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Le débat politique et médiatique sur la ratification suisse de la Charte fait apparaitre la mobilisation rhétorique de deux identités nationales suisses en concurrence. Ces deux représentations de l’espace national se construisent à partir de l’échelle internationale. D’un côté, certains opposants à la charte mobilise un discours souverainiste qui considère les engagements internationaux comme des atteintes aux institutions et traditions suisses. Ils misent sur l’étalage des risques d’ingérence pour provoquer une résistance nationale. Cette identité nationale s’appuie sur un mythe d’un sonderfall616 helvétique fondé sur la résistance à l’étranger. Cette construction de la représentation nationale par la négative, en réaction à une altérité étrangère, se retrouve dans le débat sur la Charte sociale européenne : il convient, selon les opposants à la ratification, de résister aux impositions internationales d’un texte qui nie les traditions du fédéralisme et de la paix du travail pour les fonctionnaires fédéraux et qui impose un contrôle supranational de la législation suisse. La mobilisation de cette rhétorique dans le cadre du débat sur la ratification de la Suisse à la Charte tend à montrer que cet instrument international peut provoquer, à l’opposé de l’intention de ses partisans, une réaction nationale de résistance au droit social.

De l’autre côté, Alexandre Berenstein et Pierre Aubert défendent une vision internationaliste de la Suisse. Ils misent sur le risque d’un isolement diplomatique et l’attrait d’une participation internationale, mais aussi sur la défense de la tradition internationaliste de la Suisse. Alexandre Berenstein comprend qu’il doit développer une rhétorique spécifiquement nationaliste pour défendre l’ouverture de la Suisse à l’international. Cette stratégie rhétorique consiste à rappeler l’implication internationaliste de la Suisse pour le développement du droit social au tournant du XXe siècle afin de présenter un nouvel engagement international dans ce domaine comme la continuité d’une tradition.

Il souligne ainsi que les premières conférences internationales du travail de Berlin (1890) et de Berne (1905, 1906, 1913) ont été réunies à l’initiative du gouvernement suisse et que l’espace nationale a été l’hôte de celles-ci tout comme de l’office international du travail à Bâle puis de l’Organisation internationale du travail à Genève. Alexandre Berenstein mobilise ce discours selon lequel la Suisse est à l’origine de la création du droit social international de manière systématique pour défendre la ratification par la Suisse de la Charte sociale européenne durant les décennies 1970, 1980 et 1990.

Pierre Aubert recourt également à cette stratégie. Lors du traitement de la ratification en séance du Conseil des Etats en 1984, il cite Alexandre Berenstein pour rappeler que la Suisse est « à l’origine de

616 Expression canonique de la culture politique suisse qui présente le récit national comme un « cas particulier ». Voir François Walter, Histoire de la Suisse. IV. La création de la suisse moderne (1830-1930), Neuchâtel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2010, p. 75-76.

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la protection des droits sociaux sur le plan international » 617 et que l’adhésion à la Charte s’inscrirait dans la continuité de cette tradition internationaliste. L’enlisement du débat et les résistances politiques en 1986 puis en 1996 vont obliger Alexandre Berenstein à radicaliser cette logique rhétorique. Avant le débat des chambre fédérales en 1986, il écrit ainsi :

Notre pays est – rappelons-le – celui qui, dès la fin du siècle dernier déjà, a été le premier à demander que soient conclus des traités internationaux en matière sociale ; il est à l’origine des conventions internationales du travail et a collaboré à la création de l’Organisation internationale du travail. Ce n’est donc pas la ratification de la Charte, mais bien plutôt son refus qui serait contraire à nos traditions.618

Après le premier refus de 1986, la ratification de la Charte sociale européenne est à nouveau traitée par le Parlement fédéral en 1996. Dans un article dans Le Courrier, Alexandre Berenstein amplifie encore plus sa rhétorique du récit internationaliste helvétique en allant jusqu’à présenter l’OIT comme une création helvétique :

N’est-ce pas [la Suisse] qui naguère était en tête des Etats européens pour réclamer que ces derniers prennent des engagements réciproques dans le domaine social ? N’est-ce pas elle aussi qui, en réalité, est à l’origine de l’Organisation internationale du travail ?619

617 BGE, 2001/25, 3. Procès-verbal de la troisième séance du Conseil des Etats sur le traitement de la ratification de la Charte sociale européenne, 7 mars 1984.

