu accorde à l’homme glorifié. Dans la conception augustinienne, l’être glorifié par la

118 Idem, La cité de Dieu, Livre XXII, 29: « Quapropter cum ex me quaeritur, quid acturi sint

sancti in illo corpore spiritali, non dico quod iam uideo, sed dico quod credo, secundum illud quod in psalmo lego: credidi, propter quod <et> locutus sum. Dico itaque: uisuri sunt deum in ipso corpore; sed utrum per ipsum, sicut per corpus nunc uIdem, us solem, lunam, stellas, mare ac terram et quae sunt in ea, non parua quaestio est. Durum est enim dicere, quod sancti talia corpora tunc habebunt, ut non possint oculos claudere atque aperire cum uolent; durius autem, quod ibi deum, quisquis oculos clauserit, non uidebit. Si enim propheta helisaeus puerum suum giezi absens corpore uidit accipientem munera, quae dedit ei naeman syrus, quem propheta memoratus a leprae deformitate liberauerat, quod seruus nequam domino suo non uidente latenter se fecisse putauerat: quanto magis in illo corpore spiritali uidebunt sancti omnia, non solum si oculos claudant, uerum etiam unde sunt corpore absentes! ».

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résurrection a la capacité d’une vision qui va au-delà de celle des organes de la vue.Cette vision n’est plus soumise ni à l’espace ni au temps.

La dernière attestation de l’expression est bien dans un contexte funéraire. Il s’agit de la mort de Monique que son fils Augustin relate. Alors qu’ils se préparaient tous les deux à retourner en Afrique, Monique mourut à Ostie. Augustin, à son chevet, lui ferme les yeux. En voici son témoignage :

Alors, le neuvième jour de sa maladie, dans la cinquante-sixième année de sa vie, et la trente-troisième de mon âge, cette âme pieuse et sainte vit tomber les chaînes corporelles. Je lui fermais les yeux (premebam oculos ejus)119.

C’est dans cette circonstance de deuil, qu’Augustin ferme les yeux de sa mère qui venait de mourir en présence des siens. Le geste qu’Augustin pose n’a rien de rituel. Il semble juste s’inscrire dans l’ordre naturel des choses, face à la réalité de la mort.

Des quatre auteurs chrétiens, Augustin est le seul qui utilise les expressions premere oculos ou oculos claudere, et qui renseigne sur le geste qui l’accompagne. D’abord, il l’utilise lorsqu’il évoque la réalité de la mort qui a le pouvoir de fermer les yeux de l’homme. Ensuite, il emploie oculos claudere de façon imagée en lien avec la vision béatifique des saints du ciel et pour symboliser le refus de Dieu par l’homme. Pour finir, il est aussi le seul qui soit acteur du geste de la fermeture des yeux, dans des circonstances funéraires suite à la mort de Monique. Son geste est celui d’un fils qui accompagne sa mère plongée dans le sommeil de la mort ; il ne saurait revêtir le statut de rite. De toute évidence, ce seul témoignage d’Augustin sur la fermeture des yeux ne renseigne pas de façon satisfaisante sur la pratique de l’oculos claudere en milieu chrétien du 3e au 5e siècle.

Nous pouvons considérer le geste de la fermeture des yeux comme assez banal et normal tant chez les païens que chez les chrétiens. C’est pour cette raison qu’aucune polémique ne transparaît des témoignages littéraires chrétiens sur le geste de la fermeture des yeux des morts. Lorsque les yeux du

119 Idem, Confessions IX, XII, 29: « Ergo die nono aegritudinis suae, quinquagensimo et sexto

anno aetatis suae, tricensimo et tertio aetatis meae, anima illa religiosa et pia corpore soluta est. Premebam oculos eius ».

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mort sont fermés, les vivants se soucient de préparer physiquement le corps en vue de son inhumation ou de sa crémation. La toilette funèbre fait partie du conditionnement esthétique et hygiénique du mort.