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Ressources documentaires et objets du monde

4. La référence centrale à l’Ingénierie des Connaissances

4.6. Documents et productions sémiotiques

4.6.4. Ressources documentaires et objets du monde

Si nous acceptons dans ses grandes lignes la théorie du support, cela résout en grande partie la question du statut des objets matériels que sont les inscriptions et les documents engagés dans un

horizon d’activités. Mais il semble que reste posée la question des « objets du monde » qui apparaissent intervenir eux aussi « directement » dans les connaissances participant aux situations d’activité considérées. Sont ils eux aussi, tous, des inscriptions? Cette question se trouve en effet très souvent posée dès que l’on se préoccupe d’établir des cartes de connaissances avec le modèle que nous proposons.

Un « objet du monde » que nous considérons comme une entité singulière, par exemple dans Agora le projet de R&D « APNEE : réseau d’alerte sur la qualité de l’air », ne se réduit pas aux ressources documentaires qui parlent de lui, y compris en incluant, comme nous le ferons dans la suite, certaines inscriptions éphémères considérées comme des documents (messages courts, enregistrement audio des conversations sur ce projet), comme « artefact d’interaction » (cf. §4.6.8). C’est pourquoi dans le modèle Hypertopic, nous distinguons bien la notion d’entité singulière, relevant d’une collection (l’entité « projet R&D », l’entité « produit », l’entité « personne », etc.). Une entité

singulière ne s’identifie pas à la notion de ressource documentaire attachée à cette entité, comme nous l’avons déjà évoqué au §1.3.2, Le projet APNEE et ses ressources descriptives (le résumé, le diaporama de présentation de ce projet, l’agenda de ce projet, etc.) ne sont pas la même chose.

Cette entité est une entité dans le monde, qui peut avoir certains attributs et en particulier un nom propre (« APNEE ») et un nom générique (« projet R&D ») qui représente en quelque sorte le « nom commun » de l’entité singulière. Dans certains cas, il n’existe aucune ressource associée, et ce sont uniquement ces inscriptions minimales, en particulier le fait d’apposer sur l’entité singulière une désignation identifiante (« le projet APNEE ») qui vont permettre de considérer l’objet du monde au titre de la théorie du support. L’inscription considérée pour une entité du monde n’est pas le flot de documents associés, mais juste un nom. Grâce à ce nom, en référence notamment à Guillaume d’Ockham, l’entité est un signe dans le monde qui comme tout signe a une double face, l’une comme objet dans le monde, l’autre comme signe matériel (le nom) mis pour cet objet.

Pour éclaircir ce point dans notre contexte du problème de la représentation des connaissances avec des cartes de thèmes, reprenons l’exemple du territoire de la « forêt », proposé au chapitre précédent, en supposant cette fois qu’un acteur, impliqué dans un projet d’activité métier, souhaite y catégoriser des objets pour les référencer sur la carte et tracer un « parcours de visite » inspectant tour à tour ces objets. Par exemple, il s’agira d’un enseignant de sciences qui se rend sur place dans la forêt pour préparer, en vue d’une exploration en compagnie de ses élèves, une carte indiquant les emplacements de plusieurs « niches écologiques » typiques, qu’il souhaite leur commenter. Chacun de ces sites est associé à une relation bien précise, que l’enseignant connaît de mémoire, entre des types d’arbres, de sols, de faune, de champignons, etc. Cet enseignant catégorise donc un certain nombre d’entités-exemples (des lieux de la forêt) selon ses propres critères25. Par exemple il repère un premier site typique qu’il marque comme « Exemple de garenne » sur la carte d’état-major, puis ailleurs un autre site typique qu’il intitule « Exemple de futaie», etc., et décide d’un parcours entre ces différents lieux compatible avec son objectif pédagogique. Dans cet exemple, en dehors de ce que l’enseignant choisit de regarder comme tel, il n’y a pas de document référent correspondant à « l’ Exemple de garenne ». L’entité apparaît juste

