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La notion de Point de vue

5. Apports de la sémiotique et des autres sciences du langage

5.4. La notion de Point de vue

Il est nécessaire, pour terminer ce chapitre sur les apports des Sciences du Langage, de préciser davantage ce qu’est l’un des éléments majeurs et structurant de l’artefact que nous proposons: le « Point de vue ». Dans notre approche, sans doute sous l’influence de la restriction de notre champ d’études décidée au §2.4, le Point de vue est un point de vue surune entité et établit une synthèse entre des éléments de points de vue à dominante « cognitifs » et d’autres éléments de points de vue à dominante « sociaux ». Pouvons nous en dire plus ? Nous défendons une approche pragmatique, dynamique, sociale, constructiviste du Point de vue, prenant en compte le changement, les acteurs et leur activité. Nous sommes aussi guidés par la nécessité de fonder plus solidement une conception du Point de vue, qui in fine puisse être opérationnalisée avec de meilleures chances de succès. Nous voudrions enfin défendre aussi une approche œcuménique qui puisse autant que possible permettre à toutes les doctrines sur le point de vue de pouvoir se servir de nos outils.

Si nous faisons l’hypothèse très générale que les points de vue sont constitués par le discours (par les acteurs au moyen de leur discours), cette hypothèse ne suffit pas pour établir précisément de quoi

ils pourraient être constitués: « de mots », sans doute, mais avec quel statut pour ces termes ? Avec quelles articulations, et quelles relations entre eux ? Comment concevoir une approche dynamique et sociale de la notion de « Point de vue » dans les ontologies sémiotiques, qui soit propre à prendre en compte les types d’exemples variés auxquels nous avons été confrontés ?

5.4.1. Eléments d’Etat de l’Art sur la notion de Point de

Vue

Afin d’explorer de façon critique les différentes approches, nous nous avons d’abord esquissé un Etat de l’Art sur cette question, avec un tour d’horizon de « lectures » diverses, pour commencer à réunir des réflexions sur la notion de Point de vue, dont nous avons découvert qu’elles étaient susceptibles de provenir d’un horizon extraordinairement large de champs disciplinaires spécialisés20. Nous avons aussi consulté un certain nombre d’auteurs en Philosophie et plus généralement de penseurs généralistes à diverses époques. Cette revue de travaux n’est pas achevée. On pourra trouver des éléments plus détaillés en Annexes, à commencer par les éléments précieux que nous tirons d’Aristote (Annexe A), par exemple pour ses études en matière de stratégie humaines de la remémoration, pour sa théorie des Particuliers et des Universaux et pour sa théorie des Catégories. Dans ses applications pratiques, nous dirions aujourd’hui qu’Aristote, avec sa vision basée sur l’Ontologie, conduit au contraire d’un point de vue pragmatique et constructiviste avec un découpage fixe de Catégories basé sur un schéma métaphysique. Mais son apport en ce qui nous concerne est cependant immense. Aristote souligne lui-même l’intérêt de son cadre de catégories pour la classification de l’expérience et prévoit notamment de fournir des moyens de classification ou les lieux dans lesquels les concepts vont trouver des places et pouvoir être mémorisés – une spatialisation des lieux dans la représentation qui est surtout posée au départ par Aristote pour des raisons mémorielles.

La pensée et l’imagerie médiévale, les « arts de la Mémoire », les « théâtres de la mémoire » [CARRUTHERS 90] [YATES 66] et l’histoire de la pensée catégoriale après Aristote sont également très intéressantes à suivre (cf. Annexe B), aussi en ce qu’ils traduisent de premières réflexions riches en sémiologie, qui nous concernent directement (et notamment en sémiologie de l’image pour les problèmes de représentation des points de vue qui nous occupent21). Progressivement les penseurs et les sociétés humaines ont préféré des cas où les catégories étaient toujours des catégories de l’universalité, mais où elles pouvaient mieux refléter dans les faits une structure ou un projet ayant un sens social ou institutionnel. Inéluctablement les catégories perdent leur majuscule et se voient prises dans une dynamique de confrontation avec les évolutions de l’environnement humain, dans un cycle sans fin de critique et de perfectibilité qui pousse à renoncer à aborder les problèmes d’une façon Ontologique. Peirce crée la sémiotique moderne dans la seconde moitié du XIXè siècle et la multiplicité des points de vue est introduite officiellement au début du XXème siècle, dans un cadre de catégories d’universalité, avec les catégories servant de base au système « multi-facetté » de

