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Les difficiles adaptations de l’Association internationale pour le progrès social face aux nouvelles concurrences et pratiques

Les différentes prises de position exprimées par les sections nationales quant à l’avenir de l’AIPS durant la seconde moitié des années 1970 mettent en évidence les évolutions que ces acteurs ont perçues depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le paysage et le fonctionnement de la communauté internationale. Ces nouveautés ont constitué autant de difficultés pour l’AIPS. Les sections nationales estiment que l’émergence de nouveaux acteurs internationaux ainsi que l’affirmation et la multiplication des organisations intergouvernementales ont eu pour conséquence l’apparition d’une concurrence à l’AIPS et rendu une partie de son action inutile. D’une part, la communication internationale s’est progressivement trouvée concentrée dans les grandes organisations internationales ; cette mission historique de l’AIPS assumée notamment par l’organisation de congrès comme espaces de communication et connexion transnationale est donc tombée en désuétude selon la section allemande.414 D’autre part, l’explosion des organisations non gouvernementales a produit une féroce concurrence à l’AIPS, d’autant plus qu’elle a été accompagnée d’un double processus de spécialisation et de professionnalisation des acteurs. Paul Schleimer, engagé dès la reconstruction d’après-guerre et président entre 1964 et 1967, constate la nouveauté d’une coexistence de l’AIPS avec d’autres organisations internationales aux buts analogues mais aux ressources humaines et financières bien plus importantes.415 La spécialisation des acteurs, notamment l’émergence d’institutions et de réseaux scientifiques, a parallèlement rendu la prétention d’expertise interdisciplinaire de l’AIPS caduque.416 Si l’apparition d’acteurs professionnels et plus spécialisés est également constatée dans le cadre national, ce sont en particulier la prise en charge croissante de la politique sociale par la politique étatique et la constitution de nombreux organes paritaires officiels qui concurrencent les sections nationales.417 Par conséquent, l’AIPS d’après-guerre se développe dans

414 BGE, 2001/25, 11. Procès-verbal de la séance du comité directeur de l’AIPS du 10 décembre 1977 ; Propositions de la section allemande pour un travail futur de l’AIP, mai 1978.

415 BGE, 2001/25, 11. Lettre de Paul Schleimer à Jean-Paul Promper, secrétaire général de l’AIPS, 28 juillet 1979.

416 BGE, 2001/25, 11. Note de Monsieur le Chanoine Goor sur les perspectives de l’AIPS, 1975 ; Procès-verbal de la séance du comité directeur de l’AIPS du 10 décembre 1977.

417 BGE, 2001/25, 11. Note de Monsieur le Chanoine Goor sur les perspectives de l’AIPS, 1975 ; Propositions de la section allemande pour un travail futur de l’AIP, mai 1978.

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un contexte nouveau, caractérisé par une évolution des acteurs au niveau international et une évolution du traitement politique de la réforme sociale au niveau national.

L’AIPS est contrainte de s’adapter à ce contexte international nouveau. Lors de sa refondation dans les années 1950, elle ne peut plus être l’Association internationale pour le progrès social de l’entre-deux-guerres, une organisation unique au lien privilégié avec l’OIT418 ; elle est désormais une ONG parmi d’autres et doit se conformer aux pratiques en cours de formalisation pour cette nouvelle catégorie d’acteurs. Après la Seconde Guerre mondiale, face au nombre croissant d’organisations de type non gouvernemental intéressées par ses activités, l’OIT est forcée de mettre en place des dispositifs successifs pour définir et formaliser les rapports qu’elle entend établir avec ces structures.

La création du statut consultatif en 1948 est complétée par l’introduction en 1956 d’une « liste spéciale des organisations non gouvernementales » dont les membres sont tenus au courant des actualités de l’OIT et admis à participer à ses réunions et conférences à titre d’observateur.419 Alors que le statut consultatif de 1948 concerne six organisations, elles sont quatre-vingts à être inscrites sur la liste spéciale en 1969.420 Après la refondation de 1953, l’AIPS prend conscience de sa nouvelle dénomination d’organisme non gouvernemental et des démarches qu’elle doit réaliser auprès des organisations internationales mais peine à faire évoluer son discours et ses pratiques. L’ordre du jour du comité directeur des 10 et 11 novembre 1956 à Luxembourg comprend un point « Reconnaissance au titre d’ “Organisations non gouvernementale” » lors duquel les membres décident de déposer une demande de reconnaissance auprès du BIT, du Conseil de l’Europe, de l’UNESCO et du Conseil économique et social des Nations Unies.421 Si l’AIPS est inscrite dès fin 1958 sur la liste spéciale de l’OIT, elle est pressée par le BIT en 1959 pour définir un représentant permanent422 et attend le milieu des années 1960 pour faire figurer sur son papier à lettre et ses autres documents officiels les statuts dont elle jouit auprès des principales organisations internationales.423

Alexandre Berenstein et les autres membres de l’AIPS manifestent en outre une difficulté à intégrer dans leur discours la dénomination d’organisation non gouvernementale. Dans les procès-verbaux des séances du comité directeur et dans la correspondance échangée, il est systématiquement fait mention de l’AIPS comme d’une « association internationale ». Si le discours est adapté dans les

418 BGE, 2001/25, 8B. L’OIT et les organisations non gouvernementales, Bureau international du travail, Genève, 1969, pp. 12-13.

