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Autres problèmes en suspens

3. Activité et interaction médiatisées pour la Gestion de connaissances

3.5. Récapitulation et quelques hypothèses supplémentaires sur l’activité socio sémantique

3.5.4. Autres problèmes en suspens

Ce chapitre 3 a permis de poser le principe d’une modélisation engagée, par les acteurs eux-mêmes, et de commencer à mieux répondre à la question de ce qui était à modéliser. Cette modélisation concerne l’activité des acteurs dans une famille donnée de situations, où ils se trouvent en interaction, en communication et en action sur un certain environnement. Ces situations concernent notamment un ensemble d’usages d’un outil collecticiel, usages ou « modes d’engagement » de l’outil selon lesquels ces acteurs utilisent et conçoivent ensemble un artefact d’ontologie sémiotique.

Il y a donc deux artefacts :

un premier artefact est la carte hypertopique,

un second artefact est l’outil collecticiel qui, entre autres fonctions de communication et de partage, permet de réaliser cette carte.

Il y a aussi deux modélisations :

une première modélisation concerne le domaine,

une seconde modélisation concerne l’organisation que le groupe se donne pour son activité secondaire socio sémantique33

Pour modéliser (ou représenter) cette activité, une question supplémentaire se pose : s’agit-il de modéliser la réalité de chaque situation telle qu’elle s’actualise avec les acteurs réels ? Ou bien voulons-nous représenter l’activité prescrite et donc une modélisation de l’activité à des fins de référence ? Nous verrons que les deux problèmes se posent et qu’avec le mode de représentation malléable que nous proposons, ils ne sont pas exclusifs. Cela rejoint la théorie d’Armand Hatchuel, qui en s’interrogeant sur les opérateurs de l’action collective et pour justifier une « axiomatique de l’action », considère « l’action » (dans notre grille de définitions, nous parlerions « d’activité »)

« non comme un phénomène naturellement observable, mais comme une modification du monde que nous devons concevoir. La conception de l’action peut être entendue de deux manières non-exclusives : soit pour la faire exister, l’action est alors notre création ; soit pour la reconnaître : l’action n’est pas créée par nous, mais elle existe parce que nous la percevons. Une axiomatique de l’action doit donc énoncer les opérateurs de conception de l’action, c’est à dire les notions premières à partir desquelles les conceptions de l’action sont rendues possibles. » ([HATCHUEL 00], p.30)

Les groupes ont d’une part besoin de construire et maintenir leur modèle d’activité prescrite pour organiser les rôles et les tâches. Ils ont aussi besoin d’obtenir une image de leur activité effective, dont les traces soient organisées suffisamment pour être lisibles (éventuellement mises en rapport avec le modèle d’activité prescrite), afin de comprendre ce qu’il font, et éventuellement de s’appuyer sur ces traces pour rendre effective une boucle d’amélioration du type de celle que nous proposions sur la figure 2.3. Ce processus, qui avait été mentionné comme base méthodologique de validation pour le chercheur, dans une approche par les modèles, peut en effet être utile aussi aux acteurs, dans une approche de modélisation engagée.

Concernant la conception de l’activité, se trouve donc posée la question de la finalité précise du langage de représentation Hypertopic , que nous souhaitons proposer pour que les acteurs expriment ces modèles. La cellule de base de langage que nous proposons est-elle en effet en mesure de

33 Nous avons exclu, dans la définition initiale de notre méthodologie et de notre périmètre d’étude – cf. §2.2.4 et §2.4.1 – l’objectif de modélisation pour l’activité primaire. C’est à dire que, en prenant l’exemple du système Agora, nous ne nous intéressons pas au Business Modèle de la place d’échange de projets ni à la façon dont le modèle de transfert de la R&D va organise ou réorganise les métiers et les responsabilités dans l’entreprise. Nous nous y intéressons certes, mais surtout dans la mesure où il y a une activité socio sémantique secondaire « emboîtée » dans cette activité primaire.

répondre, avec les mêmes opérateurs, aux contraintes de ces modélisations très différentes de représentation ou d’existence ? Il n’est pas certain en effet que le modèle d’activité prescrite ressemble au modèle destiné à rendre lisible l’activité actualisée ; ni que le modèle des traces nécessaires au chercheur soient le même que celui qui vise à aider les acteurs à organiser leurs traces. De plus, nous verrons que les acteurs n’ont pas seulement besoin de traces, comme constituants d’une image après coup de l’activité, mais plutôt de signaux ou de jalons directement utiles dans le progrès de leur activité, pour contextualiser leurs actions, communiquer entre eux sur ces actions et augmenter leur efficacité.

C’est à ce niveau que l’aspect « sémiotique » des ontologies sémiotiques devrait permettre de répondre positivement à cette difficulté34. La formalité sémiotique, comme nous le verrons au chapitre 5, propose un gradient sémiotique basée sur la communication langagière, qui permet de créer une certaine continuité entre les points de vue sur la conception, là où la formalité machinale propose une formule de « tout ou rien » qui oblige alors à une rupture épistémologique entre « la vue du dedans » et « la vue du dehors ». Ainsi, il est important que l’artefact permette d’enregistrer des modalisations35 concernant les jalons, par exemple pour savoir si le jalon est volontairement laissé ou non.

