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Documents et productions sémiotiques en situation

4. La référence centrale à l’Ingénierie des Connaissances

4.6. Documents et productions sémiotiques

4.6.2. Documents et productions sémiotiques en situation

Le choix du paradigme artefactuel de l’IC nous amène à chercher des formes pour la connaissance qui soient compatibles avec ce paradigme, en particulier dans le contexte d’activité collective distribuée qui nous intéresse. Dans cet esprit, nous devons nous demander plus précisément comment appréhender les ressources documentaires qui sont en jeu dans ces activités et qui, avons-nous dit, en forment le socle.

Si on les considère, non dans leurs fonction de média de communication, ni dans leur contenus de signification, mais dans leur simple réalité de signes matériels qui existent et circulent, les artefacts porteurs de connaissance apparaissent comme des ressources extraordinairement variées, morcelées et dispersées dans de très nombreux contextes de production et d’utilisation, sur une échelle qui va des supports des discours le plus institutionnels, portés de façon durable par un groupe et sédimenté sur des artefacts pérennes (annuaires, bases de documents et de connaissances, catalogues, corpus…) aux supports des formes les plus idiosyncrasiques, changeantes et orales, portées par les acteurs singuliers. Le « document » est l’intitulé commun propre à relier entre eux tous ces types de fragments. Le fil conducteur du numérique, qui tend de plus en plus à traverser tous ces contextes, y compris les plus éphémères, nous incite à considérer cette ressource dans toutes ses variétés sous l’angle de l’ingénierie des connaissances, à poser la question des documents au sens large, et à tenter de mettre de l’ordre pour organiser le monde des documents selon une théorie qui mette perspective ceux-ci de façon cohérente à tous les niveaux constitutifs de l’activité et du langage humain.

La notion de document a surtout été étudiée par les Sciences de l’Information, mais depuis quelques années, le support numérique n’en finit pas de provoquer des mutations dans les pratiques accompagnant les documents. L’IC a donc été naturellement conduite à s’emparer elle aussi de cette question [CHARLET 03] [ZACKLAD 04] [BACHIMONT 04], en s’associant au mouvement important qui s’est développé pour réexaminer de façon interdisciplinaire de la question du document, mouvement dont témoigne en France les travaux du groupe RTP-Doc [PEDAUQUE 03]. Nous ne pouvons ici rendre compte de tous ces travaux, mais nous devons noter que l’une de leurs caractéristiques est de réaffirmer un angle sémiotique d’appréhension du document, soulignant son triple aspect de support, de média et de contenu [PEDAUQUE 03].

Pour l’IC, la connaissance étant, comme nous l’avons vu, une virtualité d’action, le document est en quelque sorte l’artefact où s’inscrit de façon dynamique la connaissance en contexte. Mais si nous voulons aller plus loin et développer comme nous le souhaitons le cadre d’analyse de l’IC pour les activités collectives distribuées, il ne faut pas seulement considérer les aspects (par exemple d’intertextualité) par lesquels des connaissances complexes s’inscrivent et tissent entre elles des liens de fragment à fragment dans les corpus de documents. Il faut aussi aborder les activités humaines, donc les situations sur le fond desquelles cette connaissance portée par les documents est interprétée et mise en action. Cela explique que, dans un paragraphe titré « document… », nous choisissions d’aborder le sujet en faisant le détour par l’activité (« en tant que l’activité fait usage de documents »), angle qui pourra sembler inhabituel. Ce détour nécessaire va nous permettre de repositionner le document comme « production sémiotique » enjeu et moyen de l’activité, et d’appliquer au document une grille d’analyse plus poussée, en tant que « production sémiotique ».

Pour cela, nous proposons de revenir au cadre de l’activité collective, telle que nous avons choisi de l’étudier au chapitre précédent (cf. 3.3.6), selon de la Théorie des Transactions Communicationnelles Symboliques et des Communautés d’Action [ZACKLAD 03b]. Selon ce cadre, il y a production et échange de connaissances selon des transactions qui se réalisent dans des situations transactionnelles où les acteurs poursuivent un projet commun dans un cadre spatio-temporel et des conditions environnementales donnés en fonction des relations sociales qui les lient. Dans le cadre de ces situations, l’activité va reposer sur une chaîne d’interactions entre les différents acteurs, que [ZACKLAD 05b] caractérise plus précisément comme transactions communicationnelles symboliques (TCS), se déployant à la fois dans les dimensions relationnelle et épistémique. Comme nous avons commencé de l’indiquer au §3.3.6, ces TCS sont « des interactions entre selfs cognitivement interdépendants médiatisées par des productions sémiotiques leur permettant de créer de nouvelles significations visant à réduire leur incertitude mutuelle dans la poursuite ultérieure de leur projets. La transaction se réalise par un échange réciproque de connaissances et d’engagements permettant de partager des représentations, attitudes ou affects communs facilitant la poursuite de l’action collective. »

Ce qui va ici retenir plus particulièrement notre attention est que les interactions entre les acteurs sont médiatisées par des « productions sémiotiques ». Celles-ci ne sont pas des objets à proprement parler mais la réunion d’un processus (incluant l’objet produit par le processus, par exemple une parole énoncée, un texte écrit, un artefact élaboré) et de la signification du processus). C’est à ce niveau que nous retrouvons le document, mais dans une vision sensiblement élargie où ce document se trouve remis en perspective (contextualisé, sémiotisé) et prend sens par rapport à l’horizon d’activité et d’interaction précis des acteurs dans la situation considérée.