20Dans le contexte de la présente thèse apparaissent en première ligne de ces « lectures » les champs de recherche focalisés sur la documentation, l’information, la décision, la sémiotique et le langage, l’interaction, et d’une façon générale les disciplines confrontées aux rapports entre l’individu et le social. La galaxie des disciplines potentiellement contributrices – pour avoir abordé plus ou moins marginalement la question ou être légitimement convocables dans une élaboration sur le sujet – semble interminable. Sur le plan épistémologique, même en tenant compte des nombreux liens que ces matières ont déjà tissés de façon bi- ou multilatérale, il est à l’évidence très difficile de prétendre transposer et acclimater franchement des concepts venus de vues aussi éloignées.

21 Comme nous le montrons malheureusement brièvement en Annexe B, les Ars Memoriæ représentent des techniques artefactuelles potentiellement collectives caractéristiques de la raison graphique [GOODY 79] où la disposition des lieux et les lignes de force de l’architecture constituent de grands schémas, squelettes ou « éléments de repérage », soit une couche d’abstraction facile à retenir et nécessaire pour mémoriser ou transmettre des connaissances symboliquement associées. La nécessité de reconnaître toute la place à la spatialité et à la corporéité dans le travail de mémoire a été récemment réaffirmée par [BACHIMONT 04] parmi les préoccupations importantes en Ingénierie des Connaissances. Goody montre par exemple (cf. Annexe B) que la lecture des textes d’Homère peut s’effectuer à plusieurs niveaux et faciliter des modes complexes de transmission des connaissances, rejoignant certaines utilisations qui peuvent être faites des transactions communicationnelles symboliques selon les stratégies de coordination de type « ritualisation mnémotechnique » [ZACKLAD 04b]. Dans l’art médiéval et ensuite, le schéma [AUMONT 90] intervient de façon privilégiée pour relier des symboles, se faisant instrument d’une remémoration « économique » par l’image (le schéma doit être plus simple, plus clair que ce qu’il schématise) utilisant ce qu’on appellerait aujourd’hui des procédés « mnémotechniques » pour la reconstruction du sens. A partir de ce schéma [GOMBRICH 65], certaines images vont permettre une lecture suivant plusieurs points de vue, par exemple par rapport à plusieurs niveaux de signification ou de codage (littéral, allégorique…) que distingueront et comprendront seulement ceux qui, par exemple par leur niveau d’initiation ou leur métier, seront aptes à comprendre ces niveaux de lecture.

Ranganathan, dans le domaine de la documentation. On pourra se reporter avec intérêt à la récente revue effectuée sur la question de la catégorisation par Christophe Lejeune22.

En tentant de suivre dans l’époque moderne de la piste de la pensée catégoriale23, c’est très progressivement que se sont élaborées des alternatives à l’Ontologie et aux catégories « de l’universalité ». L’idée est lors de dériver les catégories d’une approche épistémologique (catégories venant de la connaissance pour un but, donc ab et ad hoc), très proche comme nous le verrons de l’approche sémiotique que nous proposons. Dans l’approche pragmatique de [PEIRCE 68], sur laquelle nous nous appuierons pour considérer le point de vue comme un interprétant (cf. §5.4.3), cet auteur continue à accorder une importance fondamentale à des catégories philosophiques, mais bien différentes de celles d’Aristote ou de Kant.