618 BGE, 2001/25, 3. Alexandre Berenstein, « La Charte sociale européenne devant la commission du Conseil national », 1986.

619 BGE, 2001/25, 3. Alexandre Berenstein, « La Suisse ratifiera-t-elle bientôt la Charte sociale européenne », Le Courrier, 7 juin 1996.

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CONCLUSION

En conclusion, l’analyse de l’activité multiscalaire d’Alexandre Berenstein après la Seconde Guerre mondiale fait apparaître son appartenance à trois réseaux d’action. Le premier est un réseau académique transnational qui rassemble les experts juridiques du droit social. L’OIT favorise l’unification de cette « communauté épistémique » au sein de la Société internationale de droit du travail et de la sécurité sociale à la fin des années 1950 ; celle-ci connait ensuite une phase d’expansion de sa dimension internationale et de reconnaissance croissante marquée par la reprise de son secrétariat général par le BIT en 1974. Le deuxième réseau est l’héritier de la « nébuleuse réformatrice » transnationale à l’origine de l’OIT. Il est formé de sections nationales regroupées au sein de l’Association internationale pour le progrès social qui renaît en 1953. Le désengagement progressif des quelques groupements nationaux affiliés entraîne le déclin, dès la seconde moitié des années 1960, puis la mort, au début des années 1980, de ce réseau réformateur dans sa dimension transnationale. Le troisième réseau d’Alexandre Berenstein comprend les structures réformistes du mouvement ouvrier et socialiste dans le cadre national suisse. Il déploie une action militante et formatrice fortement ancrée localement.

Si les réseaux transnationaux réformateur et académique s’intéressent tous deux à la réforme sociale, ont certains espaces et modalités de circulation en commun et bénéficient du rôle d’Alexandre Berenstein comme vecteur de connexions, les interactions qu’ils entretiennent restent marginales ou ponctuelles. L’analyse comparée de ces deux réseaux au prisme de l’implication d’Alexandre Berenstein fait apparaitre leur propension à représenter des espaces sociaux et culturels spécifiques qui existent à une échelle transnationale. À l’instar des organisations internationales, les réseaux transnationaux étudiés constituent une réalité sociale agissante dont les pratiques et les logiques ne peuvent être appréhendées en tant qu’unique addition d’éléments nationaux. Cette prise en compte des réseaux non seulement comme des structures de configuration circulatoire mais également comme des espaces sociaux à part entière nous permet d’observer des évolutions parallèles de l’internationalisme à la fin des années 1960. D’un côté, le réseau réformateur doit adapter son discours et ses pratiques pour faire face à l’émergence de nouveaux acteurs concurrents et à la rhétorique des droits humains ; de l’autre, le réseau académique cherche à s’affirmer en tant qu’espace universel et apolitique en dépit d’une incapacité à assurer une étanchéité effective à la pénétration d’enjeux politiques et culturels externes.

La diversité des réalités et des postures sociales d’engagement d’Alexandre Berenstein renvoie à une unique conception du progrès social qui lui assure une cohérence d’ensemble. Ancrée dans une adhésion au socialisme réformiste internationaliste, la conception du progrès social d’Alexandre

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Berenstein le rattache au courant de la réforme sociale issue du XIXe siècle. Elle définit des objectifs d’amélioration des conditions sociales et de répartition de la richesse produite ainsi que des moyens interventionnistes pour y parvenir. Cette conception intègre les deux traditions dans lesquels s’inscrit Alexandre Berenstein en grande partie par filiation : le socialisme démocratique et le développement transnational de la législation sociale.

