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Le statut institutionnel d’expert comme gain de respectabilité : un socialiste à la recherche de reconnaissance cantonale

Le 2 novembre 1969, Alexandre Berenstein est rapporteur de l’initiative pour une meilleure assurance-maladie au Congrès extraordinaire du PSS. Les délégués du parti doivent voter pour valider le lancement de cette initiative. Alors qu’Alexandre Berenstein est membre du comité central du PSS depuis plus de vingt ans, il est présenté aux délégués en tant que Maître et Professeur.511 Si cette manière de l’introduire a peut-être pour objectif de distancier la rapporteur du comité central afin d’éviter que les délégués ne perçoivent son propos comme une imposition du comité central, il n’en demeure pas moins que cette situation atteste de la pénétration de l’expertise institutionnelle dans l’espace militant, et partant du caractère accompli de l’intégration des socialistes suisses aux institutions helvétiques à la fin des années 1960.

506 Jacqueline Berenstein-Wavre (entretiens avec Fabienne Bouvier), Le bâton dans la fourmilière, Genève, Editions Metropolis, 2005, p. 133.

507 BGE, 2001/25, 11. « A propos de l’initiative pour l’égalité des droits entre hommes et femmes », Schweizerisches Zentralblatt für Staats- und Gemeindeverwaltung, fasicule 5, 1980.

508 Jacqueline Berenstein-Wavre (entretiens avec Fabienne Bouvier), Op. cit., p. 126.

509 Ibid, pp. 128 ; 133. « Quand les opposants développaient des arguments juridiques erronés, il préparait immédiatement la réplique, par exemple en prononçant une conférence à Genève. Celle-ci était publiée la semaine suivante dans la Revue syndicale. Un système efficace ! »

510 « Madame Egalité au perchoir », Journal de Genève, vendredi 4 novembre 1988.

511 BGE, 2001/25, 17. Documents concernant le Congrès extraordinaire du PSS, Berne, 2 novembre 69.

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Pour adopter une posture d’expert, il faut pouvoir justifier un statut d’expertise scientifique.

Pour Alexandre Berenstein, ce sont les titres de professeur ordinaire et de juge fédéral qui lui confère ce statut. Ces étiquettes prestigieuses ne lui ont pas seulement permis d’accéder à des espaces d’expertise et à les utiliser comme outil politique, elles constituent aussi un facteur de respectabilité sociétale qu’il s’agit de replacer dans le processus d’intégration du réseau militant aux institutions helvétiques.

Au début du XXe siècle, le réseau syndical et socialiste suisse constitue une véritable subculture ouvrière avec des formes de sociabilité spécifiques.512 Leur exclusion voire leur criminalisation sont le résultat d’un quadrillage politique et policier volontariste qui s’oppose à cette alternative aux valeurs de la bourgeoisie libérale dominante.513 L’intégration du mouvement socialiste et ouvrier aux institutions helvétiques progresse de manière non-linéaire durant le siècle. Si la grève générale de 1918 permet d’obtenir l’introduction du système d’élection à la proportionnelle grâce auquel le parti socialiste devient le premier parti de Suisse au tournant des années 1930, elle entraîne également un rapprochement des radicaux et des catholiques conservateurs qui consacre l’isolement politique des socialistes et retarde l’intégration socialiste au niveau fédéral.514 Alors que les partis bourgeois refusent un siège socialiste au Conseil fédéral à quatre reprises durant l’entre-deux-guerres, il est finalement obtenu en 1943 dans le contexte du tournant de la bataille de Stalingrad.515 Après un retour dans l’opposition en 1953516, les socialistes deviennent un partenaire à droits égaux du régime politique suisse à partir de 1959 avec deux sièges au Conseil fédéral. La première partie de la carrière professionnelle et militante d’Alexandre Berenstein est marquée par ce contexte caractérisé à la fois par une exclusion de fait des institutions et la perspective d’une intégration pleine et entière. Il est un des socialistes pionniers à devenir à la fois professeur ordinaire en 1955 et juge fédéral en 1970. Cette dernière nomination est particulièrement symbolique puisqu’elle est directement reliée au contexte politique à l’échelle fédérale, dernier bastion de l’intégration socialiste après la Seconde Guerre

512 François Walter, Histoire de la Suisse. IV. La création de la suisse moderne (1830-1930), Neuchâtel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2010, p. 115.

