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La gérontologique critique et féministe : penser les rapports de sexe dans le vieillissement

Deuxième partie

Chapitre 2. Le cadre théorico-conceptuel

2.2 Le potentiel heuristique de la gérontologique critique : un cadre pluridisciplinaire

2.2.2 La gérontologique critique et féministe : penser les rapports de sexe dans le vieillissement

Il y a vingt ans, Agnès Pitrou (1997 : 149) mettait sur la sellette, avec d’autres, que « la vieillesse a aussi un sexe. Dans le champ de la gérontologie ou de la sociologie du vieillissement, la vieillesse au féminin est longtemps restée un champ d’études quasi inexistant. D’un côté, sociologues et gérontologues ont peu exploré l’expérience des femmes aînées et, surtout, les effets des rapports sociaux de sexe sur les parcours du vieillissement; d’un autre côté, les études féministes ont porté peu d’attention aux questions de la vieillesse des femmes avant les années 199049 (Attias-Donfut, 2001; Calasanti, 2004, 2008; Calasanti et

al., 2006; Estes, 2006; Estes, 2003; Quéniart et al., 2011; Ross-Sheriff, 2008). Souhaitant ainsi

faire la jonction entre le féminisme et la gérontologie critique, la gérontologie féministe montre que :

« The old age is a political location […] As with other systems of oppression, people tend not to see the importance or contours of age relations when they are privileged by youth, even if they are disadvantaged in other ways. […] To leave age relations unexplored reinforces the inequality old people face, an inequality that shapes other relations of oppression, and one that we reproduce for ourselves » (Calasanti et al. 2006 : 25).

L’apport principal des travaux féministes en gérontologie critique est d’avoir mis sur la sellette le fait que l’âge représente dorénavant une « variable structurante des rapports

49 Quelques pionnières telles que Sontag (1978) mobilisera le concept du double standard, issu des théories

féministes, pour l’appliquer à la vieillesse des femmes. Toutefois, comme l’évoque Quéniart et al. (2011), les avancées sur le plan théorique intégrant une perspective plus macro, telle que celle des rapports sociaux de sexe, ne se feront qu’à partir des années 1990. En 1993, le Journal of Aging Studies (vol. 7, no. 2) publie le premier numéro dédié aux approches féministes du vieillissement.

sociaux » (Charles, 2011), laquelle s’imbrique aux rapports de sexe, de classe et de race. En d’autres mots, l’âge peut agir comme catégorie sociale discriminante et l’âgisme se présente comme la résultante des rapports sociaux d’âge, à l’instar du sexisme et du racisme. En somme, la gérontologie féministe prend assise sur quatre prémisses, définies par Estes (2006 : 81, traduction libre) : 1) « les expériences des femmes et leurs conditions à travers leurs parcours de vie sont socialement construites » par des phénomènes tels que la division sexuelle du travail et l’asymétrie des rapports sociaux entre les femmes et les hommes (comme groupe social); leurs impacts sont notables dans tous les champs du social (État, politiques publiques, citoyenneté, famille, marché du travail, etc.). 2) « L’expérience vécue et les difficultés rencontrées par les femmes ne sont pas seulement le fait des décisions et des comportements individuels »; les contraintes qu’elles vivent et leur accès à la citoyenneté varient donc selon le « régime de genre » des États (Sainsbury, 2000; Waylen, 2000). 3) « Les désavantages vécus sont cumulatifs dans le parcours de vie » (Estes, 2006 : 82, traduction libre). Les inégalités sociales sont ainsi à situer dans un continuum; certaines se renforcent et peuvent mener, par exemple, à des situations d’extrême pauvreté (Charpentier et Billette, 2010). C’est d’ailleurs sur cette réalité que repose la quatrième prémisse d’Estes (2006 : 82, traduction libre) : « la féminisation de la pauvreté est inextricablement liée à la complexité et l’enchevêtrement des oppressions (interlocking oppressions50) de la race, de l’ethnicité, de la classe, de la sexualité et des nations qui produisent la marginalisation des femmes aînées ».

50 C’est en 1990 que Patricia H. Collins introduit le concept de « matrice des oppressions » ou encore celui de

« systèmes d’oppressions entrecroisées » pour désigner les effets multiples et imbriqués du racisme, du sexisme et du « classisme », auxquels elle greffe d’autres facteurs de discrimination, tels que l’orientation sexuelle, l’âge, les handicaps, etc. Ce faisant, plusieurs travaux féministes en gérontologie critique mobilisent la notion de l’intersectionnalité pour appréhender la multiplicité des rapports sociaux qui participent à la construction des expériences de la vieillesse des femmes (Calasanti, 2004, 2008; Calasanti et al., 2006; Quéniart et al., 2011; Ross-Sheriff, 2008, Estes, 2006).

Appliqué plus spécifiquement à notre objet, il s’agit d’étudier comment les rapports sociaux de sexe - marqués par la différence sexuelle que charrient les rapports de pouvoir et leur historicité (Scott, 2000) - se manifestent dans l’activité du quotidien et en quoi les pratiques dites actives façonnent l’expérience de la citoyenneté vécue dans la vie quotidienne. Pour paraphraser Haicault (2000 : 45), le tour de force réside dans la conceptualisation de ces rapports qui distribuent, reproduisent ou transforment les positions sociales occupées par les hommes et les femmes dans la société (Hirata et Kergoat, 2005), alors que plusieurs n’y voient que rôles ou différences sexuelles. De la même façon, les rapports liés à l’âge et à l’âgisme construisent aussi le rapport à la citoyenneté active dans l’avancée en âge. L’âgisme constitue en ce sens un obstacle majeur à la reconnaissance du rôle des personnes aînées dans la société et entrave leur participation sociale (Rochman et Tremblay, 2010).

En conclusion, le féminisme, comme appareillage théorique et empirique, s’intéresse à l’expérience des femmes depuis plus de quarante ans; il offre un potentiel considérable pour appréhender, tant la complexité des réalités quotidiennes, que les liens et les tensions entre le personnel et les inégalités socio-structurelles (Biggs, 2004). Dit autrement, une posture féministe exige de prendre en compte les dynamiques relatives aux rapports sociaux qui traversent les contextes, les situations et les pratiques sociales et influencent, à différents niveaux, selon les positions sociales occupées, l’expérience de la vieillesse des individus. Sur le plan micro, la gérontologie féministe permet de mettre en exergue le « point de vue situé51 »

51 S’inspirant des travaux historiques de Marx et Hegel, Nancy Hartsock (1983, dans Dorlin, 2008) développe la

théorie du Feminist Standpoint, soit d’un positionnement épistémologique qui vise à ancrer la production du savoir dans un point de vue situé, c’est-à-dire dans une position socialement construite à partir d’une « situation subie et non pas d’un point de vue féminin essentialisé. La définition est politique et non ontologique ».

des femmes aînées, lesquelles agissent comme « des interprètes actives, construisant leur biographie à travers la parole, les interactions, les histoires et le récit » (Ross-Sheriff, 2008 : 310, traduction libre).

C’est à l’intérieur de ce cadre, qui lie la gérontologie critique et le féminisme, que nous abordons les questions du vieillissement et, en l’occurrence, notre objet d’étude. Toutefois, il importe ici de se munir d’un appareillage théorique « plus proche » de nos objectifs de recherche. En d’autres termes, pour prendre en compte les discours issus du référentiel du vieillir actif et étudier ceux sur l’activité du vieillir dans la vie quotidienne des femmes, nous nous sommes intéressée à l’approche de l’analyse critique du discours (Critical Discourse

Analysis, CDA), qui parachève notre cadre théorico-conceptuel.