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À partir de 1975 et jusqu’au refus de 1987, Alexandre Berenstein occupe une place informelle spécifique dans le dispositif qui se met en place pour favoriser la ratification suisse de la Charte sociale européenne. Il est à la fois le conseiller secret du Département politique fédéral (renommé « Département fédéral des affaires étrangères » en 1979) et un intermédiaire entre l’administration fédérale et le Conseil de l’Europe. La première trace de ce rôle particulier remonte à

572 BGE, 2001/25, 3. Alexandre Berenstein, « La Charte sociale européenne devant la commission du Conseil national », projet d’article, 1987.

573 BGE, 2001/25, 3. Exposé de M. le Professeur Alexandre Berenstein, séance de commission du Conseil national, 5 septembre 1984.

574 BGE, 2001/25, 3. Alexandre Berenstein, « La Charte sociale européenne devant la commission du Conseil national », projet d’article, 1987.

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juin 1975. Yves Moret de la Direction des organisations internationales, rattachée au Département politique fédéral, avertit le juge fédéral Alexandre Berenstein des démarches entreprises en vue de la ratification, dans un courrier indiqué confidentiel.575 Alexandre Berenstein est informé de la stratégie de cet office fédéral qui pense que la Suisse peut accepter les articles 1er, 5, 6, 12 et 16 à deux conditions essentielles : que la Suisse développe rapidement son assurance-chômage (article 12) et que l’interdiction du droit de grève des fonctionnaires ne soit pas considérée par les organes de contrôle de la Charte comme incompatible avec l’acceptation de l’article 6. Le président du comité d’experts indépendants Pierre Laroque, connu pour son action fondatrice de la législation sur la sécurité sociale en France à la sortie de la guerre576, vient de prendre position contre les réserves avancées par la République fédérale d’Allemagne à propos de l’interdiction du droit de grève des fonctionnaires dans ce pays.577 La Direction des organisations internationales s’inquiète donc que cette interprétation de la Charte ne fasse jurisprudence et ne mette en péril la ratification suisse. Yves Moret demande alors à Alexandre Berenstein d’accorder un entretien à André-Louis Vallon, collaborateur chargé de traiter ce dossier au sein de l’office, afin de réfléchir aux « voies et moyens de résoudre le problème surgi par l’interprétation rigoureuse des experts indépendants. »578 On apprend que c’est Hans Wiebringhaus, chef de la Division des affaires sociales du secrétariat du Conseil de l’Europe, qui a suggéré à l’administration fédérale de se mettre en rapport direct avec Alexandre Berenstein. En effet, une coordination stratégique transnationale existe entre l’administration fédérale et le secrétariat du Conseil de l’Europe afin d’œuvrer à l’adhésion de la Suisse à la Charte sociale européenne. En juin 1976, André-Louis Vallon rend notamment visite à Hans Wiebringhaus à Strasbourg afin de discuter des « problèmes qui restent élucider »579 afin de pouvoir procéder à la ratification.

Dans sa lettre une année auparavant, Yves Moret demande implicitement à Alexandre Berenstein d’influer sur le mécanisme international de contrôle de la Charte, pour espérer la non-condamnation de l’interdiction du droit de grève des fonctionnaires en Allemagne de l’ouest :

575 BGE, 2001/25, 3. Lettre confidentielle de la Direction des organisations internationales du Département politique fédéral à Alexandre Berenstein du 19 juin 1975.

576 Voir notamment Éric Jabbari, Pierre Laroque and the Welfare State in Postwar France, Oxford, Oxford University Press, 2012.

577 Cet avis de droit est transmis de manière confidentielle en annexe de la lettre du 19 juin : BGE, 2001/25, 3.

Nouvelle rédaction des conclusions adoptées pour l’article 6, paragraphe 4, en ce qui concerne la République fédéral d’Allemagne, proposé par M. Laroque, Président du Comité, Strasbourg, 5 juin 1975.

578 BGE, 2001/25, 3. Lettre confidentielle de la Direction des organisations internationales du Département politique fédéral à Alexandre Berenstein du 19 juin 1975.

579 Dodis. Lettre d’André-Louis Vallon à Hans Wiebringhaus du 21 juillet 1976.

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En émettant cette suggestion, M. Wiebringhaus s’est référé à votre parfaite connaissance des mécanismes et des rapports existant entre les divers organes de contrôle de la Charte sociale ainsi qu’aux mérites que vous vous êtes acquis en la qualité d’expert-consultant de l’Assemblée consultative en la matière.580

Cet exemple montre que, si la Charte sociale européenne est conçue pour être un instrument international capable d’avoir un impact sur les législations nationales, cette influence n’est pas à sens unique. Les acteurs des organes de mécanisme de contrôle de la Charte peuvent être encouragés à prendre position pour satisfaire des impératifs nationaux.

