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Alexandre Berenstein inscrit la législation sociale suisse dans la tradition institutionnelle et juridique de développement du droit social retracée jusqu’à présent en insistant sur le caractère transnational de son développement ainsi que sur les analogies qu’on peut établir entre les logiques de sa construction et celles qui ont prévalu au niveau international. Il met notamment en avant le développement parallèle de la législation suisse et internationale dans le domaine du travail :

Ce sont les problèmes résultant de la concurrence intercantonale qui ont amené les cantons possédant une législation protectrice à rechercher une unification de la législation du travail sur le plan fédéral, tout comme, quelques années plus tard, la concurrence, ou plutôt la crainte de la concurrence des Etats étrangers, a amené la Suisse à proposer l’adoption de conventions internationales.152

146 BGE, 2001/25, 17. « Réforme économique et droits du travail. Des éclaircissements nécessaires », Editorial d’Alexandre Berenstein, Les Services publics, 1947.

147 BGE, 2001/25, 4. « Les juristes et le droit au logement. II. Me Berenstein, juge fédéral : une conception moderne du droit. », Le Tribune de Lausanne Le Matin du 23 septembre 1970.

148 Ibid.

149 Voir notamment Samuel Moyn, The Last Utopia. Human Rights in History, Cambridge, Belknap Press of Harvard University Press, 2010.

150 Selon lui, celle-ci est acquise sur le plan international depuis le Pacte de 1966.

151 BGE, 2001/25, 22. Alexandre Berenstein, « La garantie internationale des droits sociaux », Szeged, 1984.

152 BGE, 2001/25, 22C. Alexandre Berenstein, « De la politique sociale suisse », rapport présenté aux Journées juridiques et économiques franco-suisses, Montpellier, 5-8 avril 1951.

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La législation suisse du travail et le droit international du travail partagent la même tradition unificatrice qu’il souhaite voir se prolonger.153 Il relève par ailleurs que « la Suisse dès le début a été soumise à l’influence de la législation étrangère en matière d’assurances sociales, comme elle a pu, de son côté, créer des modèles qui ont été imités dans d’autres pays. »154 Par exemple, en 1890, le principe d’une introduction par voie législative de l’assurance en cas d’accident et de maladie est proposé au peuple en tant que reprise explicite des systèmes développés par l’Allemagne et l’Autriche quelques années auparavant.155 L’acceptation massive par le peuple de la loi sur l’assurance-vieillesse et survivants en 1947 en comparaison de l’échec d’un projet sur le même sujet en 1931 s’explique selon lui par le contexte d’après-guerre de « développement des assurances sociales – ou de la sécurité sociale – à l’étranger et sur le plan international. »156 Il conclut qu’il y a « concordance entre l’évolution de la sécurité sociale sur le plan international, cette même évolution dans les pays étrangers et l’évolution de la législation sociale. »157 Cette constatation révèle qu’Alexandre Berenstein a une vision transnationale du développement de l’Etat social qui contraste avec le point de vue étroitement nationaliste adopté par la plupart des autres acteurs de cette construction. Cela nourrit également son positionnement internationaliste :

La Suisse, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, ne peut demeurer dans un splendide isolement. Elle fait partie de l’Europe et se trouve confrontée aux mêmes problèmes que ceux qui assaillent ses voisins. De là l’intérêt pour elle de suivre attentivement l’évolution qui se produisit sans cesse à l’étranger et d’y participer activement, de concert avec les pays qui lui sont associés au sein du Conseil de l’Europe comme au sein de l’Organisation internationale du travail.158

Cette conviction que la législation suisse subit l’influence des législations étrangères et des normes internationales explique en partie l’optimisme à toute épreuve d’Alexandre Berenstein à l’égard du développement à venir de la législation sociale suisse. L’après-guerre est en effet marqué

153 Sur la conception unificatrice du droit social d’Alexandre Berenstein sur le plan interne, voir notamment BGE, 2001/25, 22C. Alexandre Berenstein, « De la politique sociale suisse », rapport présenté aux Journées juridiques et économiques franco-suisses, Montpellier, 5-8 avril 1951. « Alors que l’on tente par l’intermédiaire de l’Organisation Internationale du Travail d’unifier dans une certaine mesure les conditions du travail dans les différents pays du monde, il apparait urgent de commencer à les unifier à l’intérieur du pays. » Alexandre Berenstein incite à tirer les conséquences législatives de l’unité économique que forme la Suisse au-delà de sa division politique en cantons fédérés.