Vu sous un certain angle, l’activité socio sémantique dans un système comme Agora n’est qu’un vaste « glisser-déposer » permanent sur l’artefact de milliers de « traces vivantes » par les membres d’une communauté (nous avons précédemment employé le terme palimpseste, qui est bien adapté). Ces traces ont vocation à être vite remplacées par d’autres. Elles n’ont pas d’abord une vocation d’archives, mais de point d’appui direct à l’activité vivante, tandis que la connaissance plus réifiée qui va être capitalisée ou « sédimentée », qui existe aussi, est d’une nature différente que ces jalons de l’activité. Parce que là encore les modèles risquent d’être différents pour ces types d’artefacts respectivement « froids » et « chauds », nous proposerons dans la suite de distinguer les notions de « traces » et de « jalons ».

Face aux contraintes de ces modélisations très différentes, il n’est pas sûr que les mêmes éléments de base conviennent, qu’une syntaxe unique suffise, ou même qu’un compromis satisfaisant puisse être trouvé. D’une certaine façon, cela nous incite à opter pour le langage de représentations de connaissances le moins formel, le plus simple et le plus proche de la communication verbale, pour qu’il soit le plus maniable possible par les acteurs dans tous ces objectifs de description. Cela nous oriente vers des concepts de bases qui accordent une place importante à la finalité générale de communication, et donc, comme nous le verrons au chapitre 4, vers un langage qui pour la communication mais aussi pour le partage d’information, mette en avant la formalité sémiotique et non la formalité machinale.

Face à ces problèmes, la sémiotique pourra nous apporter, sur le plan théorique, un certain nombre d’éclairages et de garde-fous. Les grammaires actancielles et la sémiotique narrative selon A.J. Greimas [GREIMAS 76], semblent ouvrir aussi des possibilités pour modéliser l’activité en la considérant en tant que « récit d’activité ». Cette approche de sémiotique narrative et discursive propose en effet des voies intéressantes pour représenter des relations entre actants des récits et leurs structures selon des rôles actanciels, qui pourraient a priori recouper les structures de réseaux sémantiques que nous proposons pour les ontologies sémiotiques. Mais ces travaux montrent aussi toute la distance qui existe dans la perspective où dans notre approche, ce sont les acteurs qui sont amenés à placer les marques du récit en train de s’écrire, d’ailleurs l’activité est-elle un récit, ou même plusieurs récits ? Les analyses effectuées dans ce chapitre sur la nature de l’activité incitent à la prudence. Comme le souligne d’ailleurs Armand Hatchuel, «l’action collective n’est pas un récit ou une narration » ([HATCHUEL 00], p.38).

34 La représentation graphique d’activité par les acteurs eux-mêmes et « au fil de l’eau », telles que les activités de discussion sur les forums en modélisant l’évolution des opinions et des points de vue, a notamment fait l’objet de travaux scientifiques impliquant des expérimentations autour d’outils logiciels [BAKER 02].

35 En première approche, on pourra retenir une définition de la modalisation comme tout ce qui pourrait être exprimé par un auxiliaire de mode (vouloir, pouvoir, être autorisé à, devoir, être capable de…), ce qui déjà amène à prendre en compte un grande variété de nuances modales, mais nous nous référerons plus précisément à la définition de la modalisations par [GRIZE 82] [BOREL 99] (cf. §5.1.4)

3.5.4.2. Différences de méthodes entre le TCAO et l’IC

Ce chapitre indique que nous devrons faire face dans la suite à une certaine opposition méthodologique entre deux approches sur la fabrication du sens: d’un côté comme nous l’avons vu dans ce chapitre dans le modèle d’activité « naturel » nous choisissons de privilégier les modes par lesquels d’une certaine façon le sens émerge des structures sociales. Tandis que d’un autre côté nous ne renonçons pas à prôner malgré tout un certain apport d’une « Ingénierie des Connaissances », dans laquelle des tiers « ingénieurs de la connaissance » sont amenés à intervenir. Comme nous l’avons vu dans l’exemple de l’expérience Agora, ceux-ci sont appelés à la rescousse, comme offreurs d’outils et de langages de représentation de connaissances facilitant et structurant cette « émergence », mais aussi comme médiateurs susceptibles de faciliter par exemple l’enquête et l’amorçage des cartes de thèmes, en appliquant les méthodes de l’IC.

D’un côté donc, sous l’influence de certains courants du TCAO, nous mettons en avant comme nous venons de le faire une approche de conception très centrée sur les usages et mettant en avant la notion de malléabilité (suivant des cycles « observation émergence adaptation »). Alors que d’un autre côté, les approches d’Ingénierie des Connaissances poussent vers d’autres démarches, notamment de modélisation de connaissances « top-down » par des spécialistes extérieurs (suivant des cycles « prescription-correction »36). L’IC dispose en effet dans ses fondements de savoir-faire de modélisation, qui la rendent apte dans une certaine mesure à aider les utilisateurs de systèmes à bases de connaissances. Quelle aide peuvent-ils en attendre pour faire émerger les points de vue, pour organiser leurs ontologies sémiotiques ? S’il y a « modélisation engagée », quel est le sens d’un langage de représentation de connaissances, qui d’habitude s’adresse au modélisateur professionnelle ? Ce sont ces approches d’Ingénierie des Connaissances vers lesquelles nous allons nous tourner maintenant.

36 Nous retrouvons ici la tactique méthodologique « en tenaille » définie au §2.2, et que nous tentons d’appliquer en jouant sur la complémentarité entre « l’approche par les modèles » et l’approche « par le système »