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L’interface avec les sciences de gestion

2. Méthodologie et objectifs

2.2. Positionnement disciplinaire de la thèse

2.2.4. L’interface avec les sciences de gestion

Les chercheurs en gestion auraient à jouer un rôle complémentaire, particulier et selon nous irremplaçable, dans la validation sociale du modèle et de l’outil de co-construction d’ontologie sémiotique que nous proposons. Comme nous l’avons déjà évoqué, cette validation sociale est mesurée en dernier ressort par la capacité du groupe sur le long terme à s’approprier le modèle et l’outil, afin de s’organiser pour réaliser et perpétuer de lui-même une carte de thèmes représentative de son domaine, que les acteurs vont utiliser et faire vivre au fil de l’eau de leur activité sur une longue période.

La démarche que nous attendrions de la gestion est une démarche de gestion de connaissances (et de gestion tout court), dans lesquelles les méthodes des sciences de gestion, telles que la recherche-intervention que cette discipline a l’habitude de pratiquer sur des périodes assez longues (2 à 4 ans), doivent alors être utilisées. Sous cet angle de la gestion des connaissances, nous nous contenterons d’aborder, au début du prochain chapitre (§3.1 et 3.2), certains des aspects les plus importants de gestion et d’organisation pouvant nourrir théoriquement la compréhension de notre projet dans ses aspects socio-organisationnels « macroscopiques », en préalable à la présentation plus détaillée d’autres instruments théoriques plus « micro » issus des SHS nécessaires à notre approche d’ingénierie en TCAO.

Comme nous l’avons affirmé, notre cadre de méthode est principalement celui de l’ingénierie. Mais comme nous le verrons au chapitre 3, nous nous sommes intéressés secondairement aussi au cadre plus « macroscopique » de la gestion de connaissances, pour étudier notre système sous un angle d’organisation et de gestion. Cependant c’est un cadre que nous contenterons de poser sommairement, et pour nous il est clair que des recherches plus poussées seraient nécessaires à partir des méthodes des sciences de gestion: l’outil informatique et le modèle d’activité instrumentée que nous proposons pour la co-construction d’ontologie sémiotique, doivent être accompagnés de démarches managériales appropriées. Sur ce point, nous avons pu constater dans nos actions sur le terrain4 que la perspective de telles applications de « Web socio sémantique » en même temps qu’elle ouvre de riches opportunités au management et à de nombreux acteurs qui vont trouver intérêt à s’emparer de ces techniques, pose aussi d’innombrables problèmes et réticences qui doivent être considérés aux bons niveaux par les sciences de l’organisation et de la gestion5.

Dans un sens, la méthode que nous avons utilisée dans les expérimentations de terrain est également une méthode de recherche-intervention, mais, comme nous nous en expliquerons au §2.3, sur le plan méthodologique nous avons cherché à dépasser la démarche classique de l’ingénierie se limitant à un point d’entrée « par les besoins », en la complétant avec un autre point d’entrée « par les modèles », plus fructueux et conforme aux méthodes scientifiques tant du TCAO que de l’IC.

Notre positionnement disciplinaire est situé clairement du côté de l’ingénierie (IC et TCAO), mais nous devons dores et déjà essayer apporter quelques précision sur la façon d’appréhender la limite, par rapport au positionnement que pourraient prendre les sciences de gestion sur le même problème.

D’un côté, l’Ingénierie des Connaissances tend à multiplier les occasions de travail interdisciplinaires avec les sciences de gestion, en proposant une sorte de continuité: les évaluations de gestion reprennent là où s’arrête la portée de l’IC. Les sciences de gestion proposent un cadre applicatif, « comme l’aune à laquelle seront mesurés les résultats obtenus par l’ingénierie des connaissances» [CHARLET 03]. Il est donc prévisible que le cadre d’expérimentation de l’IC se rapproche alors de la recherche

4 Dans le projet Agora présenté au chapitre 1, mais aussi dans le second projet tourné vers l’industrie auquel nous avons participé, de « pages jaunes ingénierie Airbus » [CAHIER 04a] évoqué au §8.1

5 et aussi par la sociologie. Cependant, dans le cadre de cette thèse nous explorerons peu l’horizon d’interdisciplinarité avec la sociologie, bien qu’il soit assurément très riche. Indirectement nous bénéficions de travaux de TCAO qui ont exploré des zones de recouvrement avec certains courants de la sociologie. Ainsi [ZACKLAD 04b] auquel nous nous référons s’appuie sur la théorie de Parsons.

