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Langage, discours et communication

5. Apports de la sémiotique et des autres sciences du langage

5.1. L’essence langagière des « connaissances collectives »

5.1.1. Langage, discours et communication

Le langage n’est pas seulement un moyen de description codant ou transportant des propositions et des informations sur des objets déjà définis. Certes comme système de la langue, le langage permet de produire des propositions tels que « le chat est sur le paillasson », « la terre est bleue » ou « le projet POPI traite de voyages », même si ces énoncés ne font pas référence à une situation d’énonciation précise impliquant des acteurs définis. Le langage n’est pas que ce système de la langue, propre à produire des énoncés propositionnels. Comme nous le développerons dans le paragraphe suivant en évoquant les travaux de François Rastier, une autre fonction du langage est de contribuer à l’activité, en référence permanente à des locuteurs et à des situations.

C’est le cas dans une activité collective de conception. Les acteurs parlant ou s’écrivant précisent ou inventent des significations nouvelles, proposent et confrontent de nouveaux points de vue sur les traits caractérisant les choses ou sur les façons de les relier. Dans ces situations, nous devons considérer les énoncés basés sur le langage comme avant tout portés par des énonciateurs en action. Il est important de savoir qui énonce « le projet POPI traite de voyages », si l’acteur énonce cette phrase en étant identifié par les autres comme expert, s’il le fait en doutant, en proposant, avec certitude, ou selon d’autres modalisations. Il est important de savoir ensuite si cette caractérisation est reprise en écho ou transformée par d’autres acteurs, voire acceptée par une partie du groupe ou la communauté entière comme « personne morale » s’accordant provisoirement sur sa validité. L’élément langagier nous intéresse donc comme le véhicule de discours situés, de locuteurs précis s’adressant à ou parlant devant ou pour d’autres locuteurs précis. Chacun de ces interlocuteurs n’est pas caractérisable comme pur émetteur ou récepteur, il participe simultanément à l’interaction dans les deux rôles. Ce sont des acteurs en interaction, impliqués avec des buts dans des actions, selon un cadre et un motif d’activité.

Notons une particularité des discours tels qu’ils apparaissent dans les situations-problèmes d’activité socio sémantique qui nous occupent. Les discours des acteurs dans ces cas, vont être surtout matérialisés par des corpus oraux ou quasi-oraux, procédant d’un certain genre textuel que nous qualifierons progressivement, comme discours argumentatif et comme discours de co-conception. Dans notre cas, ces corpus soit sont transcrits après recueil en situation d’entretien, soit résultent

3 Cf. §3.4.1. C’est le cas pour les discussions asynchrones que permet et trace notre dispositif collecticiel Agoræ, grâce à un système de fils de discussion pour chaque élément de l’ontologie, de type « Forum », voir §6.4.4.

d’échanges dialogaux ou polylogaux entre les acteurs, en réunions ou via des medias écrits tels que des notes personnelles, des « forums » ou d’autres dispositifs collecticiels. Ces discours peuvent aussi n’être pas transcrits intégralement, ou n’être pas transcrits du tout et être simplement mémorisés par le groupe ou une partie des acteurs comme traces mnésiques ou sous la forme de mots-clés, de jalons ou de traces notés en pointillés sur le papier ou grâce au collecticiel.

Afin d’appréhender la complexité du discours dans ses multiples dimensions, il est nécessaire d’explorer quelques grilles d’analyse, issues pour les unes de la linguistique, pour les autres de la psychologie du langage. Ces approches qui nous apparaissent complémentaires les unes des autres nous amèneront à situer plutôt notre préoccupation au niveau de la pragmatique du discours. Elles ne visent pas une revue exhaustive, mais la mise en évidence de concepts et de définitions de base qui nous seront utiles pour mieux définir la notion d’ontologie sémiotique, reliée au discours des acteurs et construite à partir de leur activité.

