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Formalités machinale et sémiotique - Notion de « gradient sémiotique »

5. Apports de la sémiotique et des autres sciences du langage

5.3. L’hypothèse du concept sémiotique

5.3.7. Formalités machinale et sémiotique - Notion de « gradient sémiotique »

Nous avons vu au §4.5.1 que l’IC se démarque du formalisme comme principe de modélisation, mais insiste par contre sur deux autres sources d’intérêt du formalisme. D’une part, sur le versant machine, il est la condition nécessaire d’une informatisation partielle, par exemple pour des traitements d’aide à la manipulation de cartes et autres documents semi-structurés (l’informatique ne pouvant intervenir sans cette formalisation). D’autre part, sur le versant humain, le formalisme débouche sur une signifiance linguistique des représentations symboliques, qui permettent à l’humain de construire un système de représentations interprétées. Les représentations symboliques du système formel de ce fait donnent prise au langage humain et véhiculent des connaissances.

Il ne parait donc pas pertinent d’opposer le formalisme, qui serait « logique » à un « formalisme partiel » ou un « semi-formalisme » qui eux seraient « sémiotiques ». Le formalisme, qui est la représentation par des symboles, est toujours sémiotique dans la mesure où tout symbole16 suppose la relation-signe (Fig.5.1). Le symbole appelle une sémiotisation, c’est à dire un interprétant. Nous appellerons formalité machinale le cas extrême où l’interprétant du signe renvoie à un codage qui est complètement indépendant d’une interprétation humaine. Le signe a alors vocation à devenir de façon univoque un signal [ZACKLAD 05b].

Par exemple, lorsque la cellule photoélectrique de l’appareil photo détecte la quantité de lumière, un mécanisme associé interprète que cette lumière est insuffisante, par rapport à une norme (qui est l’interprétant). Cette norme exprime ce qui est statistiquement souhaitable pour réussir une photo en mode automatique. L’évaluation selon cette norme est un codage qui va déclencher des actions ultérieures : un calcul pour afficher un signal, le réglage d’autres paramètres (d’ouverture et de vitesse), etc. Le code de la norme a été décidé par le concepteur au moment de la conception de l’appareil, ce qui fait qu’en mode automatique aucun humain présent dans la situation n’a la possibilité de le gérer. En revanche si j’utilise l’appareil en mode « manuel », en fonction de mes connaissances, je peux rester juge de l’information affichée par la cellule et décider, contre « l’avis » du mécanisme précédent, que la même quantité de lumière est suffisante. J’ai une certaine maîtrise du code qui est utilisé, qui n’est plus seulement un code à base de signaux et de données, mais qui peut se compléter de toutes les ressources de la connaissance et du langage humain que je suis capable de mobiliser. Le photographe peut par exemple ignorer toute équation de l’optique, ou être un mauvais calculateur pour ce qui est des signaux et des chiffres, mais procéder selon d’autres connaissances et modes d’expérimentation (par exemple plus esthétiques), le conduisant à interpréter d’une autre façon l’indice du capteur et à mieux utiliser la lumière dans son projet.

16 On assimile trop rapidement les « symboles » (au sens du langage habituel et tels qu’ils vont participer aux représentations formelles) aux

signes élémentaires tels que Peirce les a définis. Si on se réfère à ces définitions, selon la première division peircéenne des signes, Peirce définit certains signes élémentaires comme les célèbres icône, indice, symbole, en tant que concepts abstraits dont il a besoin pour exprimer certains rapports génériques, notamment les rapport du signe à son objet. Dans ce cadre, le signe élémentaire de type indice correspond à un rapport où le signe se substitue à son objet en vertu du fait qu’il est réellement affecté par celui-ci (il indique son objet comme la fumée suppose le feu, comme l’empreinte sur le sable implique un pied humain ou comme l’indicateur de la cellule traduit une certaine lumière). Le signe élémentaire de type symbole correspond à un rapport où le signe se substitue à son objet en vertu d’une loi, habitude ou disposition naturelle, comme le mot rose est mis pour la rose, pour reprendre un exemple classique de sémioticiens.

