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Deuxième partie

Chapitre 2. Le cadre théorico-conceptuel

2.2 Le potentiel heuristique de la gérontologique critique : un cadre pluridisciplinaire

2.2.1 La gérontologie critique : principaux fondements

Rappelons brièvement que la gérontologie critique émerge à la fin des années 1970 et le début 1980, et se présente comme une hybridation entre le constructivisme social et le radicalisme des années 1960-1970 (Biggs, 2008). Souhaitant offrir une voie alternative face aux approches conventionnelles concernant le « problème de l’âge » (Moody, 2008), les gérontologues critiques s’opposent aux théories dominantes du vieillissement, issues des sciences biologiques et médicales ainsi que de la sociologie fonctionnaliste (Dannefer, 2006; Grenier, 2012; Walker, 2006b). Ce courant critique de la gérontologie s’est initialement développé sous deux approches, soit celle de l’économie politique et celle de la gérontologie humaine (humanistic gerontology) (Baars, Dohmen, et al., 2013; Grenier, 2012; Martinson et al., 2006; Minkler, 2007; Moody, 2008).

Brièvement, l’économie politique met l’accent sur la construction sociale du vieillissement - l’âge et le vieillissement ne sont pas que des réalités biologiques - et le postulat selon lequel les politiques, les pratiques et mécanismes institutionnels de l’État oppriment les personnes

âgées, contribuant entre autres à l’âgisme et aux inégalités socioéconomiques (Estes, 1979; Guillemard, 1981; Walker 1981). Combinant une analyse à la fois économique, politique et sociologique (Walker, 1980), les politiques sociales du vieillissement, définies comme « l’ensemble des interventions publiques structurant les rapports entre la vieillesse et la société » (Guillemard, 1984 : 120), sont appréhendées comme étant déterminantes des conditions de vie de la population âgée. L’intégration du genre et des autres dynamiques de pouvoir entre les groupes sociaux, ainsi que l’occultation de l’agentivité (agengy) des acteurs représentent les principales critiques qui ont été adressées à l’économie politique (Walker, 2005, 2006b).

La deuxième approche, que l’on retrouve sous la perspective critique du vieillissement, prend forme dans divers travaux en gérontologie humaine 47 qui se sont intéressés aux expériences subjectives et culturelles du vieillissement ainsi qu’à leurs significations (Baars et Phillipson, 2013; Dannefer, 2006; Grenier, 2012; Katz, 2003; Martison et Minkler, 2006; Minkler, 2007; Mouleart, 2012; Ray, 2008). Les gérontologues humanistes dirigent leur attention sur les intersections entre la culture, les représentations du vieillissement/vieillesse, les biographies individuelles ainsi que l’agentivité des acteurs, et non pas tant sur les structures sociales et les rapports de pouvoir qui traversent la construction sociale du vieillissement (Martinson et Minkler, 2006 ; Minkler, 2007). La dimension micro, à savoir la subjectivité et l’interprétation

47 Cette dernière est issue des perspectives humanistes (humanistic perspectives) qui prennent forme sous le

paradigme de l’herméneutique avec des penseurs tels qu’Adorno et Habermas de l’École de Francfort, et se focalise sur la compréhension et l’interprétation des pratiques sociales et les stratégies identitaires déployées par les individus (Dannefert, 2006; Jamieson et Victor, 1997). Dans le champ du vieillissement, « Moody (1988 ; 1993) a proposé quatre d’objectifs pour cette forme de gérontologie critique : théoriser les dimensions subjectives et interprétatives du vieillissement; encourager la praxis entendue comme l’implication en faveur du changement pratique et politique; favoriser, pour atteindre cette praxis, les liens entre chercheurs et acteurs de terrain; encourager un ‘savoir émancipateur’ » (cités dans Mouleart, 2012 : 87).

que font les acteurs de leurs propres parcours de vie, reste ainsi centrale dans la gérontologie humaniste (Grenier, 2012). Globalement, cette perspective a été critiquée pour l’occultation des dimensions structurelles et l’occultation des rapports sociaux.

