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Les déconstructions et reconstructions féministes de la citoyenneté

Deuxième partie

Chapitre 2. Le cadre théorico-conceptuel

2.1 Tours et détours sur le concept de citoyenneté : une rétrospective

2.1.2 Les déconstructions et reconstructions féministes de la citoyenneté

Les travaux de politicologues féministes sont aujourd’hui nombreux, à l’instar du champ que recouvre lui-même le concept, comme nous l’avons évoqué plus haut. Parmi les principales critiques féministes, Walby (2000) montre que la citoyenneté est sexuée : l’obtention des droits ne suit pas la chronologie indiquée par Marshall, car, au préalable, il a fallu que les femmes sortent du domaine privé pour réclamer des droits citoyens et, ce faisant, c’est la citoyenneté politique, par le biais des luttes des suffragettes pour le droit de vote, qu’elles ont obtenue, et ce, avant la citoyenneté civile ou sociale. Ce sera avec le développement des États- providence que les femmes obtiendront, au moyen de luttes considérables, des droits sociaux menant à leur reconnaissance comme sujet et personne (Ibid). Comme le rappelle pertinemment Jenson (2011: 23), « les femmes n’avancent vers une citoyenneté à part entière que lorsque leurs mouvements s’engagent activement dans une dynamique revendicative ».

Rappelons d’ailleurs que l’exclusion sociohistorique des femmes repose principalement sur la construction historique d’une nature immanente de la féminité, c’est-à-dire d’un statut ontologique consubstantiel à la maternité et à la reproduction qui naturalise la maternité :

« La maternité vient souligner l’absence de ‘corps propre’ des femmes puisque la mère et le fœtus sont en partie confondus ; ensuite, la maternité assigne les femmes à l’espèce, ce qui est à l’opposé de l’individualisme moderne; finalement, la maternité revêt une fonction de naturalisation, alors que l’univers politique est perçu comme un arrachement à la nature et à l’état de nature. » (Lamoureux, 2001 : 55, citée dans Morales-Hudon, 2008 : 13)

En d’autres termes, « l’espace public est centré sur l’individu doté de raison, d’indépendance et de liberté, tandis que l’espace privé renvoie au social, à l’économie sans que le domestique et la famille n’y soient appréhendés » (Pateman, 1989, traduit dans Marques-Pereira, 2003 : 10). La division sociale des sphères privée-publique et son corollaire, la division sexuelle du travail, ont donc été un point pivot pour réarticuler le concept (Lister, 1997; Marques-Pereira, 2004), puisque cette dichotomie (de l’espace et du travail) représente la pierre angulaire sur laquelle a été édifiée la citoyenneté dite universelle, mais en réalité construite sur le sujet, posé comme universel, de l’homme blanc. À cette fin, l’accent a ainsi été mis sur le fait que « l’exclusion des femmes de la citoyenneté n’est pas la conséquence d’une différence ‘naturelle’, mais bien de la construction sociale et politique de la différence » (Morales-Hudon, 2008 : 7).

Pour penser l’inclusion des femmes, deux perspectives féministes de la citoyenneté ont soulevé un débat vigoureux; l’une s’articule sur une conception différenciée de la citoyenneté, alors que l’autre mise sur l’égalitarisme. La citoyenneté différenciée s’incarne dans un féminisme, caractérisé de maternalisme qui valorise l’expérience du privé et l’éthique de la sollicitude (Ethics of care), développée par Gilligan (1982). Selon Pateman (1988), une pionnière de cette approche, la citoyenneté s’est construite sur des critères masculins, au détriment des expériences et des besoins des femmes. Par conséquent, l’articulation d’une citoyenneté pour les femmes nécessite la reconnaissance de leurs différences et la réhabilitation de la sphère privée et des valeurs associées à la maternité (amour, compassion, empathie, etc.) dans la conception du politique. A contrario, les tenantes de l’approche égalitariste réfutent l’approche de la différence, jugée essentialiste et occultant les rapports de

pouvoir ayant construit la différence. Pour ces dernières, le principe de l’égalité est posé comme un élément nodal pour la représentation et participation des femmes au domaine public. Pour Dietz (2000), cette vision oblige les femmes à choisir entre deux sphères (féminine ou masculine). Pour elle, une approche féministe de la citoyenneté ne relève pas des attitudes qui régissent la relation maternelle, mais doit se « tourner vers les valeurs, relations et pratiques explicitement politiques, et plus exactement participatives et démocratiques » (Ibid : 149). Elle insiste ainsi sur une « citoyenneté démocratique » qui favorise l’engagement et l’inclusion des femmes dans l’ensemble des lieux et instances décisionnelles de la société43.

