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Après la Seconde Guerre mondiale, la poursuite de la construction du progrès social équivaut au développement de la sécurité sociale pour les acteurs de la réforme sociale. Alexandre Berenstein n’échappe pas à cet engouement pour la construction de l’Etat-providence qui apporte une réponse aux questions sociales posées par la guerre et à la nécessité de reconstruire la cohésion sociétale et nationale. La question de la construction de la sécurité sociale est centrale tant dans son travail académique que militant comme l’atteste son usage systématique de l’expression « sécurité sociale ».

D’un côté, Alexandre Berenstein promeut la sécurité sociale comme discipline juridique ; de l’autre, il s’engage pour sa réalisation effective à l’échelle nationale.109 Il s’agit pour lui d’un véritable projet de société, auquel il s’identifie tant politiquement que juridiquement, et qui marquera selon lui le XXe siècle.110 Il constate ainsi au début des années 1980 :

La réalisation de ce concept s'est traduite par la création d'un ensemble d'institutions qui, au cours de ce siècle, se sont développées dans tous les pays du monde et qui, on peut le dire, constituent l'un des piliers de la société moderne - pilier inébranlable, car son effondrement pourrait entraîner celui de la société elle-même.111

Alexandre Berenstein définit la sécurité sociale comme « un système unifié ayant pour objet d’assurer un soutien efficace aux êtres humains qui, victimes des risques de l’existence, sont atteints dans leur santé ou dans leurs possibilités d’existence. »112 Un « véritable système de sécurité sociale » doit offrir une garantie globale à la population ; il doit donc s’agir d’un « système coordonné

108 BGE, 2001/25, 19. Alexandre Berenstein, Avant-propos aux actes du colloque de la session de 1972 de l’Ecole internationale de droit du travail comparé, 1972.

109 BGE, 2001/25, 4. « Un homme hors du commun », L’événement syndical, 25 juillet 2000. Selon Pierre-Yves Greber, successeur d’Alexandre Berenstein à l’Université de Genève, Alexandre Berenstein est, avec l’ancien conseiller fédéral Hans-Peter Tschudi et Alfred Mauer, un de ceux qui ont ancré le concept de sécurité sociale dans l’enseignement universitaire suisse et dans la législation.

110 BGE, 2001/25, 9. Cours du professeur Alexandre Berenstein sur la sécurité sociale, Séminaire international de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, Szeged, 1986.

111 Ibid.

112 BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « Assurances sociales, droit du travail et droit international du travail », Schweizerische Zeitschrift für Sozialversicherung, 1973.

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d’obligation générale » qui couvre « tous les risques principaux de l’existence » et qui s’adresse à toute la population.113 Il s’inscrit dans le courant européen et fidèle à l’action de l’OIT des partisans d’un modèle universel et global d’assurances sociales contributives et obligatoires sous l’égide de l’Etat.114

L’articulation transnationale est très importante dans la conception qu’Alexandre Berenstein a de la sécurité sociale. L’échelle internationale est celle des références normatives, tandis que l’échelle nationale est celle de la réalisation des mesures de politique sociale. La convention n°102 de l’OIT concernant la norme minimum de sécurité sociale adoptée en 1952 constitue pour Alexandre Berenstein un modèle international, considéré comme universel, auquel il faut se référer. En réalité, si la convention n°102 est une référence normative internationale, elle a un fondement national puisqu’elle a été construite à partir d’une sélection d’expériences nationales qui nourrissent la normativité internationale depuis les premières conventions sur les assurances sociales.115 Cependant, l’internationalisme d’Alexandre Berenstein l’amène à penser l’échelle internationale comme une référence influente sur l’échelle nationale. Dans le contexte helvétique, il pense que la sécurité sociale helvétique peut et doit être réalisée à partir du modèle international que constitue la convention n°102. 116

Par ailleurs, dans son discours, la sécurité sociale est une conception certes récente, dont l’avènement est lié au second conflit mondial, mais qui s’inscrit dans la tradition du développement du droit social. Il prend soin de développer une narration qui insiste sur les continuités entre la sécurité sociale et les assurances sociales. D’une part, la sécurité sociale prolonge la finalité protectrice de la législation du travail en l’étendant à toute la population :

La dernière étape de l’évolution a consisté à étendre la protection à l’ensemble des individus, notamment dans le domaine de la sécurité sociale. Cette dernière étape n’est pas encore entièrement réalisée dans tous les pays.117

113 BGE, 2001/25, 17. Résumé du rapport du Professeur Alexandre Berenstein sur l’initiative pour une meilleure assurance-maladie, Parti socialiste suisse, Congrès extraordinaire du 2 novembre 1969.

114 Pour comprendre les différentes traditions en tension lors de l’avènement de la sécurité sociale, voir Sandrine Kott, « Un modèle international de protection sociale est-il possible ? L’OIT entre assurance et sécurité sociale (1919-1952) », Revue d'histoire de la protection sociale, vol. 10, no. 1, 2017.

