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CHAPITRE IV. CRÉMATION ET INHUMATION : DE L’ARCHÉOLOGIE A LA LITTÉRATURE CHRÉTIENNE

IV.5. La crémation et l’inhumation chez Augustin

La position d’Augustin sur les deux modes de sépulture est assez souple.

Même s’il choisit l’inhumation au détriment de la crémation, il ne fait pas de l’inhumation un absolu sans lequel la résurrection intégrale de l’homme est impossible. C’est ainsi qu’il affirme l’utilité de l’inhumation et non sa nécessité. Grâce à la base LLT, nous avons fait la recension de trente-sept occurrences du verbe cremare à la forme active et passive, dans les œuvres d’Augustin. On n’y rencontre jamais l’emploi du substantif crematio. Cremare signifie sous sa plume le fait de brûler, d’être consumé. Il est parfois employé en articulation avec le substantif « ignis »408 ou « flamma » qui renforcent son sens matériel.

Il n’est jamais employé en lien avec un contexte funéraire où il signifierait l’action de brûler le corps d’un défunt dont les cendres ou les restes sont ensuite déposés dans une tombe. Cependant, Augustin utilise cremare dans la perspective du jugement dernier où les méchants seront brûlés dans le feu éternel (igne aeterno mali cremabuntur)409. Reprenant en effet une citation de

Matthieu dans son Quaestionum in heptateuchum libri septem, Augustin fait

mention de la rétribution divine selon la conduite personnelle. Il y a les hommes d’iniquité qui sont brûlés par les flammes de l’enfer (malos cremantibus flammis)410, tandis que les justes « resplendiront comme le soleil

dans le Royaume de leur Père » (Mt 13, 37-43). Il utilise le terme dans la perspective eschatologique où le Fils de l’Homme se sert des anges pour exécuter l’ultime sentence condamnatoire. Nous sommes donc sans nul doute

408 Nous notons au moins quatorze attestations de cremare, d’après la base LLT, en lien avec

ignis dans les oeuvres d’Augustin tandis que trois occurences sont en adéquation avec flamma, et une avec incendio. Cf. Augustin, Quaestionum in heptateuchum libri septem (CPL

0270) lib. : 6, Quaest. Iesu Naue, quaestio : 9, linea : 180 [*] : « Merito quaeritur, cum dominus propter illum, qui de anathemate furtum fecerat, praeceperit eum qui fuisset ostensus igni cremari, cur eum ostensum iesus lapidari potius a populo fecerit ». Idem, La cité de Dieu XVIII, 23 : « Sanctorum sed enim cunctae lux libera carni tradetur, sontes aeterna flamma cremabit ».

409Augustin, Locutionum in heptateuchum libri septem 2, 99 : « Ecce quemadmodum scriptura

multis locis dicit secundum hoc uerbum graecum "sempiternum" uel "aeternum", ubi non intellegitur illa aeternitas, secundum quam nobis aeterna promittitur uel secundum quam a contrario igne aeterno mali cremabuntur ».

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dans l’usage métaphorique de cremare où la mort spirituelle des méchants se produit à la fin des temps (eschatologie).

De plus, bien que l’usage de cremare pour exprimer le rite de la crémation ne soit pas attesté chez Augustin, le rite en lui-même ne lui est pas étranger. En effet, dans son œuvre De cura gerenda pro mortuis, Augustin fait référence aux corps des martyrs ayant subi la violence des flammes et dont les cendres ont été dispersées dans le Rhône. La conviction d’Augustin est que, même si ces corps n’ont pas reçu une sépulture comme cela est recommandé pour la

cura corporum des chrétiens qui quittent la vie présente, ce fait ne saurait

entamer l’espérance que les morts jouissent pleinement de la résurrection promise. En voici l’expression sous la plume d’Augustin :

Nous lisons le fait suivant dans l'Histoire ecclésiastique, écrite en grec par Eusèbe, et traduite en latin par Rufin. Dans la Gaule, des corps de martyrs furent jetés aux chiens ; ce que les chiens en laissèrent fut jeté dans les flammes avec les os et entièrement consumé ; et les cendres jetées à leur tour dans le fleuve du Rhône, afin qu'il n'en restât aucun souvenir. Nous devons croire que Dieu n'eut pas d'autre dessein, en permettant ces incroyables sévices, que d'apprendre aux chrétiens qui méprisent la vie présente en confessant le Christ, à mépriser à plus forte raison la sépulture. Car si de pareils traitements exercés sur les corps des martyrs étaient un obstacle au bienheureux repos de leurs âmes victorieuses, assurément Dieu ne le permettrait pas. Le sens des paroles du Seigneur est donc éclairci par le fait même. Lorsqu'il a dit : « Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, et qui ensuite n'ont plus aucun pouvoir » (Mt 10, 28), il n'a pas voulu dire qu'il ne leur laisserait aucun pouvoir sur les corps des morts, mais bien que, quoi qu'ils fissent, la félicité des chrétiens défunts n'en serait aucunement amoindrie, que les sens de ceux qui sont pleins de vie après la mort n'en seraient nullement affectés, et que leurs corps eux-mêmes n'en souffriraient aucun dommage, du moins en ce qui regarde l'intégrité de leur résurrection411.