513 Hans Ulrich Jost, « ‘Surveiller Et Punir’ : Le quadrillage du mouvement ouvrier et du socialisme par la bourgeoisie suisse aux 19e et 20e siècles. » Cent ans de police politique en Suisse : (1889-1989), 1992, pp. 11-12.

514 André Rauber, Histoire du mouvement communiste suisse. Du XIXe siècle à 1943, Genève, Slatkine, 1997, pp.

71-72 ; Sur l’interprétation de la grève générale comme coup d’arrêt à l’intégration socialiste au niveau fédéral, voir Marc Vuilleumier, François Kohler, La grève générale de 1918 en Suisse, Genève, Grounauer, 1977.

515 François Walter, Histoire de la Suisse. V. Certitudes et incertitudes du temps présent (de 1930 à nos jours), Neuchâtel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2010, p. 15.

516 Les socialistes ne demandent pas la reconduction d’un socialiste au Conseil fédéral parce que les partis bourgeois refusent de leur accorder les deux membres que leur donnerait droit leur représentation à l’Assemblée fédérale.

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mondiale, et qu’elle lui consacre l’accès aux institutions helvétique en tant que candidat du parti socialiste.

L’analyse de la correspondance et de la presse genevoise entourant son élection nous permet de nous rendre compte des logiques de respectabilité qu’entraîne ce nouveau statut. Premièrement, la presse locale célèbre Alexandre Berenstein en tant que représentant genevois au Tribunal fédéral en évacuant son appartenance socialiste. Le 2 juin, la Tribune de Genève annonce la candidature d’Alexandre Berenstein au Tribunal fédéral pour le parti socialiste avec comme principal intertitre de l’article l’affirmation qu’« un socialiste aura peu de chance ». Alors que Genève n’est plus représentée dans aucune des autorités fédérales « depuis belle lurette » - depuis 1919 et le départ de Gustave Ador pour le Conseil fédéral et depuis 1946 pour le Tribunal fédéral517 -, la Tribune de Genève préfère prendre position pour le radical Alfred Devaud qui aura plus de chance qu’un socialiste de réunir une majorité de parti autour de sa candidature.518 En réalité, c’est justement l’appartenance socialiste qui permet à Alexandre Berenstein d’être élu : les radicaux retirent leur candidat afin de permettre aux socialistes d’avoir un siège supplémentaire auquel le jeu de la proportionnelle leur donne droit depuis leur pleine intégration comme parti politique à droits égaux en 1959.519 Après son élection le 10 juin, la Tribune de Genève célèbre « son » juge fédéral et présente son parcours sans mentionner une seule fois son appartenance socialiste.520 Si l’élection d’Alexandre Berenstein est une conséquence de la mise en place de la pratique de pleine inclusion des socialistes aux institutions fédérales, l’accès à ce poste lui assure une respectabilité cantonale soudaine que son appartenance socialiste empêchait jusqu’alors. Deuxièmement, sa femme nous confirme que ce nouveau statut prestigieux « était une reconnaissance pour lui car il n’y avait pas eu de juges fédéraux juifs et socialistes avant lui. Il cumulait les « tares » ! »521 Si nous ajoutons encore ses origines russes à l’équation, il apparait que l’élection au Tribunal fédéral constitue l’aboutissement d’un processus d’intégration aux dimensions multiples.

Troisièmement, nous observons que l’élection d’Alexandre Berenstein est particulièrement célébrée par son réseau militant. Il reçoit de nombreuses lettres de groupement syndicaux qui le félicitent de cette nouvelle fonction prestigieuse.522 Ces messages manifestent la fierté de voir leur formateur ou conseiller être consacré juge au plus haut échelon institutionnel. La reconnaissance individuelle qu’implique l’accès à cette fonction institutionnelle tend à être vécue également comme un gain de respectabilité pour le réseau militant en tant que tel, dans la mesure où cette nomination d’un proche

517 « Genève et le Tribunal fédéral », Journal de Genève, 26 novembre 1969.