154 BGE, 2001/25, 22. Alexandre Berenstein, « La Suisse et le développement international de la sécurité sociale », Schweizerische Zeitschrift für Sozialversicherung, 1981. Exposé présenté à l’assemblée générale de la Société suisse de droit des assurances à Genève, le 5 juin 1981.

155 Ibid. Alexandre Berenstein relève en effet que le message du Conseil fédéral du 28 novembre 1889

mentionne explictement les modèles allemand et autrichien et reproduit textuellement l’exposé des motifs des projets de loi des deux pays voisins.

156 BGE, 2001/25, 22. Alexandre Berenstein, « La Suisse et le développement international de la sécurité sociale », Schweizerische Zeitschrift für Sozialversicherung, 1981. Exposé présenté à l’assemblée générale de la Société suisse de droit des assurances à Genève, le 5 juin 1981.

157 Ibid.

158 Ibid.

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par une effervescence législative suisse qui touche tant le domaine du droit du travail que celui des assurances sociales. Ces grands chantiers de législation sociale de l’après-guerre en Suisse sont représentatifs du contexte international. La réaffirmation de l’Organisation internationale du travail qui survit à la Société des Nations et l’éclosion de l’Organisation des Nations Unies et du Conseil de l’Europe manifestent une nouvelle confiance dans les mécanismes juridiques internationaux pour garantir non seulement la paix mais également l’amélioration des conditions de la vie sociale. La croissance économique soutenue jusqu’à la crise économique du début des années 1970, ainsi que le contexte de guerre froide qui produit une concurrence des modèles sociaux, participent d’un âge d’or de la construction des Etats-providence.159 Alexandre Berenstein ne cesse durant les décennies 1950 à 1970 de relever le « mouvement législatif de grande envergure »160 qui rompt avec la tradition de grande stabilité de la législation suisse.161 Ce bouillonnement législatif le rend très optimiste quant à la mise en place, à terme, d’un véritable système de sécurité sociale en Suisse :

Alors que le système suisse d’assurance sociale était demeuré quasiment immobile pendant la période qui a séparé les deux guerres mondiales, la situation s’est totalement transformée dès la fin de la deuxième guerre. Il ne s’est guère passé d’année sans que de nouvelles lois, de nouveaux arrêtés, de nouvelles ordonnances ou des modifications d’anciennes lois, d’anciens arrêtés ou ordonnances aient été adoptés dans ce domaine.162 Les incessantes améliorations vécues ne cessent de nourrir son optimisme et sont interprétées comme une concrétisation de sa conception de la construction progressive d’un système global de sécurité

159 Sandrine Kott, « OIT, justice sociale et mondes communistes. Concurrences, émulations, convergences », Le Mouvement Social, vol. 263, no. 2, 2018, pp. 139-151.

160 BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « La loi sur le travail. Ses caractéristiques essentielles », Mémoires publiés par la Faculté de droit de Genève, 1968.

161 Voir notamment BGE, 2001/25, 22C. Alexandre Berenstein, « De la politique sociale suisse », rapport présenté aux Journées juridiques et économiques franco-suisses, Montpellier, 5-8 avril 1951 ; BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « La loi sur le travail. Ses caractéristiques essentielles », Mémoires publiés par la Faculté de droit de Genève, 1968 ; BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « L’avant-projet de loi sur le contrat de travail », Revue syndicale suisse, mars 1965 ; BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « Les problèmes actuels du droit du travail en Suisse », Rivista di diritto internazionale e comparato del lavoro, décembre 1972. Texte de la conférence tenue dans le cadre de l’Ecole internationale de droit du travail comparé en août 1972 à Trieste. En 1951, alors que les modifications constitutionnelles de 1947 ont définitivement étendu les compétences fédérales législatives en matière de droit social, il pense que les autorités fédérales ont l’intention d’œuvrer en vue de développer la législation fédérale du travail et envisage avec optimisme les différents projets de loi en préparation sur l’assurance-maternité, l’assurance-invalidité, les allocations familiales et l’extension du système de l’assurance-accidents. Durant les années 1960 et 1970, il constate le perpétuel remaniement et la constante amélioration qu’ont connu les assurances sociales ainsi que la réforme complète de la législation du travail entreprise après la guerre qui se traduit principalement par l’adoption de la loi sur le travail en 1964 et la révision des dispositions du code des obligations relatives au contrat de travail en 1971 et qui tend « à moderniser la législation du travail dans notre pays. »

162 BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « De l’assurance sociale à la sécurité sociale : La réforme de l’assurance-accidents », Tiré à part de la Semaine judiciaire, février 1979.