Ce premier contact initie une période de collaboration étroite entre Alexandre Berenstein et le Département politique fédéral. Alexandre Berenstein mobilise son réseau et son expertise internationale pour appuyer la ratification suisse de la Charte sociale européenne. Dans un premier temps, il s’agit d’influencer les débats internes à l’administration fédérale. Comme la ratification de la Charte sociale européenne concerne tant la politique étrangère que la politique intérieure de l’Etat fédéral suisse, elle intéresse aussi le Département fédéral de l’’intérieur et son office des assurances sociales (OFAS) et le Département fédéral de l’économie, en particulier son Office fédéral de l’industrie des arts et métiers et du travail (OFIAMT), acteur étatique clé sur les questions relevant de la protection des travailleurs et de l’assurance-chômage.581 En mars 1977, Monsieur Vallon envoie à Alexandre Berenstein une note interne de l’OFIAMT par feuille de transmission de l’administration :

Les considérations et craintes émises en l’espèce par notre interlocuteur de l’OFIAMT (M. R. Grever) nous paraissent excessives. Vos éventuelles remarques à ce propos nous obligeraient. Il va sans dire que nous n’en ferions qu’un usage confidentiel (sans vous mentionner).582

Monsieur Grever avait reçu le mandat d’obtenir une « interprétation définitive et incontestable »583 de l’article 12 de la Charte en conduisant des entretiens à Genève avec M. Wiebringhaus du Conseil de l’Europe, M. Perrin et M. Valticos, respectivement chef du Département de la sécurité sociale et chef du Département des normes internationales du travail au BIT. Il conclut qu’il « semble dangereux de souscrire à l’article 12, paragraphe 4, alinéa b, de la Charte »584 car cela pourrait exposer la Suisse à des remarques des organes de contrôle de la Charte et à des pressions de pays d’émigration pour faire appliquer le système de totalisation des périodes d’assurance ou d’emploi en matière d’assurance-chômage. Monsieur Vallon du Département politique fédéral sollicite ainsi l’expertise d’Alexandre Berenstein pour peser sur le débat interdépartemental en faveur de l’acceptation de l’article 12. De

580 BGE, 2001/25, 3. Lettre confidentielle de la Direction des organisations internationales du Département politique fédéral à Alexandre Berenstein du 19 juin 1975.

581 Matthieu Leimgruber, Martin Lengwiler [et alii], Histoire de la sécurité sociale en Suisse.

582 BGE, 2001/25, 3. Feuille de transmission de Vallon à Monsieur A. Berenstein, juge fédéral, 13 mars 1977.

583 BGE, 2001/25, 3. Monsieur R. Grever, « Note sur mes entretiens à Genève », OFIAMT, 8 mars 1977.

584 BGE, 2001/25, 3. Monsieur R. Grever, « Note sur mes entretiens à Genève », OFIAMT, 8 mars 1977.

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manière similaire, Alexandre Berenstein accepte d’accorder, à la demande de Vallon, un « entretien informel »585 à deux fonctionnaires fédéraux afin de leur expliquer la portée et la nature juridique de la Charte sociale européenne. Le but est d’expliquer à Monsieur Mathias Krafft, chef de la section de droit international public du Département fédéral des affaires étrangères, le caractère non directement applicable des dispositions de la Charte pour atténuer sa méfiance à l’égard du traité.

Dans un second temps, il s’agit de peser sur les débats au parlement. Entre 1983 et 1987, Alexandre Berenstein est le conseiller personnel du Conseiller fédéral socialiste Pierre Aubert en charge des affaires étrangères sur ce sujet. Outre leur appartenance socialiste dans l’aile réformiste et leur origine romande, Pierre Aubert et Alexandre Berenstein partagent aussi une conviction internationaliste profonde et un engagement étroit avec le Conseil de l’Europe. Le Neuchâtelois Pierre Aubert est membre de l’Assemblée parlementaire en tant que rapporteur général de la Commission politique de 1974 à 1977 puis président du Comité des ministres de mai à novembre 1981.586 Afin d’œuvrer à la ratification de la Charte, Pierre Aubert et Alexandre Berenstein entretiennent une correspondance confidentielle dans le but d’élaborer un argumentaire solide pour le Département et de mettre en place des stratégies coordonnées. Pierre Aubert demande par exemple à Alexandre Berenstein son opinion sur le message du Conseil fédéral de 1983 sur la ratification de la Charte sociale européenne.587 L’année suivante, il lui envoie le texte de l’exposé du professeur Etienne Grisel, auditionné lors de la même séance de commission qu’Alexandre Berenstein, afin que celui-ci puisse lui communiquer des éléments capables de contrer les arguments de l’expert qui incite à ne pas ratifier la Charte :

Merci d’avoir pris la peine de réexaminer l’exposé de Grisel et de nous avoir fourni des arguments aussi cinglants.