25 Si nous avons choisi ici de réinvestir un exemple déjà développé au chapitre précédent, c’est aussi afin de montrer à nouveau, si besoin, que chaque nouvelle activité, par exemple celle de cet enseignant en Sciences de la nature, amène une nouvelle vue sur le territoire. Ce nouvel acteur rejoint la communauté (au sens très large) des usagers de la forêt qui, comme nous l’avions vu, ont l’opportunité de construire/utiliser une carte partagée exprimant le terrain représentationnel commun minimal, sur lequel il peuvent ajouter de nouveaux points de vue, thèmes et entités, et de nouveaux « parcours de visite » (ici, le parcours « par niches écologiques ») envisageables à partir de la carte. Le chasseur n’a pas besoin d’être d’accord avec le point de vue du naturaliste, mais le faisceau des usages très différents que font ces acteurs de la forêt réunis par la force des choses comporte aussi certains recoupements possibles à cause des agrégats de situations problèmes que rencontrent les acteurs des différentes activités et qui présentent des parties communes (se déplacer, se repérer, évaluer les distances et le relief, connaître les sentiers et les « lieux-dits »…). Par delà les différences des points de vue, ce faisceau de situations-problèmes partagées et ce terrain représentationnel commun justifient la cohérence de la carte, comme ontologie sémiotique. La carte réannotée en fonction des fragments choisis par l’enseignant est un document pour l’action. Du point de vue de la représentation de connaissance selon Hypertopic l’inscription «Exemple de garenne » énoncée par l’enseignant est le signe qui suffit à qualifier l’entité singulière considérée, tandis que les indices (« bruyère », « terrrain sablonneux », « présence de lapins »…) sont les inscriptions des Topics indices de cette entité, rangés par exemple sous des thèmes intermédiaires tels que « faune », « flore » dans le point de vue « par écosystèmes ». L’enseignant peut se contenter d’utiliser pour ces inscriptions d’entités et de thèmes, un support vocal et mémoriel (s’il improvise directement son cours devant les élèves sur le site) ou bien il peut utiliser la médiation d’un support pérenne (l’annotation sur le support papier de carte d’état-major, ensuite photocopiée). Dans tous les cas il utilise des techniques, mais dans le second cas les techniques d’artefacts pérennes lui permettent de distribuer spatio-temporellement la transaction, par exemple en désynchronisant ses actions de préparation et de formation, où en délocalisant l’activité (s’il veut que les élèves explorent la forêt par eux-mêmes grâce au document).

comme une configuration du monde naturel distinguée en fonction des connaissances et de l’objectif de l’enseignant, par lui nommée ainsi et placée sur la carte. Dans le document annoté, qu’il photocopiera à l’intention des élèves, les seules inscriptions nouvelles sont les labels des entités exemples et leurs positions sur la carte.

Pour nous référer ici à la théorie du support , nous devons considérer que la forêt comme territoire ou environnement est un immense « document » dans lequel l’acteur opère une réécriture, par une annotation particulière du fragment d’environnement reconnu par ses caractéristiques comme « Exemple de garenne ». Cela signifie dans ce cas qu’il est nécessaire, comme indiqué au §4.6.3, d’élargir la notion « d’inscription » à l’ancrage matériel de la connaissance dans l’environnement : les ingrédients caractéristiques de la connaissance de « l’Exemple de garenne », par exemple le terrain sablonneux ou la bruyère, seront des inscriptions écrites et lues dans cet environnement.

Cette conséquence au premier abord paradoxale n’est pas forcément gênante, à condition de bien comprendre que le support d’inscription relève d’une grande variété, qui ne se limite en rien au seul papier du document textuel classique. Nous devons prendre en compte toute la richesse de supports de productions sémiotiques que l’homme a su développer progressivement, à travers une inventivité (fondamentalement « technique ») qui concerne aussi bien la parole, les gestes, le corps, l’environnement que les dispositifs classiques d’écriture, jusqu’à l’actuel numérique que vise particulièrement l’IC. Enoncée, écrite ou simplement « lue » (désignée) dans l’environnement, l’inscription «Exemple de garenne » est le signe qui suffit à qualifier l’entité singulière que l’enseignant a choisi de distinguer sur le territoire. Cette inscription invisible posée là, par la force d’une production sémiotique tel que le signe parlé ou le signe pensé, suffit à qualifier l’entité, à l’exclusion de tout autre document, car il est suffisant que cette entité singulière soit inscrite dans l’environnement naturel (on pourra aussi se reporter aux techniques d’Ars Memoriæ exosées dans l’annexe B, qui utilisent aussi des inscriptions dans l’environnement).