action [TEULIER 01]. Les différences entre la communauté des sciences des gestion et celle de l’IC viennent notamment de ce que l’IC travaille davantage sur les techniques d’inscription, tandis que la gestion classiquement intervient comme opération de jugement, se présentant d’emblée comme une prescription de ce que doit faire l’organisation. Cependant pour certains auteurs des sciences de gestion sensibles à ce rapprochement [MOISDON 04] [HATCHUEL 00], la tendance des instruments de gestion évolue moins vers un usage d’instrument de prescription que d’apprentissage. Pour Albert David6, « en recherche intervention, le terrain est à la fois lieu d’ingénierie (conception de modèles et d’outils de gestion adéquats, y compris modèles et outils de pilotage du changement) et source de théories fondées (ce que la conception et la mise en place de ces outils révèlent sur le fonctionnement des organisations et qui vient enrichir le corpus des connaissances théoriques en sciences de gestion) ».

De son côté, le TCAO, comme principale discipline constituée du courant de la « socio-informatique », entretient aussi de nombreux liens avec la gestion. Ce courant est porteur de l’idée d’outiller le social par des outils informatisés d’aide supportant la coopération, mais heureusement en résistant à la tentation illusoire et dangereuse d’une « ingénierie sociale », qui servirait de débouché pour des modèles prédictifs et normatifs.

La ligne de partage qui existe entre le rôle de l’ingénierie que nous nous assignons et celui des sciences de gestion est complexe, mais pour être plus précis, nous pourrions exprimer cette frontière de la façon pratique suivante. Étant donné une application « Web socio sémantique » en place sur le terrain, telle que le système Agora du Chapitre 1:

Le chercheur en gestion va valider ou non la réussite de ce système, en qualifiant la réussite ou l’échec, par l’application de ses critères et méthodes de gestion: l’outil comme instrument de gestion remplit son contrat si groupe améliore son activité. Ce sera le cas par exemple dans l’application Agora, si les points de vue de la carte de thèmes sont suffisamment pertinents et la carte suffisamment utilisable pour entraîner de façon vérifiable une augmentation des échanges entre « fournisseurs » et « acheteurs » de R&D : au final le système est validé si le Groupe produit davantage d’innovation.

De son côté, le chercheur en ingénierie va s’assurer de ce que le groupe d’acteurs peut effectivement utiliser de façon optimale l’instrument d’ensemble qui lui est proposé (outil et modèle d’activité, langage de représentation de connaissances), pour s’organiser et construire de son fait un nouvel outil dédié (le jeu de points de vue, la carte de thèmes), ce dernier outil étant l’instrument dont la gestion appréciera les effets. L’ingénierie remplit son contrat à partir du moment où le groupe a en main le bon instrument, incluant les bonnes pratiques à suivre, pour effectivement construire par lui-même les points de vue et la carte de thèmes dont il a besoin pour son activité. Mais si par exemple les acteurs ne souhaitent pas développer les échanges, donc établir les compromis nécessaires à un schéma de classification suffisamment opératoire, le collecticiel et l’ingénierie ne sont pas forcément en cause.

6La recherche-intervention, cadre général pour la recherche en management ?", David, A., in "les Nouvelles Fondations des Sciences de Gestion, éléments d'épistémologie de la recherche en management", David A., Hatchuel A., Laufer R., Collection FNEGE, Vuibert, 2000

OUI NON

OUI

1) Le système de gestion, basé sur l'instrument proposé (le modèle d'activité et l’outil collecticiel) remplit son contrat, aidé par le fait que l’ingénierie ait validé cet instrument dans un fonctionnement social. --> compréhension par la gestion des raisons de l'apport de l'outil, et demandes de la gestion pour améliorer l'instrument en tant qu'instrument de gestion

3) L’ingénierie ne remplit pas son contrat (modèle et fonctionnalités d'interaction et de co-construction très frustes ou imparfaits), pourtant le système de gestion est un succès.--> analyser les aspects positifs des retours d'expérience de la gestion et en tenir compte pour améliorer les principes de l'outil et les dispositifs de validation du point de vue ingénierie