[…] Reste à en persuader la majorité du Parlement ! Pour cela tes arguments me seront évidemment très utiles et je t’en remercie.588

Ces échanges témoignent d’une connivence entre Pierre Aubert et Alexandre Berenstein sur la stratégie à adopter et entraînent une convergence de leurs discours. Lors de son intervention en séance du Conseil des Etats en mars 1984, le Conseiller fédéral Aubert mobilise les mêmes éléments rhétoriques qu’Alexandre Berenstein, à savoir la minimisation de l’impact de la Charte et du mécanisme de contrôle ainsi que la mise en avant de l’importance de la ratification pour la politique

585 BGE, 2001/25, 3. Lettre de Vallon à Alexandre Berenstein, 6 décembre 1979.

586 Eric-André Klauser, « Pierre Aubert », Dictionnaire historique de la Suisse, version électronique du 04.07.2016.

587 BGE, 2001/25, 3. Lettre d’Alexandre Berenstein à Pierre Aubert du 27 juin 1983.

588 BGE, 2001/25, 3. Lettre de Pierre Aubert à Alexandre Berenstein du 31 octobre 1984.

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étrangère, européenne et des droits de l’homme de la Suisse.589 L’analyse de la correspondance entre Pierre Aubert et Alexandre Berenstein dans les papiers personnels de ce dernier nous permet aussi de comprendre la tentative de sauvetage de la ratification en commission du Conseil national en septembre 1984 comme une stratégie coordonnée par le Département fédéral des affaires étrangère avec l’appui du Conseil de l’Europe. En proposant à la commission du Conseil national d’accepter l’article 12 que le Conseil fédéral avait préalablement écarté, les professeurs auditionnés Berenstein et Zanetti permettent de donner un nouveau souffle au processus de ratification qui était dans l’impasse depuis le refus du Conseil des Etats en mars. Pierre Aubert peut s’appuyer de manière opportuniste sur ces prises de position d’experts pour proposer à la commission un rapport complémentaire du Conseil fédéral sur l’article 12, paragraphe 4.590 Le 1er octobre, Pierre Aubert envoie à Alexandre Berenstein l’article de l’édition du Matin du 7 septembre racontant la tentative de sauvetage des experts en commission sur lequel il a écrit : « Bravo ! Cordialement, Pierre. »591 Un courrier de juillet 1984 nous révèle que le Conseil de l’Europe est au courant de la manœuvre visant à défendre une acceptation de l’article 12 en commission. Hans Wiebringhaus envoie spontanément à Alexandre Berenstein un projet de rapport qui indique pour les différents Etats membres du Conseil de l’Europe l’état de leurs relations bi- ou multilatérales du point de vue de la sécurité sociale et qui montre d’importantes lacunes dans la branche chômage qui n’ont pas été considérées comme incompatible avec l’article 12, paragraphe 4 :

Comme l’on s’oriente maintenant en Suisse vers une acceptation de cet article, ces précisions m’ont paru importantes.592

En janvier 1986, le socialiste neuchâtelois Lucien Erard, secrétaire personnel de Pierre Aubert depuis 1982593, consulte à nouveau Alexandre Berenstein sur le rapport complémentaire demandé par la commission en septembre 1984 et qui doit lui être remis au plus vite. Il souligne l’aide informelle déjà apportée par Alexandre Berenstein à l’écriture de ce rapport :

Comme tu le constateras, c’est grâce à toi qu’il nous a été possible d’avancer un certain nombre d’arguments supplémentaires dont nous espérons qu’ils seront utiles.594

L’usage du tutoiement et la salutation au « Cher camarade » qui débute la lettre montrent que la collaboration d’Alexandre Berenstein est sous-tendue par la sociabilité socialiste romande.

589 BGE, 2001/25, 3. Procès-verbal de la troisième séance du Conseil des Etats sur le traitement de la ratification de la Charte sociale européenne, 7 mars 1984.

590 BGE, 2001/25, 3. Procès-verbal de la séance de commission du Conseil national des 5-6 septembre 1984.

591 BGE, 2001/25, 3. « Charte sociale européenne. Ils tournent leur veste », Le Matin, 7 septembre 1984.

592 BGE, 2001/25, 3. Lettre de Hans Wiebringhaus à Alexandre Berenstein du 10 juillet 1984.

593 « Lucien Erard a passé 40 ans à Berne dans les hautes sphères de l’Etat », Arcinfo, 2 août 2015.

594 BGE, 2001/25, 3. Lettre de L. Erard à Alexandre Berenstein du 22 janvier 1986.

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Ainsi, depuis la préparation de la signature de la Charte en 1975 jusqu’au premier refus du Conseil national en 1987, le Département fédéral des affaires étrangère dominé par les socialistes recourt secrètement à l’expertise d’Alexandre Berenstein pour contribuer à lever les oppositions des membres de l’administration puis des représentants aux chambres fédérales. Ce dispositif en faveur de la ratification s’appuie sur la position d’Alexandre Berenstein au croisement du réseau socialiste suisse et du Conseil de l’Europe.

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Les fronts d’opposition à la ratification : la conjonction des pressions patronales

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