411 Augustin, De cura VI,8: « Legimus in ecclesiastica historia, quam graece scripsit eusebius

et in latinam linguam uertit rufinus, martyrum corpora in gallia canibus exposita canum que reliquias atque ossa mortuorum usque ad extremam consumptionem ignibus concremata eosdem que cineres fluuio rhodano, ne quid ad memoriam qualemcumque relinqueretur, inspersos. Quod non ob aliud credendum est diuinitus fuisse permissum, nisi ut discerent christiani in confitendo Christum, dum contemnunt hanc uitam, multo magis contemnere sepulturam. Hoc enim quod ingenti saeuitia de corporibus martyrum factum est, si eis quidquam noceret, quo minus beate requiescerent eorum uictoriosissimi spiritus, non utique fieri sineretur. Re ipsa ergo declaratum est non ideo dixisse dominum: nolite timere eos qui corpus occidunt et postea non habent quid faciant, quod non esset permissurus aliquid eos facere de suorum corporibus mortuorum, sed quoniam quidquid facere permissi essent, nihil quo minueretur christiana defunctorum felicitas fieret, nihil inde ad sensum post mortem uiuentium perueniret, nihil ad detrimentum saltem ipsorum corporum, quo minus integra resurgerent, pertineret». Oeuvres de saint Augustin, Opuscules II. Problèmes moraux, Texte, traduction, notes par Gustaves Combes, Paris, Desclée de Brouwer, 1937, p. 405-407.

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Nous pouvons conclure que le seul emploi de concremare - du préfexe

cum et du radical cremare, pour traduire le fait que les os des martyrs ont été

consumés avec les restes de leurs corps - est une attestation de la crémation des corps. Mais nous sommes dans une situation exceptionnelle de persécutions où les ennemis du christianisme agissaient pour contrer le choix des chrétiens pour l’inhumation des corps. Leurs adversaires pensent ainsi ébranler les chrétiens qui croient à l’unité de l’âme et du corps promis ensemble à la résurrection. Augustin rappelle les persécutions où des chrétiens ont été privés de la sépulture des leurs. Cela lui permet d’affirmer que, quel que soit l’état du corps après la mort, Dieu a le pouvoir de le faire revivre de telle sorte qu’il participe à la résurrection des morts au dernier jour. Pour lui, si la sépulture aide les vivants dans leur deuil, elle n’est pas nécessaire aux morts. C’est là un argument que nous n’avons pas rencontré chez nos autres auteurs, sauf chez Tertullien de façon lapidaire lorsqu’il recourt à la métaphore du phénix412 ; il faut donc en signaler l’importance ; en

partant de l’exemple du sort du corps des martyrs, Augustin répond à une question des chrétiens qu’il côtoie. L’argument d’Augustin s’applique à un cas particulier de privation de sépulture qui vise les chrétiens dans leur foi en la résurrection. Augustin montre ainsi que l’intégrité du corps n’est pas indispensable à la résurrection. Cependant, il précise la nécessité de donner une sépulture digne aux morts. Il cite en exemple des personnages bibliques413 ayant sacrifié à ce devoir comme Tobie (Tb 2, 7-10), Joseph

d’Arimathie (Mt 27, 57-61), et la femme qui a versé le précieux parfum sur les pieds de Jésus en vue de son ensevelissement et que nous trouvons dans l’Évangile414. Ce devoir d’ensevelir est tellement important que Joseph le fit au

mépris des risques qu’il encourait dans l’accomplissement de cette pietas415.

Augustin qui analyse la sépulture de Jésus, dans son Commentaire de

412 Supra, p. 174.

413 Saint Augustin, La cité de Dieu 1, 13. 414 Mt 26, 10-12; Lc 7, 37-38.

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l’Évangile de Jean, s’arrête sur le fait qu’elle a été pratiquée conformément

aux coutumes juives :

Ce n’est pas en vain, me semble-t-il, que l’évangéliste a tenu à dire ‘selon la coutume d’ensevelir chez les Juifs’. Si je ne me trompe, il recommande ainsi de suivre la coutume du peuple auquel on appartient pour les devoirs que l’on rend aux morts »416.

Pour Augustin, il n’est pas de doute que la sépulture est un devoir pour le chrétien. Il interprète le récit de Jean sur l’ensevelissement de Jésus, qui s’est fait conformément aux coutumes juives, comme un appel, voire une incitation à l’inhumation des corps. Augustin voudrait-il implicitement désigner le mode de sépulture qui fut celui de Jésus comme un modèle pour les chrétiens ? Fait- il preuve de subtilité dans son approche qui laisse ouvert le champ du possible à la crémation tout en privilégiant l’inhumation ?

Au terme de notre approche de la crémation et de l’inhumation, nous pouvons conclure que Tertullien, Cyprien, Lactance et Augustin utilisent le verbe cremare dans une perspectivie à la fois sotériologique et eschatologique. Le feu devient alors le symbole du châtiment éternel réservé aux méchants. Tertullien est le seul qui se prononce ouvertement sur le sujet en affirmant son refus catégorique de la crémation en milieu chrétien. Cyprien, Lactance et Augustin ont incité plutôt à la pratique de l’inhumation, sans que nous ne puissions appréhender les raisons profondes d’un tel choix manifestement préférentiel. Leur référence aux exempla biblica donne à penser qu’ils étaient plutôt favorables à l’inhumation. L’inhumation de Jésus semble s’être imposée à eux comme un modèle pour ses disciples. Malgré tout, si leur choix préférentiel pour l’inhumation a influencé les milieux chrétiens, ils ne l’ont pas imposé - sauf la position tranchée de Tertullien - comme le seul rite qui ait du sens pour le requies du corps du chrétien, dans l’attente de la résurrection.

Après notre étude sur la crémation et l’inhumation à travers la littérature chrétienne du 3ème au 5ème siècle, nous nous consacrons à l’analyse de

416 Saint Augustin, Commentaire de l’Évangile de Jean 120, 4: « Non mihi uidetur euangelista

frustra dicere uoluisse: sicut mos est iudaeis sepelire; ita quippe, nisi fallor, admonuit in huiusmodi officiis quae mortuis exhibentur, morem cuiusque gentis esse seruandum».

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quelques termes propres à l’inhumation que les auteurs africains chrétiens ont défendue.