5.1.1.1. L’approche d’ergonomie du discours de F. Rastier

Selon François Rastier [RASTIER 94] il est important d’établir le genre dont tout texte procède et par lequel un texte donné relève d’un discours et d’une pratique sociale. Nous avons noté au §4.7.4 que cette notion de genre linguistique tendant à rejoindre des préoccupations de l’IC quant aux genres d’usages des ontologies [AUSSENAC 04]. François Rastier défend l’étude des objets langagiers replacés dans leur environnement, et soutient une stratégie globalisante d’analyse des corpus visant à rechercher quatre types de composantes sémantiques:

La thématique vise les contenus et structures paradigmatiques mis en évidence dans le texte. Du point de vue paradigmatique, le discours opère des découpages dans le continuum des contenus de pensée en se servant de la langue et du lexique qu’elle peut proposer pour caractériser les choses (par exemple le spectre des termes désignant les couleurs);

La dialectique considère les intervalles temporels et la succession des états entre intervalles, le déroulement des processus et des interactions;

La dialogique concerne les modalités de l’énonciation, les évaluations et la situation des acteurs dans des univers et dans des mondes ;

La tactique est manifestée par l’ordre dans lequel les unités sémantiques sont produites et interprétées.

Comme le note [PRINCE 96, p.55], les composantes dialogiques et tactiques sont les moins utilisées dans les analyses de corpus réalisées dans les pratiques classiques de l’Ingénierie des Connaissances. Cependant, pour le genre de discours qui nous intéresse en co-conception d’ontologie sémiotique, qui comme nous l’avons noté est plus proche des situations d’échanges oraux, cette mise en évidence de ces quatre composantes de la sémantique du discours nous intéresse, car nous avons aussi cette préoccupation « d’ergonomie » du discours. L’ergonomie est d’une certaine façon la science des prises (la science des « saillances ») qui donnent à un utilisateur les clés d’un usage. L’outil qu’il faut maîtriser étant de nature langagière, la notion de genre et la classification des composantes proposées par F. Rastier ouvre sur une classification possible des types de prises qu’il peut être intéressant de fournir aux acteurs dans leur activité socio sémantique. En particulier, lorsque les interactions langagières sont distribuées spatio-temporellement, nous voulons en transmettre toutes les facettes du contexte et de la situation. Ces quatre composantes, qui prennent une part importante au contexte, doivent donc être prise en compte.

A priori, les composantes les plus déterminantes dans le cadre de notre étude, dans la perspective de usages que nous y considérons pour les ontologies sémiotiques (co-construction et recherche d’information) sont par ordre décroissant d’importance la thématique (pour l’aspect de cartographie de domaine), la dialogique (pour l’argumentation), la dialectique (pour les interactions entre les acteurs) et éventuellement la tactique (pour une analyse tactique de l’historique de ces interactions). Mais si nous considérons d’autres usages, qui viendraient alors en correspondance avec d’autres genres de

discours, l’ordre peut être différent (par exemple pour la discussion synchrone ou l’aide à la décision à l’aide d’ontologies sémiotiques, la composante tactique gagnerait sans doute de l’importance).

5.1.1.2. Les actes de langage

Puisque dans notre cas nous nous focalisons sur l’activité qui consiste à co-construire une ontologie sémiotique, c’est-à-dire un artefact de nature langagière, plus que jamais « dire, c’est faire », pour reprendre le titre d’un ouvrage de J.R. Searle. Cet auteur [SEARLE 72] a mis en évidence une certaine diversité d’actes de langage et d’actes de communication4 portés par le discours. Dans les activités de conception particulièrement, les types de discours qui vont surtout nous intéresser sont les discours de dialogue ou de polylogue (dans le cas de plus de deux acteurs) qui vont comporter une part importante et essentielle d’argumentation, mais aussi des opérations effectives (décider d’un « thème »…) se concrétisant en composants d’un artefact. Pour les discours que nécessite la conception collective, et que nous définirons mieux plus loin, comme relevant de la forme du « discours argumentatif », le langage naturel est de loin la forme la mieux adaptée.

Particulièrement importants aussi dans la communication verbale, les actes de langage « performatifs » engendrent quant à eux des opérations effectives. Nommer ou nier les choses ou leurs relations, affirmer sa position argumentative, sont des moyens de les faire exister, à la fois dans le débat (par exemple, proposer ou contester un thème) et dans l’artefact construit par le groupe (par exemple, enregistrer l’avis d’un membre, valider l’inscription du thème dans la carte, ou le faire disparaître).