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sociale ; en 1979, il estime ainsi que « l’on s’achemine dans notre pays vers l’établissement d’un système de sécurité sociale de plus en plus complet. »163

Cette conception témoigne d’une apparente naïveté, dans la mesure où elle nie l’existence de véritables obstacles, résistances ou oppositions. Sa perception téléologique du développement du droit social comme une marche vers la sécurité sociale le pousse à voir les différences comme des lacunes ou des manques et à être optimiste à partir du moment où il y a du progrès. En 1951164 et en 1973165, il observe exactement de la même manière qu’en comparaison internationale le terme de sécurité sociale ne s’est « pas encore implanté » [nous soulignons] en Suisse. Si la Suisse ne connaît pas de véritable sécurité sociale à la fin des années 1970, Alexandre Berenstein l’explique par la « sage lenteur » qui caractérise les évolutions et améliorations suisses.166 Les différences, avec le système de sécurité sociale français par exemple, sont exclusivement analysées comme des retards qui s’expliquent par une différence comparative de « rythme »167 institutionnel. Selon lui, ce sont la complexité législative induite par le système fédéraliste d’une part et le risque de référendum168 induit par le système de démocratie semi-directe d’autre part qui « ont contribué à ralentir le développement de la sécurité sociale en Suisse. »169 Il ajoute également un troisième facteur dans certains de ses travaux : le fait que la Suisse ait été épargnée par les deux conflits mondiaux aurait eu pour conséquence qu’elle n’a pas ressenti dans la même mesure que les pays qui l’environnent les contre-coups de ces guerres dans le domaine économique et social.170 Or, l’exemple historique de la grève générale de 1918 démontre que la Suisse a également connu de profonds mouvements sociaux liés au contexte de guerre. L’usage répété du droit d’initiative par certains partis, a fortiori le Parti socialiste, afin d’inscrire les questions sociales à l’agenda politique tendrait plutôt à voir la démocratie directe comme un instrument en faveur de la réforme sociale. Quant au système fédéraliste, force est de

163 Ibid.

164 BGE, 2001/25, 22C. Alexandre Berenstein, « De la politique sociale suisse », rapport présenté aux Journées juridiques et économiques franco-suisses, Montpellier, 5-8 avril 1951.

165 BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « Assurances sociales, droit du travail et droit international du travail », Schweizerische Zeitschrift für Sozialversicherung, 1973.

166 BGE, 2001/25, 7. Discours d’Alexandre Berenstein, président de l’ASPS, en ouverture de l’assemblée générale de l’association à Neuchâtel en 1970.

167 BGE, 2001/25, 22C. Alexandre Berenstein, « De la politique sociale suisse », rapport présenté aux Journées juridiques et économiques franco-suisses, Montpellier, 5-8 avril 1951.

168 Dans le système politique suisse, toute nouvelle loi peut être soumise à référendum si un certain nombre de citoyens en font la demande.

169 BGE, 2001/25, 9. Cours d’Alexandre Berenstein sur la sécurité sociale, séminaire international de droit du travail comparé, Szeged, 1986.

170 BGE, 2001/25, 21. Alexandre Berenstein, « Les problèmes actuels du droit du travail en Suisse », Rivista di diritto internazionale e comparato del lavoro, décembre 1972. Texte de la conférence tenue dans le cadre de l’Ecole internationale de droit du travail comparé en août 1972 à Trieste ; BGE, 2001/25, 22C. Alexandre Berenstein, « De la politique sociale suisse », rapport présenté aux Journées juridiques et économiques franco-suisses, Montpellier, 5-8 avril 1951.

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constater qu’il n’a pas constitué un obstacle à la construction d’un système de sécurité sociale en Allemagne fédérale et qu’il ne devrait plus pouvoir être invoqué comme un facteur de ralentissement à partir du moment où la Confédération détient une compétence qu’Alexandre Berenstein juge «à peu près universelle » pour légiférer en matière sociale suite à la révision constitutionnelle de 1947.171 Ce schème explicatif des pesanteurs helvétiques en matière de droit social nie l’existence de rapports de force. Il est marqué par l’absence de certains acteurs nationaux de la réforme sociale, en particulier le patronat et les assurances maladies privées, et évacue par conséquent la possibilité d’oppositions et de résistances.

171 Ibid.

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