NON

2) Le système de gestion basé sur l’outil ne remplit pas son contrat, bien que cet outil ait été validé dans un fonctionnement collectif du point de vue ingénierie (par exemple, impossibilité de trouver un "bon" jeu de points de vue, ou manque d'implication des acteurs) --> actions de la gestion pour revoir ses propres méthodes ou stratégies afin d'atteindre le cas 1 (et éventuellement demander de compléter l'instrument pour qu'il joue un rôle de déclic dans les scénarios de gestion attendus)

4) Ni l'instrument de gestion, ni l'outil au sens de l' ingénierie ne remplissent leur contrats respectifs (par exemple: personne ne coopère) -->examiner d'éventuelles corrélations entre les deux diagnostics; conséquences pour l'ingénierie: réorienter les fonctions de l'outil et construire un instrument validé au moins sur le plan ingénierie CSCW, pour retomber au moins dans le cas 2

Validation sociale au niveau gestion

Validation sociale par l'ingénierie (CSCW)

Tableau 2.1 Ligne de partage entre les validations sociales du point de vue gestion et TCAO

L’ingénierie des instruments de coopération a pour rôle important de vérifier que des acteurs-types, dans la même classe de situation, sont potentiellement en mesure de mettre en œuvre le modèle d’activité et de représentation des connaissances qui est proposé, et que donc certains types idéaux de systèmes socio-organisationnels pourraient fonctionner autour de l’instrument. L’ingénierie par contre ne peut garantir qu’un système socio-organisationnel réel sur un terrain donné appartient bien aux types requis, ni bien évidemment que les acteurs passeront à l’acte dans le sens désiré.

Par exemple, lors de l’expérimentation du système Agora (cf. chapitre 1), il fut décidé par le management une règle de gestion selon laquelle, dans le processus normal et obligatoire de déclaration de tout nouveau projet R&D au niveau de l’ensemble du groupe, il devait figurer dès le début l’inscription des données minimum sur le projet (titre, résumé en une langue, au moins un thème…) dans la base Agora, ce qui était peu contraignant. La possibilité était donnée, sans obligation, de revenir ensuite pour augmenter la description thématique donc l’exposition du projet, donc augmenter les possibilités d’échange entre contributeur et offreur de projet, et donc dynamiser les coopérations médiatisées par l’outil. La multi-indexation sur la carte était donc offerte de façon facultative. Cet aspect peu contraignant était fondamental d’un point de vue managérial. Il fallait que ce soit une démarche dans laquelle les acteurs s’engagent librement et qu’ils ne ressentent pas comme contraignante, en comprenant d’eux-mêmes éventuellement ensuite qu’ils pouvaient se l’approprier davantage et ainsi développer une meilleure relation « client-fournisseur » autour de leur projet.

Ces règles de gestion qui ont contribué dans une certaine mesure au succès du système ne sont en rien dues à l’ingénierie. Par contre, nous avions introduit à cette occasion au niveau de l’informatique des prises sous forme de contrôles et des indicateurs (compteur du nombre de thèmes par projet et par point de vue, coloration particulière des opérations obligatoires restant à faire vs des opérations facultatives conseillées, etc.) permettant indirectement d’inciter à cette amélioration de la relation client-fournisseur. C’est ce que nous voulons dire, dans le quadrant 3 du tableau 2.1 ci-dessus, quand nous parlons de « compléter l’instrument pour qu’il joue un rôle de déclic » pour assister le groupe dans l’appropriation technique de l’activité interactionnelles médiatisée.

La question que nous nous poserons dans la suite est d’établir comment nous pouvons valider l’instrument de nous proposons (modèle d’activité instrumentée et outil collecticiel implémentant ce modèle) dans un fonctionnement social:

du point de vue de notre positionnement disciplinaire en ingénierie, en particulier en référence au TCAO,

sans entrer pour autant dans un positionnement de sciences de gestion.

Le principe de notre réponse est que l’ingénierie doit organiser ses méthodes de validation de façon à s’assurer que son contrat est rempli dans les cas qui relèvent de sa compétence, c’est à dire avec l’objectif que l’utilisation de ses systèmes débouche sur les cas des quadrants 1 et 2 du tableau 2.1 ci-dessus7.

Dans la suite, nous nous situerons à l’intérieur du cadre que nous venons de tracer, c’est à dire que chercherons des moyens, par l’expérimentation de terrain et en laboratoire, de valider socialement le modèle d’activité instrumentée que nous proposons.

2.2.5. L’apport de la sémiotique et des sciences du langage