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Quatrième partie : les résultats

Chapitre 5. Pôles et figures de l’activité dans le vieillir

5.3 La retraite ? Très peu pour moi !

Suzanne, Anna, Hélène et Francine poursuivent toujours leur emploi rémunéré à temps complet, tandis qu’Estelle travaille à temps partiel. Pour les répondantes travaillant à temps complet, leur profession occupe largement leur vie quotidienne : « Ce qui résume ma vie, c’est le travail » (Suzanne); « je ne connais pas un prof qui ne travaille pas les fins de semaine » (Hélène). La vie active du monde travail aspire ainsi le quotidien, et ce, malgré les écarts drastiques observés dans leurs conditions de vie et situations socioéconomiques. Leurs perspectives quant à la sortie de carrière restent cependant variables. Pour Anna, qui vend un journal de rue réalisé par des personnes itinérantes, et Suzanne, artiste-peintre, la retraite n’apparaît pas être une option, même à long terme, voire au grand âge; elles souhaitent poursuivre leur investissement dans leur domaine d’action tant que leur état de santé leur permettra de le faire. Anna désire ainsi maintenir ce travail aussi « longtemps qu’elle sera capable » sur le plan physique, car elle « aime vraiment le monde » et « le contact avec les gens », c’est-à-dire sa clientèle. Toutefois, lorsque sa situation financière le permettra, elle désire mettre un terme à son autre boulot, comme femme de ménage. À l’instar d’Anna, c’est aussi le travail qui occupe la vie quotidienne de Suzanne, « c’est le travail qui prend le plus de place », précise-t-elle. Pour cette dernière, la seule pensée de prendre sa retraite l’horripile; elle se sent même « insultée » lorsqu’on lui pose la question. Pour elle, il s’agirait d’un

« retrait de la vie courante, des activités »; conséquemment, elle n’appréhende pas la sortie du monde du travail comme étant « attrayante » :

« Quand tu aimes ce que tu fais, puis tu es en forme, tu n’as pas à arrêter. La retraite, ce n’est pas quelque chose que j’envisage, qui me plaît, moi. Pour moi, la retraite égale ennui, arrêter, ne plus s’investir, ne plus rien penser…Non, ça me plaît pas ça, puis c’est pas une question monétaire, c’est une question d’investissement du cerveau ». (Suzanne, 60 ans, artiste-peintre)

Néanmoins, les impératifs financiers alimentent aussi son rapport au travail, car comme travailleuse autonome depuis plus de trente ans, le maintien d’une discipline, « d’une routine de travail » a été obligatoire pour gagner sa vie comme artiste et préserver son indépendance, elle « qui ne veut pas dépendre de qui que ce soit ». Mais il y a plus. Il y a aussi la créativité, qu’elle retrouve dans son métier, qui l’anime au plus haut point :

« Je pense que d’ici dix ans, je vais peindre encore, je vais être aussi active que présentement […]. Mon objectif, ce n’est vraiment pas de me bercer. Non, c’est vraiment de retrouver un filon qui me rend énergique, allumée, qui m’amène des idées, [me] fasse fonctionner dans ma créativité… […] Quand je vais avoir trouvé ça, je vais pouvoir filer jusqu’à quatre-vingts, quatre-vingts quelque… ». (Suzanne, 60 ans, artiste-peintre)

La dimension de créativité, qui donne corps à la grande satisfaction que Suzanne retire de son travail, détermine aussi, pour Hélène et Francine, le maintien de l’activité rémunérée. Exprimant à cet égard son « niveau très élevé de satisfaction », Hélène témoigne de la dimension créative sous-jacente à son activité universitaire lorsqu’elle compare, du même souffle, son travail de professeure et celui des secrétaires de son département, qui « font ce qu’on leur dit de faire », et au sein duquel « l’aspect créativité est à peu près inexistant ». Dans la même logique, mais sous une toile de fond plus ludique, la créativité en emploi s’observe également dans le récit de Francine, 67 ans, éducatrice en petite enfance. Pour elle, « les

enfants, c’est la vie », elle s’estime privilégiée de pouvoir maintenir cette activité, car « un travail dans lequel tu t’amuses, tu ris, chantes toute la journée, il n’y en a pas beaucoup ». Enfin, pour Anna, son travail comme camelot de rue lui offre la possibilité de « communiquer », « d’échanger », « d’être en contact humain », car elle « s’intéresse aux personnes ». Dynamique contraire à celui de son activité de femme de ménage, qu’elle maintient par nécessité économique, mais qui se caractérise par l’ennui :