518 BGE, 2001/25, 17. « Le professeur Berenstein candidat au Tribunal fédéral », Tribune de Genève, 2 juin 1970.

519 BGE, 2001/25, 17. Tribune de Genève, 3 juin 1970.

520 BGE, 2001/25, 17. « Genève a enfin son juge fédéral », Tribune de Genève, 2 juin 1970.

521 Jacqueline, Berenstein-Wavre (entretiens avec Fabienne Bouvier), Op. Cit., p. 102.

522 BGE, 20001/25, 6.

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militant est la preuve présente de la fin de leur marginalisation passée. De la même manière, la nomination d’Alexandre Berenstein comme professeur ordinaire en 1955 fait l’objet d’un article dans le bulletin L’Ouvrier sur bois et du bâtiment :

Au nom du mouvement syndical suisse dans son ensemble, nous félicitons très vivement notre ami pour l’honneur mérité qui lui est fait et exprimons le vœu que ses nouvelles occupations astreignantes lui laissent encore assez de loisirs pour contribuer de si remarquable façon à l’éducation des travailleurs par la plume et par la parole.523 Ce type de félicitations caractérisées du réseau militant atteste à la fois d’un besoin durable d’honorabilité, symétrique à la frustration engrangée durant l’exclusion, et de la persistance d’une sociabilité de camaraderie sous-tendue par un sentiment de fraternité militante. Comment expliquer sinon que le bulletin du Parti socialiste genevois invite tous les membres du parti à venir assister à l’hommage publique rendu à Alexandre Berenstein par l’Université et par la Ville de Genève à l’occasion de ses quatre-vingts ans, en 1989 ?524

À cet égard, le scandale des fiches qui éclate en 1989 révèle la fragilité de la réconciliation institutionnelle opérée par le réseau militant. La survivance d’une contre-culture de sociabilité fraternelle est mise en regard de la persistance d’une culture institutionnelle socialiste et anti-syndicaliste. Le 24 novembre 1989, le conseiller national socialiste zurichois Moritz Leuenberger annonce la découverte d’une pratique de fichage de masse de la police fédérale remontant à la fin du XIXe siècle525 et systématisée après la Seconde Guerre mondiale : 900'000 fiches répertorient les individus jugés potentiellement menaçant pour l’ordre social, notamment les différentes oppositions de gauche.526 Les deux époux Berenstein sont fichés.527 Comme plusieurs autres dizaines de milliers de personnes, Alexandre Berenstein écrit dans les semaines qui suivent au Ministère public pour consulter sa fiche et sollicite ensuite l’organe de médiation pour demander une réévaluation de l’étendue des éléments qui lui sont masqués.528 Sa fiche contient 24 entrées de 1938 à 1988.529 Sont mentionnés des éléments peu pertinents qui se rattachent à des activités dans ses trois types de réseau. Ressortent en particulier ses engagements militants, l’hospitalité qu’il accorde à différents ressortissants des pays de

523 BGE, 2001/25, 6. « Un professeur de droit du travail à l’Université de Genève », L’Ouvrier sur bois et du bâtiment, 20 juillet 1955.

524 BGE, 2001/25, 4.

525 Marc Veuilleumier, « La Police Politique En Suisse 1889-1914 : Aperçu Historique », Cent Ans De Police Politique En Suisse : (1889-1989), Lausanne, Editions d’en bas, 1992, pp. 31–62.

526 Bernard Voutat (dir.), Les institutions politiques suisses à l’épreuve d’un scandale : émergence et désamorçage du scandale des fiches, site internet du projet de recherche, FNS/UNIL, 2014.

527 Jacqueline Berenstein-Wavre (entretiens avec Fabienne Bouvier), Le bâton dans la fourmilière, Genève, Editions Metropolis, 2005, pp. 157-158.

528 BGE, 2001/25, 2B. Correspondance entre Alexandre Berenstein et le ministère public de la confédération, 1989-1990.

529 BGE, 2001/25, 2B. Extrait du fichier du service de police du Ministère public de la Confédération concernant Alexandre Berenstein, 1990.

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l’Est qu’il s’agisse de socio-démocrates ou d’académiciens, et l’allocution qu’il fait à l’occasion d’une activité de la communauté israélite de Genève en 1981. Internationaliste convaincu et genevois d’adoption, l’échelle nationale qui lui a conféré la respectabilité institutionnelle de juge fédéral lui rappelle à la fin de sa vie qu’il peut être parallèlement toujours perçu comme un potentiel ennemi intérieur : un socialiste juif originaire de Russie.

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