Réalité supranationale de premier plan en Europe à partir de la fin de années 1950, la Communauté économique européenne brille pourtant par son absence des espaces d’engagement d’Alexandre Berenstein. Les mentions de la CEE sont extrêmement rares dans les documents d’Alexandre Berenstein et progressent que timidement durant les années 1980 et 1990. Est-ce la CEE qui a délaissé les réseaux dont fait partie Alexandre Berenstein ou le contraire ? En 1991, alors qu’il organise la dissolution de l’AIPS, il a conscience que l’intégration économique européenne ne s’est que peu aventurée dans le domaine social :

Je regrette vivement qu’au moment précisément où l’action d’une organisation non gouvernementale européenne non partisane pourrait se révéler particulièrement utile dans la perspective de la création d’une Europe sociale, nous soyons obligés de procéder à la dissolution de l’AIPS.620

À défaut de s’intéresser à la construction de ce qui deviendra l’Union Européenne, Alexandre Berenstein s’engage pour l’action normative du Conseil de l’Europe sur les questions sociales. Son implication sans faille en faveur de la ratification suisse de la Charte sociale européenne jusqu’à la fin de sa vie, en dépit des critiques qu’il formule de manière répétée à l’égard du mécanisme de contrôle du traité, prouve que cet instrument régional visant une amélioration et une uniformisation de la politique sociale par la promulgation de droits sociaux reste pour lui emblématique de la voie à suivre.

Il demeure convaincu que la construction de la protection sociale nationale peut passer par des références normatives internationales, inscrites dans l’esprit de la réforme sociale, sous-tendues par la visée de la sécurité sociale et formulées sous forme de droits sociaux.

Notre analyse a permis de confirmer la dimension transnationale de la construction du progrès social après la Seconde Guerre mondiale. L’amélioration des conditions sociales après-guerre est notamment pensée à travers la sécurité sociale et les droits sociaux, catégories qui profitent des interactions entre les échelles nationales et internationales pour exister en tant que réalités juridiques et qui sont portées et défendues par des organisations internationales et des réseaux transnationaux.

Cette circulation transnationale des idées et des personnes alimente la construction des Etats-providence, ce la plupart du temps de manière sous-terraine. Il n’en demeure pas moins que les différents contextes et échelles constituent des univers aux pratiques spécifiques qui peuvent

620 BGE, 2001/25, 8B. Lettre d’Alexandre Berenstein à Madame Eveline Feyerick-Anspach, 1991.

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demander des discours ou des stratégies adaptées. Les interactions entre ses différents espaces peuvent constituer des rencontres d’altérité, sources de tensions, comme c’est le cas lors du débat public sur la ratification par la Suisse de la Charte sociale européenne, qui voit l’émergence d’un discours souverainiste, construit en réaction à l’échelle internationale et à ses instruments.

À la fin de cette recherche, nous remarquons la nécessité de prendre en compte les échelles locale, nationale et internationale d’engagement d’Alexandre Berenstein pour comprendre cette figure et son activité de manière accomplie. Si l’échelle internationale est celle des aspirations politiques du socialisme et de la réforme sociale héritées de son père et l’échelle locale celle de la construction de son identité, l’échelle nationale apparaît comme la plus difficile à saisir pour Alexandre Berenstein. Son sentiment d’appartenance à la « communauté imaginée »621 suisse se construit au rythme de son intégration personnelle et de celle, collective, du mouvement ouvrier et socialiste. Cette dernière implique une allégeance institutionnelle qui est fortement marquée dans le discours d’Alexandre Berenstein. Sa perception d’une « sage lenteur » de la Suisse dans le développement de la législation sociale tend à défendre les particularités institutionnelles suisses et à construire le récit d’un sonderfall622 helvétique. Ce « patriotisme constitutionnel » 623 est une condition et une conséquence de son intégration comme socialiste à la nation suisse.

621 Benedict Anderson, Imagined communities Reflections on the origin and spread of nationalism, Londres, Verso, 1983.

622 Expression canonique de la culture politique suisse qui présente le récit national comme un « cas particulier ». Voir François Walter, Histoire de la Suisse. IV. La création de la suisse moderne (1830-1930), Neuchâtel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2010, p. 75-76.

623 Expression du philosophe Jürgen Habermas pour désigner l’aptitude des Suisses à s’attacher à leurs institutions comme d’autres nations se réfèrent à leur patrimoine culturel. Voir François Walter, Histoire de la Suisse. V. Certitudes et incertitudes du temps présent (de 1930 à nos jours), Neuchâtel, Alphil-Presses universitaires suisses, 2010, p. 7.

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