Depuis les deux dernières décennies, un nombre croissant de gérontologues critiques tentent de faire la jonction entre les deux perspectives en essayant de « mieux comprendre les liens entre les enjeux sociaux, les politiques sociales contemporaines et les pratiques, ainsi que les expériences des divers groupes de personnes âgées » (Grenier, 2012 : 25, traduction libre)48.

Selon Gilleard et Higgs (2000) choisir entre ces deux approches relève d’un « faux choix », car, dans l’empirie, les deux dynamiques interagissent de façon continue dans les parcours de vie des individus. L’effort théorique consiste en ce sens à « observer l’interaction entre les recherches empiriques, l’interprétation, l’évaluation critique et les connaissances réflexives » (Minkler, 2007 : 18, traduction libre). Dit autrement, la gérontologie critique s’ingénie à comprendre les tensions entre l’individuel et le social, entre le macro et le micro, entre les inégalités structurelles, les construits socioculturels et les interprétations subjectives du vieillir (Baars et al., 2006, 2013; Biggs et al. 2003; Grenier, 2012; Moody, 2008).

Malgré la diversité des approches théoriques qui la constitue, la gérontologie critique s’est toujours présentée en tension avec la gérontologie dominante (mainstream), cherchant à dépasser la surface des objets ou des phénomènes par l’étude des processus qui les sous- tendent (Baars et al., 2006; Biggs et al. 2003; Martison et Minkler, 2006). Refusant également

48 Selon Rays (2008), l’ouvrage de Simone de Beauvoir La vieillesse, publiée en 1970, représente un travail

pionnier de la gérontologie contemporaine, car il analyse l’âgisme dans une perspective à la fois micro et macro, combinant tant l’étude des structures générant les inégalités, que les mécanismes sociaux et individuels produisant la discrimination basée sur l’âge.

de « s’enfermer dans une définition académique » (Mouleart, 2012 : 84), ou une « école spécifique » (Jamieson et Victor, 1997 : 177), elle reste sans cesse « revitalisée » par différentes « forces critiques » issues d’autres influences et concepts sociologiques (Katz, 2008 : 144). Elle permet en outre la circulation d’idées et de théories, apparaissant donc comme un « espace nomade », travaillant sur et par-delà les frontières paradigmatiques et les traditions scientistes (Katz, 2003). Enfin, lieu de débats et de remise en question des idées prêtes à penser, Grenier identifie trois dimensions qui caractérisent la gérontologie critique contemporaine :

« First, the approaches taken represent a project that is committed to understanding and questioning social, cultural and personal relations and experiences of ageing. Second, the focus on power relations exposes and challenges inequality and social conflict. Third, in many cases, critical perspectives focus on drawing attention to socio-cultural challenges, and advocating for altered conditions and change ». (Grenier, 2012 : 24)

Notre objet de recherche s’ancre en définitive au cœur des tensions de la gérontologie critique contemporaine, entre le macro et le micro, entre l’effet déterminant des structures (et des politiques) sur les biographies individuelles et l’agentivité des actrices, entre les rapports de pouvoir induits par le sexe/genre et l’âge, les stratégies de résistance individuelles ou collectives. Car si nous convenons avec Gubrium et Holstein (1995, cités dans Grenier et Phillipson, 2013 : 61) que les individus font preuve d’agentivité dans les pratiques de la vie quotidienne, et construisent en ce sens leurs expériences sociales et identitaires dans l’avancée en âge, les contraintes socio-structurelles ne s’annihilent pas pour autant :

« Introducing time and context as a means to understand constraints, Dannefer and Kelly-Moore (2009) take the view that ‘human activity is generically “agentic” but that agency is also inhibited by other forces operating from the beginning of the lifecourse onward. They note how: ‘… social structure can be said to precede individual agency in human development and continues to frame the range of choices across the life

course’ (p 392). In this, the power of the structure and the individual cannot be considered equal ». (Grenier et Phillipson, 2013 : 59)

2.2.2 La gérontologique critique et féministe : penser les rapports de sexe dans le