Mais nous devons noter que pour Peirce, les signes réels ne sont pas ces signes élémentaires. Les signes réels sont des relations-signes, donc des signes certes en rapport avec un objet mais aussi pour un interprétant. Nos « symboles » tels qu’ils participent aux représentations formelles sont des signes réels, à propos desquels nous commettons donc plusieurs erreurs. D’une part, beaucoup des éléments que nous appelons « symboles » dans le langage habituel et qui vont participer aux représentations formelles ne sont pas basés sur des symboles élémentaires, mais sont en fait des signes réels de type « légisigne indiciaire » basés sur des indices. D’autre part, le signe élémentaire qualifié de « symbole » (par opposition à « l’icône » et à « l’indice ») peut aussi participer à des signes réels, mais alors trois sortes de signes réels sont possibles (le « légisigne symbolique rhématique », le « légisigne symbolique qui dit », le « légisigne symbolique de type argument »), selon que l’interprétant relève des catégories de Priméité, de Secondéité ou de Tercéité. Ces trois variétés de symboles munis cette fois d’interprétants, illustrent ce que sont les signes réels (il en existe pour Peirce dix sortes) que nous rencontrons dans les représentations symboliques qui constituent les formalismes. Ces signes réels ont toujours un interprétant (certes plus ou moins vivant et langagier), c’est justement pour cela qu’il est important de savoir qu’il existe plusieurs sortes d’interprétants qui réfèrent aux catégories de Priméité, de Secondéité ou de Tercéité. Pour faire court, ces catégories correspondent dans la logique de Peirce à une base d’expression par un prédicat à une, deux ou trois places. Les « symboles » participant aux formalismes présentent donc des différences très importantes dans la puissance du code langagier qui va être impliqué dans l’interprétation. Cela va de la correspondance immédiate la plus simpliste, jusqu’au langage humain le plus sophistiqué qui peut être impliqué dans un « légisigne symbolique de type argument ».

Nous appellerons formalité sémiotique, le mode l’interprétation, plus profond et ramifié, qui va correspondre aux interprétants pris en charge par l’humain. Considérant notre intérêt pour la notion de point de vue, cette définition est d’autant plus intéressante qu’elle est capable d’inclure toute la variété des interprétants, plus ou moins élaborés, dynamiques ou statiques, intermédiaires ou finaux, transitant de près ou de loin par « l’humain » comme individu, comme groupe ou comme institution – la seule condition étant qu’il y ait quelque part le dénominateur commun de l’humain. La formalité sémiotique va permettre de représenter l’expérience et pour cela elle est placée sous l’égide du langage, des interprétations multiples par les acteurs et des connaissances liées à leurs projets. La formalité sémiotique consiste à prendre acte de ce que les acteurs en intervenant sur la réalité qui sert de support aux signes, interprètent ces signes en leur donnant des significations qui illustrent par exemple la spécificité de leur opinion, de leur métier, de leurs rôles, de leur expérience ou de leur évolution propre. Ils se servent d’éléments contextuels et situationnels pour interpréter depuis leur action les signes qui leur sont proposés.

Selon [ZACKLAD 05b], « la formalité sémiotique vient ouvrir le sens en multipliant les ancrages possibles du concept sémiotique à partir de différents points de vue, tandis que la formalité machinale doit fermer le sens pour que le signe devienne autant que possible un signal univoque. Dans la formalité machinale, la syntaxe est rigide, les signes sont précisément dénombrés et infiniment combinables et leur organisation sur le support totalement indifférente.»