419 Ibid.

420 Ibid.

421 BGE, 2001/25, 8C. Procès-verbal de la séance du comité directeur des 10 et 11 novembre 1956 à Luxembourg.

422 BGE, 2001/25, 8A. Lettre d’Alexandre Berenstein à W. Siegrist, 16 février 1959.

423 « Organisme non gouvernemental qui jouit du Statut Consultatif de la cat. B des Nations Unies, du Conseil de l’Europe et inscrit sur la liste spéciale de l’O.I.T. » BGE, 2001/25, 8A.

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allocutions et documents officiels où l’identité d’organisation non gouvernementale est explicitement assumée, Alexandre Berenstein utilise uniquement le qualificatif d’association dans sa correspondance privée. Aussi adresse-il ses félicitations à David Morse en ces termes lors de son départ de la direction du BIT : « Notre Association est heureuse de pouvoir vous féliciter de l’œuvre considérable qu’au cours de cette période de 22 années vous avez accomplie en faveur du progrès social. »424 [nous soulignons]

Il faut attendre 1982 pour voir une première occurrence de l’acronyme familier « ONG » dans une lettre d’Alexandre Berenstein à l’Abbé Joseph Wresinski, secrétaire général d’A.T.D. Quart Monde.425 Cette résistance à l’usage de l’expression « organisation non gouvernementale » s’explique par une inertie des anciennes pratiques mais probablement également par le sentiment de régression qu’implique l’usage du terme. Pour un réseau qui se targue de précéder les organisations intergouvernementales et d’être à l’origine d’une des toutes premières, ce qualificatif catégoriel qui définit les organisations par la négative nie cet historique d’antériorité et de singularité.

L’AIPS de l’après-guerre doit également s’adapter à un environnement international dans lequel coexistent d’autres organisations qui ont des objectifs proches ou analogues. Sous la première présidence de Max Gottschalk, le comité directeur ne semble pas avoir encore pris conscience de cette nouvelle réalité, comme l’atteste l’inscription d’un point « Existence d’autres associations internationales » à l’ordre du jour de la séance du 19 septembre 1958.426 Le point concerne le projet de fusion de l’Association internationale de droit social et des Congrès internationaux de droit du travail dont le comité directeur a appris l’existence une année auparavant. Max Gottschalk avait alors écrit à Alexandre Berenstein, pas encore membre titulaire du comité directeur, pour lui communiquer la crainte de concurrence exprimée par certains membres et lui demander des précisions : « certains de nos collègues au Comité de notre Association s’inquiètent des décisions que vous avez prises à Genève pour la constitution d’une nouvelle association. »427 Le comité directeur de septembre 1958 est ainsi l’occasion pour Alexandre Berenstein de communiquer la création effective de la SIDTSS par fusion et tenter de rassurer les membres sur sa dimension exclusivement juridique et académique. Or, s’il semble profitable pour le reste du comité directeur qu’un lien existe entre les deux organisations grâce à Alexandre Berenstein, ils sont loin de percevoir ce nouvel acteur comme complémentaire et le lien qui existe comme une opportunité de collaboration ; ils espèrent que ce lien pourra garantir « une entente (…) afin de séparer nettement leurs champs d’activité, l’un et l’autre s’en tenant à son domaine propre. » Cette vision concurrente majoritaire n’est pas partagée par Alexandre Berenstein.

424 BGE, 2001/25, 8. Lettre d’Alexandre Berenstein, président de l’AIPS à David Morse, ancien directeur général du BIT, 5 juin 1970.