« J’aime vraiment ça [le travail au Journal] […] Je suis une personne qui aime le public, j’aime les gens, le contact humain […] parce que ça m’améliore en tant que personne, ça me rend plus humaine, tandis que comme femme de ménage, je suis toujours toute seule, je parle aux murs et aux plafonds ». (Anna, 64 ans, femme de ménage et camelot de rue)

À l’instar de Suzanne, Anna n’envisage pas sa sortie d’emploi comme camelot, mais souhaiterait cependant un jour avoir les moyens financiers pour troquer son activité rémunérée de femme de ménage contre une activité artistique : celle d’ouvrir un atelier avec son mari. La sortie de carrière apparaît cependant plus trouble pour Hélène et Francine qui appréhendent avec un peu d’inquiétudes cette transition biographique vers la retraite. D’un côté, elles rappellent qu’elles devront se résoudre, un jour ou l’autre, à quitter leur champ professionnel mais, d’un autre côté, elles ne semblent pas désirer sciemment une réelle sortie du monde du travail. Souhaitant « garder un pied à l’intérieur [de la garderie] », Francine envisage en ce sens de faire des remplacements dans les années à venir, en réitérant qu’elle finira son année de travail et « verra en temps et lieu » pour l’année prochaine, car elle ne se « met pas de projets pour la retraite ». Quant à Hélène, au contraire, la retraite, c’est une transition qu’elle devra envisager dans les années à venir :

« Plus le temps passe, plus les gens me demandent si je suis à la retraite, […] c’est quasiment malgré moi que je suis obligée d’y réfléchir... […] je me sens vraiment pas encore prête, ni de pression pour le faire, mais n’empêche que le temps passe tellement vite que ça ne sera pas si loin que ça. Je n’aime pas trop y penser… […], mais je n’aurai pas le choix de commencer à planifier ça. Je parle de l’aspect psychologique de la chose… ». (Hélène, 61 ans, professeure universitaire)

Finalement, une autre dynamique émerge sous ce pôle de l’activité, soit celui de travailler à temps partiel, après la sortie de carrière faite définitivement depuis quelques années. C’est le cas d’Estelle et de Chantale, qui ont toutes deux mené des carrières comme fonctionnaires et bénéficient d’une retraite confortable. Elles travaillent « par plaisir » et non pas par « nécessité », à un point tel qu’Estelle nous confie redonner entièrement son salaire à un proche ami, financièrement précaire. Si cette dernière a investi un tout autre domaine d’emploi que dans lequel elle a jadis œuvré, pour Chantale, ses contrats de travail en formation communautaire s’inscrivent dans la continuité de ses activités de militante qui jalonnent sa trajectoire professionnelle.

En somme, « aimer son travail » est probablement l’aphorisme qui résume le mieux le maintien des activités rémunérées dans l’avancée en âge, qu’elles soient réalisées à temps complet ou partiel. Toutefois, pour les répondantes non retraitées, le pôle de l’emploi reste dominant dans les activités quotidiennes de ces répondantes. Considérant non seulement le temps investi dans le travail, mais surtout l’intérêt et la satisfaction qu’elles en retirent, la perspective d’une sortie de carrière vers la retraite génère des tensions perceptibles. Celles-ci se matérialisent notamment dans la relation circulaire entre, d’une part, le questionnement social, c’est-à-dire le regard d’autrui porté sur elles comme femmes vieillissantes (sont-elles à

la retraite ou non ?) et, d’autre part, la réflexion personnelle que ces inquisitions font surgir concernant leurs propres rapports au travail et à la fin de carrière.