5.1.1.3. L’usage du langage comme « action jointe » selon H.H. Clark

Le psychologue spécialiste du langage Herbert Clark [CLARK 96] défend dans son ouvrage « Using language » la thèse selon laquelle l’usage du langage est une forme « d’action jointe » qui émerge entre les locuteurs. L’approche de cet auteur en fait l’un des promoteurs de la notion de « common ground » - base, terrain ou terreau de savoirs partagés. Une telle base de savoirs partagée peut par exemple être présumée dans une communauté, terreau commun dans lesquels les membres puisent ensemble sans forcément en avoir conscience. Ce concept de common ground est repris aujourd’hui par certains courants de recherche sur la cognition distribuée.

Une action jointe est une action qui est effectuée par un ensemble de personnes agissant en coordination les unes avec les autres. L’usage du langage est donc davantage que la somme de l’expression (orale ou écrite) du locuteur et de la réception (écoute ou lecture) du ou des interlocuteurs. Cette approche contraste avec les conceptions du langage comme processus cognitif purement individuel. Elle s’oppose encore bien davantage au modèle de Shannon [SHANNON 48] qui distingue nettement un canal de communication, utilisé dans un seul sens à la fois, avec un émetteur actif seulement en émission pour coder le « message » et un récepteur actif seulement en réception pour le décoder.

L’intérêt de l’approche de Herbert Clark est qu’il fixe comme horizon du langage l’action sociale et que dans cet objectif il considère que l’usage du langage peut suivre simultanément plusieurs chemins à la fois, en réalisant la composition de plusieurs « lignes d’action » séparées appartenant à trois dimensions distinctes: les niveaux (levels), les fils (tracks) et les cadres (layers). Ces différents registres constituent une façon de segmenter la complexité du discours échangé par les acteurs.

4 Après Austin et Searle, les théories des « actes de langage » et des « actes de communications » ont été transposées dans de nombreux systèmes multi-agents cognitifs, à base de langages de communication entre agents logiciels comme KQML (Knowledge Query and Manipulation Language) et de protocoles (ContractNet). Ces approches et d’autres formalismes, qui concernent les agents cognitifs ont été standardisés par l’initiative ARPA KSE (Knowledge Sharing Effort). Dans la critique de [POITOU 01], ces efforts pour plier les catégories de la pragmatique à des normes ou à des codages rigides ramènent beaucoup les classifications proposées par Austin, puis Searle, à un emploi d’aide-mémoire, pour classer les messages échangés par les agents, donc apparier des catégories d’énoncés et de comportements (bien qu’ils puissent s’avérer utiles, comme langage de commande, pour régler des interactions entre automates ne prenant pas en compte le contexte). Cela confirme, comme nous l’avons expliqué au chapitre 4, que l’usage des théories linguistiques en application du paradigme cognitif n’est pas forcément la meilleure voie à suivre. Les « agents logiciels » cognitifs butent en particulier sur de nombreuses difficultés pour partager un univers sémantique minimum.

La première « ligne d’action » proposée par H. Clark met en œuvre la segmentation en niveaux

(« levels »). Ceux-ci correspondent à quatre couches « empilées » (que l’informaticien pourrait qualifier de « protocoles ») contribuant de façon imbriquée à l’acte de communication et à l’intercompréhension des acteurs. Il n’y a donc pas un « message » en circulation, mais au moins 4 entités de statut différents (« t », « s », « p », « w » ) mises en action simultanément et de façon concurrente par les deux locuteurs.

Niveaux Actions du locuteur A Actions de l’interlocuteur B 4

A propose un « projet joint » w

à B B considère la proposition w de A 3 A signale que p à B B reconnaît p de la part de A 2 A présente un signal s à B B identifie le signal s de A 1

A exécute un comportement t

pour B B assiste au comportement t de A

Tableau 5.1 Les 4 niveaux d’action de H.H. Clark

Dans l’un des nombreux exemples étudiés par H. Clark, l’employée d’un commerce qui dit au client « j’arrive dans un instant » propose au niveau 1 à ce client un comportement vocal et gestuel. Elle propose au niveau 2 d’identifier les expressions de la langue française qu’elle énonce « j’arrive dans un instant ». Au niveau 3, elle invite son interlocuteur à construire la signification qu’elle souhaite lui transmettre – qu’elle va le servir dans un moment. Et au niveau 4, l’employée fait en sorte que le client considère le « projet joint » suggéré – qu’il accepte le délai qu’elle lui propose. Donc ce client n’est jamais un pur récepteur: même en restant immobile, il signifie en continu qu’il est dans l’action jointe (par exemple, « il attend »), donnant le signe de l’immobilité, et rejoignant en cela le principe de la « logique de communication » de [WATZLAWICK 72] selon lequel « il est impossible de ne pas communiquer ». Chaque niveau peut être mis en évidence lors de quiproquos ou de dysfonctionnements particuliers de la communication, au niveau 1 par exemple si le client répond « pardon, que dites-vous ? », au niveau 2 s’il demande « please, what did you say ?», au niveau 3 s’il rebondit « vous arrivez à quoi ? », jusqu’au niveau 4 s’il répond « excusez-moi, je ne peux pas attendre ».