Le fait qu’un buisson de bruyère ou du sable puissent être des documents peut heurter le bon sens. Mais nous pouvons plus facilement admettre cette possibilité si nous considérons qu’il s’agit d’indices importants dans le cadre d’une enquête policière (dans ce cas, de vraie étiquettes pourront même alors être tracées ou placées sur l’environnement), ou bien si nous imaginons que l’enseignant prépare cette fois son cours en utilisant des croquis, des photos ou une image numérisée à 360° du site. Nous pouvons mieux concevoir alors que celui-ci porte des annotations qualifiant la bruyère et le terrain sablonneux en tant que fragments utilisés comme indices d’une connaissance. Pour porter des annotations ou pour archiver un fragment en tant qu’indice, il faut qu’il y ait support, ce que savent bien par exemple des scientifiques comme les archéologues ou les zoologues, qui ont pris l’habitude de considérer « le fragment d’amphore » ou « l’antilope » du zoo en tant que document. Et quand bien même il ne travaille par sur photo ou croquis, mais « directement dans l’environnement », l’enseignant n’en lit pas moins dans cet environnement « comme dans un livre» des signes qu’il transforme par des réécritures successives, en annotations inscrites dans d’autres productions sémiotiques de référence (carte d’état-major, discours oral en direction des élèves, etc.).

Notons enfin sur cet exemple que pour décider ce qui ou non « vaut inscription », le type d’activité de l’acteur est déterminant. Les critères sont ici l’activité spécifique de l’enseignant, qui a besoin de repérer des indices et des « saillances » dans l’environnement par rapport à son projet. C’est son activité et son motif de faire partager une certaine connaissance scientifique qui le conduit à considérer tels objets de la situation comme des inscriptions sur le support de l’environnement. Pour le chasseur qui fréquente le même lieu, la bruyère n’a rien d’un document, par contre les traces d’un animal seront des indices intéressants. De même, si l’enseignant mène de façon concurrente une autre activité de détente, il pourra s’allonger sur « sol sablonneux » et avoir avec ce sol un autre rapport non intellectualisé, ne nécessitant pas « d’y penser » et donc (re-)marquer de la même façon l’élément « sable » dans cette activité de détente.

L’importance que nous donnons au support signifie qu’à partir du moment ou nous pensons aux choses de l’environnement, il n’existe pas d’immédiateté, c’est à dire de lecture écriture directe de cet environnement, sans la médiation de l’inscription qui est un signe porté par un support. Par sa nature, le signe peut être mis pour un objet qui est un autre signe dans un document classique, mais aussi pour un autre signe qui est un objet de la situation, c’est à dire que la pensée considère comme un objet jouant un rôle dans la situation. La différence de qualité entre ces deux sortes d’inscription, dans le

document classique, et dans le monde, n’est fondée que si elle a un sens relativement à l’activité. Cette différence dépend notamment de la qualité de lecture (ou de réécriture) dont les acteurs ont besoin dans leur activité, ceux-ci pouvant avoir besoin de marques plus ou moins explicites, codées, surajoutées physiquement de l’environnement (comme dans l’enquête de police), etc. Mais dans cette approche de réécritures en chaîne, qui peut prendre une infinie variété, le mécanisme sémiotique de base reste fondamentalement le même pour le contexte dit « documentaire » et pour la situation « dans le monde ».

Le mécanisme sémiotique vaut en particulier pour la situation transactionnelle sur laquelle nous sommes amenés à nous concentrer dans les contextes de coopération. Sa permanence va nous permettre d’élargir la mise en pratique la relation-signe (cf. §5.2.3) non seulement pour l’intertextualité des signes présents dans les documents au sens classique (par exemple les symboles textuels présents dans le co-texte du reste du document) mais aussi au niveau des objets présents dans la situation transactionnelle, en tant qu’indices de connaissance mis en jeu par les acteurs en situation de coopération.