115 Sandrine Kott, « Un modèle international de protection sociale est-il possible ? L’OIT entre assurance et sécurité sociale (1919-1952) », Revue d'histoire de la protection sociale, vol. 10, no. 1, 2017, pp. 66-67 ; 78-81.

116 Voir notamment BGE, 2001/25, 18. Avis de droit d’Alexandre Berenstein pour l’Union syndicale suisse, 13 février 1954. Prié de donner son avis sur la question de savoir si la Suisse serait en mesure de ratifier les 3 conventions votées par la dernière CIT, Alexandre Berenstein consacre 17 pages sur les 22 de son rapport à la convention n°102 en soulignant son importance et en reprenant la formule d’un rapport présenté à l’OIT selon lequel elle constitue à la fois « un modèle, une mesure et un moteur de la sécurité sociale. »

117 BGE, 2001/25, 22. Alexandre Berenstein, « Le développement et la portée des droits économiques et sociaux », Travail et Société, juillet-septembre 1982.

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D’autre part, selon Alexandre Berenstein, le concept de sécurité sociale utilise et reprend le système des assurances sociales publiques et le dépasse en en proposant une unification et une généralisation.

Sous-tendue par le principe de solidarité, « c’est la création des assurances sociales qui a constitué l’étape décisive dans la marche vers la sécurité sociale ».118

Cette rhétorique, qui fait écho à la stratégie et à la pratique de l’OIT après le second conflit mondial, a pour effet de créer une tradition cohérente du droit social qui considère la Seconde Guerre mondiale comme un moment d’extension : « le concept d’assurance sociale a fait place (…) à celui de sécurité sociale, dont l’application n’est pas limitée à certaines catégories particulières d’individus mais s’étend à l’ensemble de la nation »119 ; l’extension du champ d’activité de l’OIT120 porte la marque de ce nouveau concept et la convention n°102 de 1952 est présentée comme le moment d’entérinement du dépassement conceptuel des assurances sociales par la sécurité sociale.121 Cette rhétorique ne fait cependant pas mention des tensions entourant l’avènement de la sécurité sociale. En réalité, le triomphe de l’appellation « sécurité sociale » est lié à des questions politiques contextuelles à la guerre qui évacuent la tradition du droit social. Roosevelt et Churchill inscrivent cette expression comme but de guerre dans la Charte de l’Atlantique en 1941 en demandant « des conditions de travail meilleures pour tous, l’essor économique et la sécurité sociale »122 [nous soulignons]. En donnant à la « sécurité sociale » un rôle central dans la construction de la paix et du nouvel ordre mondial, ils donnent une portée universelle à la notion et en font une arme de propagande contre l’Allemagne nazie.123 La circulation transnationale dès 1943 du rapport britannique Beveridge publié en 1942 qui remet en question le modèle de protection légale des travailleurs issu du XIXe siècle et propose des améliorations pour toutes les catégories défavorisées de la population participe à l’avènement du concept de sécurité sociale dans les démocraties occidentales. Si l’expression « sécurité sociale » consacre la conviction qu’une responsabilité collective et étatique existe à l’égard des risques de misère sociale et permet aux acteurs de la réforme sociale de s’appuyer sur une appellation globale et programmatique,

118 BGE, 2001/25, 9. Cours du professeur Alexandre Berenstein sur la sécurité sociale, Séminaire international de droit comparé du travail et de la sécurité sociale, Szeged, 1986. L’assurance sociale est pour lui une invention de la fin du XIXe siècle qui « utilise la technique de l’assurance privée, mais […] a pour but la protection sociale et est, d’une manière générale, organisée par les pouvoirs publics. »

119 BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « Assurances sociales, droit du travail et droit international du travail », Schweizerische Zeitschrift für Sozialversicherung, 1973.

120 Alors que la création de l’Organisation Internationale du Travail en 1919 visait l’amélioration du « sort des travailleurs », la Déclaration de Philadelphie de l’organisation en 1944 s’adresse « à tous les humains ». Cet élargissement est lié à l’avènement de l’appellation « sécurité sociale » durant la Seconde Guerre mondiale.

121 BGE, 2001/25, 22. Alexandre Berenstein, « La Suisse et le développement international de la sécurité sociale », Schweizerische Zeitschrift für Sozialversicherung, 1981. Exposé présenté à l’assemblée générale de la Société suisse de droit des assurances à Genève, le 5 juin 1981.

122 Charte de l’Atlantique, 1941.

123 Sandrine Kott, « Un modèle international de protection sociale est-il possible ? L’OIT entre assurance et sécurité sociale (1919-1952) », Revue d'histoire de la protection sociale, vol. 10, no. 1, 2017, p. 74.

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elle n’en reste pas moins une invention états-unienne liée à une tradition d’assistance. Son influence est le signe de la marginalisation de l’OIT durant la guerre et l’affaiblissement du modèle européen et tripartite des assurances sociales qui a constitué un domaine privilégié d’intervention de l’OIT durant l’entre-deux-guerres.124

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