Dans le même sillage, mais cherchant à dépasser ce débat égalité-différence, les théoriciennes de la citoyenneté plurielle proposent pour leur part d’inscrire la différence « au cœur du politique », tout en maintenant le principe de l’égalité comme assise de la citoyenneté (Lamoureux, 1996, cité dans Morales-Hudon, 2008 : 35). En insistant sur la démocratisation du privé - « la démocratie au foyer est un préalable à la démocratisation en dehors du foyer » - Phillips (1992, traduit dans 2000 : 406) évoque l’importance d’une politique de présence dans les instances publiques afin de favoriser la représentation des femmes. Young (1989) quant à elle, propose de repenser les mécanismes institutionnels en mettant de l’avant une politique de

la différence, laquelle permettrait d’assurer la représentation des groupes minorisés dans les

instances publiques, un peu à l’image des actions positives pour rétablir les inégalités sociohistoriques induites par les rapports de domination. Dans une perspective résolument anti-essentialiste, Mouffe (1995) met l’accent sur une conception de la citoyenneté asexuée,

43 Précisons à cet égard que les mouvements des femmes s’inscrivent aussi dans cette perspective égalitariste,

revendiquant l’égalité face à un ensemble de droits (sociopolitiques, économiques, culturels) (Morales-Hudon, 2007).

laquelle exige la désexualisation des domaines privé-public afin que les identités de genre, construisant la différence sexuelle, perdent de leur saillance et de leur tonalité.

En somme, en montrant que la citoyenneté relève d’abord de la sphère publique (Lamoureux, 2004) – celle historiquement consacrée aux hommes - les conceptualisations féministes de la citoyenneté ont en outre appréhendé ladite différence des femmes, qu’elle soit construite ou ontologique, et la dialectique privé-public pour imaginer une conception du politique et de la démocratie visant leur inclusion. Au-delà des diverses propositions, l’inscription des différences au sein d’un idéal démocratique égalitaire reste un enjeu considérable. Car, si d’une part, « il faut cheminer vers une notion plus complexe d’égalité qui permet de réduire effectivement les inégalités sociales » (Lamoureux, 1996, citée dans Morales-Hudon, 2008 : 35), d’autre part, l’émergence de nouveaux droits sociaux (Jenson, 2001, 2006, 2007) a aussi mis en relief les « nouvelles » formes d’inégalités, générées par l’entrecroisement de plusieurs rapports de pouvoir (Siim, 2005). Reconnaître les oppressions historiques et les différentes positions sociales occupées au sein du tissu social, et ce, sans essentialiser ou homogénéiser les groupes en question, représente en réalité le défi conceptuel proposé par ces perspectives d’une citoyenneté plurielle. Toutefois, « l'idée qu'une citoyenneté entière requiert un engagement pour l'égalité des droits sociaux » s’édulcore selon Jenson (2001 : 47) et, les demandes visant la reconnaissance d’un « l’éthos de la pluralisation » des identités (Lister, 2007) continuent d’augmenter. Ces tensions entre universalisme (les valeurs communes qui devraient composer le vivre ensemble) et particularisme (la fragmentation des identités à l’origine des propositions des politics of difference) continuent d’alimenter les débats. En même temps, les inégalités sociales ne cessent de croître, engendrant ainsi l’étiolement des

droits sociaux (Jenson, 2006), notamment pour les personnes marginalisées ou celles en moindre situation de pouvoir. Une citoyenneté plus inclusive, du bottom-up, est ainsi réclamée par divers groupes sociaux se situant souvent en marge d’une citoyenneté dominante.