Le type de l’interprétant est ce qui différencie la formalité machinale et la formalité sémiotique, mais il y a toujours un interprétant. Une conséquence importante du fait de fonder sur l’interprétant la différence entre ces deux types de formalités, est que l’on n’est pas dans une relation de type « tout ou rien » entre le machinal (pur interprétant non humain) et le langagier (pur interprétant humain). Nous sommes au contraire dans un mélange et une gradualité entre ces deux pôles. En particulier, la sémiotique étant toujours une affaire de réécriture de signes, donc d’inscriptions, cette gradualité concerne la façon dont est déléguée et dont circule « l’autorité » (au sens de la relevance aux acteurs comme « auteurs » des inscriptions). L’intérêt est que dans cette vision plus fine des choses, il n’y a pas une « fonction de seuil » triviale et irréversible (tout ou rien), mais un « entre-deux » réversible et représentable, sur lequel on peut agir, entre:

- d’un côté l’autorité plus ou moins idéalisée « des faits » codifiés, les interprétants simplifiés et la codification machinique permettant de manipuler la connaissance comme de l’information, de la fixer comme « vérité » sur un support en la libérant de son rattachement à une personne. C’est le domaine de la formalité machinale, qui présente aussi l’avantage de se « libérer » l’esprit de toutes sortes de contraintes dont la machine peut s’occuper.

- et d’un autre côté le réseau complexe d’autorité « des auteurs » et interprétants humains, dans son « épaisseur diachronique » que nous signalions. C’est le réseau des interprétations, des arguments rhétoriques et des situations d’usage. C’est le domaine de la formalité sémiotique. On voit bien, dans l’exemple de la cellule de l’appareil photo en mode « automatique », que l’autorité de la vérité référentielle domine alors (la mesure « objective » du capteur) tandis que l’humain est très lointain (néanmoins il est encore présent, parce qu’il est à l’origine du code d’interprétation de la donnée, implanté dans l’automatisme et rappelé dans le mode d’emploi). A l’autre extrême, avec des symboles de type argument, supposant des interprétants mettant en œuvre de façon sophistiquée le langage humain (comme dans le cas de la rhétorique), il reste souvent quand même des facteurs d’objectivité et des faits. Ceux-ci pèsent dans la logique du discours et modèrent la pure confrontation des subjectivités. C’est pourquoi la référence à l’interprétant de Peirce, qui s’exprime suivant les trois Catégories phénoménologiques et logiques fondamentales de ce philosophe, est utile. Elle permet d’envisager, de façon également logique et langagière, cette gradualité. Les très nombreuses configurations mélangeant « formalisme pur », « semi-formalisme », « intersubjectivité », « subjectivité pure », etc. peuvent être regardées cas par cas à travers le prisme des catégories peircéennes, selon une sémiotique qui est aussi une logique. Pour reprendre l’expression de Peirce, la sémiotique est une « logique de la Tercéité ».

Les ingénieurs, les physiciens et les chimistes emploient la notion de « gradient », dont ils proposent aussi souvent des représentations graphiques astucieuses, pour exprimer la variation de

grandeurs physiques complexes dans un espace (par exemple les températures, des concentrations ou les niveaux de mélanges de plusieurs gaz en tout point d’une enceinte contenant un mélange en réaction17). Nous avons affaire quant à nous, avec le concept sémiotique, à un espace d’intersubjectivité dans lequel il est plutôt question d’optique et de distance entre le machinal et l’humain, de points de vue de référence, de points de vue qui se mélangent entre individus, entre l’individu et le groupe, et aussi de flux entre ces points de vue vivants et des points de vues plus « institués ». La forme de représentation que nous proposons pour cet espace d’intersubjectivité, par un réseau de symboles qui sont des expressions langagières, vise à introduire des médiations et des repères intermédiaires pour matérialiser ce gradient. L’approche d’ontologie sémiotique, notamment sa notion de Point de vue, permet de concrétiser certaines formes de gradualité pour relier les diverses représentations en formalité sémiotique entre elles, mais aussi pour relier les représentations en formalité sémiotique et en formalité machinale.