La seconde « ligne d’action », présente dans l’usage du langage selon H. Clark, est la possibilité pour le discours de se développer suivant différents fils ou pistes (« tracks »). A côté d’un fil « primaire » qui dans le cadre d’une action jointe vise l’activité « de premier plan» (vendre un produit, préparer une fête, jouer une pièce de théâtre, etc.), des débranchements interviennent dans le discours vers des pistes « secondaires » qui correspondent à un ou à plusieurs « méta–niveaux» de « communication sur la communication ». Les locuteurs par exemple se resynchronisent aux quatre niveaux évoqués précédemment, gèrent les quiproquos que nous avons signalés, discutent de la forme à donner à la discussion sur le fond. C’est ainsi qu’au niveau le plus élevé de l’action jointe des négociateurs politiques peuvent discuter du protocole de discussion ou de la forme de la table (piste secondaire) sans abandonner forcément le fil primaire (faire la paix), niveau de « méta-communication » également étudié par [WATZLAWICK 72].

Cette notion de fil nous permet d’étayer la conception que nous avions développée au §3.3.5 avec notre schéma (Fig.3.1) représentant les deux boucles emboîtées de l’activité principale ou « métier » (comme fil primaire) et de l’activité socio sémantique (comme fil secondaire). En postulant que les acteurs sont impliqués simultanément dans les deux boucles d’activité, leur articulation peut donc être étudiée en terme de psychologie du langage. La hiérarchie que nous utilisons (activité primaire vs

secondaire) est complètement liée au point de vue épistémologique que nous adoptons dans le cadre de cette étude. Pour d’autres situations, le fil primaire pourrait être l‘activité socio sémantique, et l’activité principale en cours pourrait être considérée comme emboîtée à la façon d’un fil secondaire.

Enfin la troisième « ligne d’action » qui, selon H. Clark, se développe de façon séparée dans l’usage du langage fait appel à la notion de cadre (« layer »). Dans un exemple proposé par Clark, si

Sam dit à Reynard « je dois aller à la banque », il n’y a qu’un cadre d’action (le cadre 1). S’il lui dit par contre « un type entrait chez un pharmacien… » dans le cadre conventionnel d’une histoire drôle, il ne signifie pas qu’une personne entre réellement dans une boutique. Dans ce cas, les deux locuteurs sont en fait d’accord sans trop le savoir, sur le fait qu’il y a deux cadres d’action emboîtés. Dans le cadre 1, Sam et Reynard se placent dans la croyance conjointe que ce qui arrive dans le cadre 2 arrive réellement. Dans le cadre 2, un témoin joué par Sam parle à un spectateur joué par Reynard à propos d’une personne qu’il avait vu entrer chez un pharmacien.

Cette troisième façon d’appréhender les actes du discours au moyen de cadres, qui a été aussi étudiée par E. Goffman dans sa théorie du « cadre de l’expérience» [GOFFMAN 80] est importante pour distinguer par exemple la réalité de la fiction, de l’humour, etc. Avec les deux autres « lignes d’action » inventoriées par Clark, cette approche permet de dépasser un certain nombre de limites de la théorie des Actes de langages évoquée auparavant, et montre à quel point les interactions dans le discours ne peuvent pas être réduites de façon rudimentaire à des actes de communication simplistes. Dans des activités à haute teneur langagière telles que la conception collective, les notions de niveau, de fil et de cadre interviennent de façon omniprésente dans les discours professionnels, lorsque les interlocuteurs analysent l’expérience passée, comparent ou explorent des hypothèses et des scénarios, argumentent sur des solutions concurrentes en prenant éventuellement pour cela appui sur des « lieux » rhétoriques et sur des repères sémiotiques partagés.