5.4.2. Le point de vue selon John Dewey

Peirce ouvre la voie à un autre grand philosophe du pragmatisme, John Dewey, pour lequel les catégorisations « proviennent des opérations humaines grâce auxquelles les significations naissent, fonctionnent et sont mises à l’épreuve ». [DEWEY 38]. Le point de départ est l’examen d’une situation, pour laquelle les éléments de méthode ne sont « logiques » ou « rationnels » que dans un sens relatif: la justesse de la logique en tant schème d’enquête sera jugée en fin de parcours, en fonction des résultats obtenus. « Les hommes examinent ; ils font intellectuellement le tour des choses, ils infèrent et jugent aussi naturellement qu’ils sèment et moissonnent, produisent et échangent des marchandises. » [DEWEY 38, p.102]. Ce qui va permettre de créer un sens partagé dans une communauté, ce sont « les ententes sur la signification qui vont être établies entre des personnes différentes engagées dans des activités existentielles ayant des conséquences existentielles » [DEWEY 89]. Les bases théoriques sont ainsi posées pour la possibilité des ontologies sémiotiques [ZACKLAD 05b].

Pour qui cherche à distinguer quels sont pour un groupe les bons points de vue, [DEWEY 38] nous rappelle en effet que « les distinctions et les relations sont instituées à l’intérieur d’une situation.(…) Sans le contrôle de l’univers de l’expérience, il n’y a aucun moyen de déterminer la convenance, le poids ou la cohérence d’une distinction ou d’une relation données. » La notion de point de vue qui ressort donc de Dewey est celle d’un point de vue « expériencé » (vécu).

La question d’une dynamique du point de vue est également présente. (p.70 ). « Par ailleurs, il est possible que le travail de l’observation soit si bien contrôlé par un schème conceptuel fixé d’avance que les choses mêmes dont l’importance est capitale pour résoudre le problème en question passent complètement inaperçues. » Pour éviter cette difficulté il faut être sensible à la qualité de la situation globale. « En langage ordinaire, il faut qu’un problème soit senti pour pouvoir être énoncé. Si la qualité unique est eue immédiatement alors il y a quelque chose qui règle le choix et la valeur des faits observés et leur ordonnance conceptuelle. »

Dewey donne aussi une approche intéressante sur le problème de la référence et de l’indexicalité, évoqué au §5.1.2. Le langage joue un rôle important dans le sens où « il force l’individu à adopter le point de vue des autres individus, et à voir et à enquêter d’un point de vue qui n’est pas strictement personnel, mais leur est commun à titre d’« associés » et de « participants » dans une entreprise commune (p.46). Ce langage peut être dirigé par et vers quelque existence physique, mais il réfère en premier lieu à une ou plusieurs autres personnes entre lesquelles il institue une communication –

22 dans le cadre d’une thèse en sociologie effectuée à l’Université libre de Liège, portant sur les classifications sur internet, avec terrain d’études dans l’univers du logiciel Libre , 2004.

23De façon un peu parallèle, en continuant à suivre dans l’époque moderne cette fois la piste de la sémiologie de l’image, nous avons évolué vers des façons d’aborder le spectacle des phénomènes, où le spectateur construit les points de vue, et où les points de vue construisent le spectateur, dans une approche qui consiste avant tout à traiter celui-ci comme un acteur partenaire actif de l’image, émotionnellement et cognitivement. La sémiotique du XXè siècle [ECO 88] explicite les façons dont le spectateur, devenant acteur par rapport à l’image, utilise celle-ci ou ses constituants sémiotiques dans son activité et sa communication avec les autres spectateurs de la même image : les signes sont mobilisés pour du « travail matériel » sur ces signes, dans différents modes d’activités et opérations élémentaires pour reconnaître, montrer pour communiquer, inventer ou de ré-inventer la signification d’un symbole, etc.