425 BGE, 2001/25, 2B. Lettre d’Alexandre Berenstein à l’Abbé Joseph Wresinsky, 1er avril 1982.

426 BGE, 2001/25, 8C. Procès-verbal de la séance du comité directeur du 19 septembre 1958 à Liège.

427 BGE, 2001/25, 8A. Lettre de Max Gottschalk, président de l’AIPS, à Alexandre Berenstein, 9 novembre 1957.

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Dans sa réponse à Max Gottschalk en décembre 1957, il disait ne pas bien comprendre « les raisons de l’inquiétude » du fait que les « deux mouvements sont complémentaires l’un de l’autre »428 Dix ans plus tard, lorsqu’il sollicite le professeur Rudolf Strasser, membre de la SIDTSS, pour lui demander de créer une section de l’AIPS en Autriche, il défend toujours la complémentarité des réseaux réformateur et académique :

J’ajoute encore qu’il n’y a concurrence avec la Société internationale de droit du travail et de la sécurité sociale, puisque cette dernière Société groupe des juristes et dirige ses études sur le plan du droit comparé, tandis que l’Association internationale groupe, outre des juristes et économistes, des représentants des organisations syndicales d’employeurs et des pouvoirs publics. Les buts des deux groupements ne sont donc pas les mêmes et leur recrutement est également différent.429

En 1966, la création de l’Association internationale des relations professionnelles (AIRP) fait apparaître un autre acteur international aux objectifs similaires à l’AIPS. L’AIRP est emblématique de la tradition anglaise de la négociation collective. Si la Grande-Bretagne a été la première à légiférer sur la durée du travail des enfants, elle s’est ensuite détournée de l’interventionnisme et a misé sur un système de négociation collective, développé à l’écart du droit, pour réguler les relations de travail (industrial relations).430 Contrairement à l’analogie existant entre la SIDTSS et l’AIPS dans leur intérêt pour la législation sociale, la similitude entre l’AIPS et l’AIRP se situe moins au niveau du domaine d’étude que sur un plan méthodologique. L’AIRP est en effet spécialisée dans un seul aspect de la politique sociale, à savoir l’étude des relations professionnelles, mais elle entend proposer une expertise interdisciplinaire en associant autant des juristes et des économistes que des sociologues.431 De plus, elle est extrêmement proche de l’OIT : son secrétariat est établi au BIT et elle y organise son premier congrès mondial en septembre 1967. On ne trouve pas de traces de discussion du comité directeur concernant cet acteur qui nous renseigneraient sur le degré de concurrence perçu par les membres de l’AIPS. Nous savons cependant qu’une collaboration est développée entre l’AIRP et la SIDTSS, mais pas avec l’AIPS.432 Plus largement, l’AIPS ne développe pas de relations suivies ou de partenariats avec d’autres organisations de type non gouvernementales ; les seuls contacts observés interviennent tardivement à partir de la fin des années 1960 toujours dans le cadre de structures de coordination d’ONG liées à une organisation internationale ou à un événement spécifique comme l’Année internationale des Droits de l’Homme.

428 BGE, 2001/25, 8A. Lettre d’Alexandre Berenstein à Max Gottschalk, 4 décembre 1957.

429 BGE, 2001/25, 8A. Lettre d’Alexandre Berenstein au Professeur R. Strasser, 26 décembre 1967.

430 Alain Supiot, Le droit du travail, Paris, Presses universitaires de France (Que sais-je ?), 2019, p. 22.

431 BGE, 2001/25, 8A. Lettre R. W. Cox, secrétaire de l’Association internationale des relations professionnelles, à Alexandre Berenstein, président de l’AIPS, 13 juillet 1967.

432 BGE, 2001/25, 7. Alexandre Berenstein, Les origines et le développement de la Société Internationale de Droit du Travail et de la Sécurité Sociale, Genève, 1995.

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L’émergence de la SIDTSS et de l’AIRP est caractéristique des phénomènes de spécialisation et professionnalisation des acteurs observés par les membres de l’AIPS après la Seconde Guerre mondiale. Les réactions de l’AIPS à l’arrivée de ces nouveaux acteurs, oscillant entre crainte de concurrence a priori et indifférence, révèlent la difficile adaptation d’une culture d’organisation héritée de l’entre-deux-guerres aux nouvelles réalités de l’internationalisme d’après-guerre. La présence d’une multiplicité d’acteurs internationaux de type associatif devient une réalité dans les décennies 1950 et 1960. Dans ce contexte, la proximité d’une organisation peut être perçue à la fois comme une concurrence potentielle et une opportunité de collaboration. À ce titre, la défense d’une vision complémentaire entre les réseaux réformateur et académique par Alexandre Berenstein est cohérente avec son action militante et internationaliste en faveur du progrès social. Les visions concurrentes et collaboratives ne peuvent cependant rester de l’ordre du discours ; la réalité internationale d’après-guerre implique de se positionner de manière proactive par rapport aux autres acteurs et de développer une stratégie de communication sur ce positionnement, comme le comprend Alexandre Berenstein à la fin des années 1960.

Mobilisation des droits de l’homme et affirmation de la parenté de l’Organisation

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