Nous pourrions tenter de définir un gradient sémiotique, non pas comme une loi ou un système mathématisable modélisant la gradualité, mais (en restant conforme au choix de paradigme exposé au chapitre 4) comme un artefact permettant de représenter les relations, distances et écarts dans un espace d’intersubjectivité et de progresser dans leur maillage et leur compréhension. Un exemple d’une représentation possible d’un gradient sémiotique, encore très artisanale certes, est donné sur la Fig.7.9.

Le gradient sémiotique n’est donc pas la simple variation de position d’un curseur suivant une échelle numérique ou selon un fonction qui serait linéaire ou non. C’est un déploiement, dans un espace multidimensionnel de conception, de modalités de représentation définies grâce au discours des acteurs. Par exemple, dans la co-construction d’une ontologie sémiotique, les différents membres d’un groupe vont proposer de compléter la carte en fonction de leurs représentations, en y décrivant mieux les éléments de territoire qu’ils connaissent, ce qui va révéler des conflits et des écarts, qu’il est intéressant de représenter. Il peut aussi y avoir des référentiels plus « objectifs » ou des normes explicites 18, et à ce moment-là des écarts vont aussi exister entre les représentations portées par des acteurs et les représentations plus « dures ».

Les cartes hypertopiques étant par nature co-constructibles et munies des notions de « point de vue » et de « thèmes dans un point de vue », elles fournissent a priori aux acteurs des moyens pour se représenter et tenter de gérer ces gradients sémiotiques. Au sein d’une communauté, un certain « common ground » fait que les distances ne sont jamais excessivement grandes entre les représentations, mais elles peuvent être quand même trop grandes, avec notamment pour effet que les membres ont du mal a échanger entre eux ou à retrouver des documents qu’ils mettent en commun. C’est là que l’on peut chercher à visualiser le gradient sémiotique et à agir sur le mélange des représentations, par des points de vue qui jouent un rôle de « membranes » et des thèmes qui jouent un rôle de relais, d’attracteurs ou de catalyseurs. Le gradient sémiotique est le lieu d’une désambiguïsation qui revient, d’un point de vue cognitif, à proposer plusieurs parcours mieux segmentés et moins désorientants entre des représentations dès lors rapprochables.

Le gradient sémiotique est le jeu, la marge d’espace dont disposent les acteurs pour tenter de mettre en mots et en points de vues leurs mondes objectifs et leurs mondes vécus. L’usage du langage dans l’activité socio sémantique permet de mieux représenter, donc d’une certaine façon de « dilater » cet espace, d’y utiliser des loupes et des prismes, et d’augmenter la marge de liberté et d’expression. La reconnaissance d’un gradient sémiotique, où il est possible de faire varier graduellement les interprétants, procure aussi aux acteurs une sorte de « potentiomètre » pour réaliser le meilleur réglage

17 Par exemple si on crée une différence thermique entre deux parois opposées dans une enceinte contenant au départ un mélange gazeux homogène, on assiste sous l’effet du gradient thermique à la création d’un gradient de concentration des différents constituants du mélange (un gaz plus lourd va globalement moins se déplacer sous l’effet de la chaleur, etc.) qui peut permettre de désambiguïser partiellement les gaz mélangés. Ce procédé est par exemple utilisé, en conjonction avec l’emploi de membranes semi- perméables, pour dépolluer certains mélanges avant le rejet dans l atmosphère.

18 Dans l’exemple du concept sémiotique des couleurs proposé au §5.3.4, si un physicien de l’optique propose d’introduire un point de vue plus référentiel, avec des valeurs de longueur d’onde « objectives » dont il espère qu’elle peuvent aider à servir de référent pour les discussions, ce sera un point de vue comme un autre dont les acteurs peuvent s’emparer. On peut aussi voir arriver l’informaticien, qui proposera les valeurs de codification des couleurs selon Microsoft comme une autre base « objective », etc.

entre le degré de formalité machinale et le degré de formalité sémiotique dont ils ont besoin dans leur artefact.

Selon cette hypothèse, toute ontologie, y compris une ontologie formelle, est donc une ontologie