Les échanges dans l’activité impliquent des productions sémiotiques complexes et de nature très diverses de la part des acteurs impliqués. Ces productions sont toujours des productions d’acteurs, même lorsque – c’est justement un problème important que nous cherchons à intégrer – elles marquent une certaine standardisation et/ou sont l’effet d’intenses transformations et d’un recours au calcul sous le signe des techniques numériques. Les productions sémiotiques peuvent en effet être une sémiotisation d’artefacts mis en jeu dans les transactions, les artefacts étant porteurs de signes. Ainsi, les productions sémiotiques des acteurs sont des paroles, des gestes, des manifestations de communication et de pensée, des réalisations s’affichant à l’écran après un événement initié par l’acteur déclenchant cette réalisation, etc. Ces productions sont des signes, qui peuvent prendre des formes extrêmement variées, ne se limitant pas aux acceptions habituelles des documents ou des fragments de documents, même dans leurs extensions de « documents multimédias » (texte, voix, image fixe ou animée…). Ce sont aussi des gestes, des postures utilisées dans l’argumentation, des références spatiales partagées, des signes inscrits dans l’environnement ou dans le corps, tels que les émotions, les signes de confiance ou d’encouragement, ainsi que tous les repères et signaux mis à profit par le « sens de l’orientation » des acteurs. Au même signe, par exemple à un même document textuel, vont correspondre plusieurs productions sémiotiques suivant l’acteur qui en fait usage, ou même pour le même acteur, suivant la date et la situation transactionnelle où il se trouve.

La notion de production sémiotique traduit notamment la nécessité d’étendre la problématique du discours linguistique à celle de la signification à tous les niveaux y

compris certains niveaux non-verbaux comme les gestes ou les relations spatiales. Il nous semble également nécessaire de considérer que les acteurs, isolés ou en groupe, pensent

toujours en rapport avec ces productions sémiotiques dont ils sont sans cesse les interlocuteurs. La notion de production sémiotique permet aussi de considérer à égalité de dignité des formules difficilement classables, parmi lesquelles les approches de « théâtres de la mémoire » (cf. Annexe B) ou de ritualisation mnémotechnique, basées sur une utilisation plus directe, suivant les cas, de l’image, de la parole, des gestes et de l’espace environnant les acteurs (que cet espace soit réel ou virtuel au travers des images et des écrans).

Parmi les productions sémiotiques mises en jeu dans les TCS interviennent donc à la fois des productions sémiotiques plus éphémères, au plus près des événements de la transaction, et des productions sémiotiques d’arrière-plan, témoignant d’une certaine inscription dans la durabilité ou d’une volonté de capitalisation de la part des acteurs. De plus, la transaction peut concerner des acteurs singuliers, ou dans certains contextes, viser une audience plus large dont les membres ne sont pas dénommés individuellement, la transaction prenant alors un caractère universalisant [ZACKLAD 04a]. Cela nous mènera dans la suite à distinguer deux grandes catégories d’artefacts, importantes pour le cas particulier de la conception collective des ontologies sémiotiques : « les artefacts d’interaction » (supports des conversation par messages courts, échangés vocalement ou sur des systèmes d’annotation, de forums ou de chat, etc.), dont les dialogues de conception font partie, et les « artefacts de référence » qui ont une temporalité plus lente (par exemple des corpus écrits, des annuaires, etc.) dont les ontologies sémiotiques font partie. Nous reviendrons au §4.6.8 sur le rôle complexe que jouent ces deux types de supports dans le rapport entre l’activité métier et l’activité socio sémantique.

Dans l’analyse de la structure générale d’une production sémiotique, telle que l’indique la Fig.4.1 ci-après, reprise de [ZACKLAD 05b], ce qui domine est la référence à la situation transactionnelle, cadre incontournable dans laquelle s’inscrit la production sémiotique. Cette référence implique que les acteurs sont liés par une activité finalisée dans un cadre donné et possèdent un terrain représentationnel partagé nécessaire à leur intercompréhension. Dans ce cadre, les acteurs sont auteurs de productions sémiotiques, dont la première caractéristique et dimension d’analyse (cf. Fig.4.1 ci- après) est que ces objets peuvent être « considérés comme des médias, avant tout parce qu’ils médiatisent les relations entre les acteurs en leur conférant un caractère transactionnel24 »

[ZACKLAD 04a].

Par exemple, dans un exemple traité au chapitre précédent, celui des différents « usagers » d’une forêt, nous avions noté tous ces acteurs, pourtant si différents voire antagonistes dans leurs activités, peuvent aussi avoir des projets communs (par exemple, d’investir ensemble pour perfectionner certaines voies internes ou de desserte, appliquer des règles pour protéger la nature ou partager spatio-temporellement l’usage, ou encore – motif socio sémantique par excellence –actualiser la carte de la forêt à mesure qu’elle se transforme). Pour interpréter les diverses productions sémiotiques émises par les acteurs, divers paramètres de la situation transactionnelle doivent être pris en compte, tels que les relations sociales, le cadre spatio-temporel et les conditions environnementales. Si un chasseur croise sur un sentier un cueilleur de champignons, l’heure ou les signes distinctifs qu’ils arborent sont des médias qui médiatisent les relations entre les acteurs. Ces signes attestent de leur appartenance respectivement à des sous-communautés qui n’ont pas la même « lecture » de la forêt, mais qui ont aussi des contrats de bon voisinage à respecter. Les productions manifestées (indice de bonne humeur, indication «pour moi c’est fini, je rentre », etc.) réduisent l’incertitude mutuelle entre les acteurs. Les conditions environnementales, de nature non strictement sociales (par exemple, les conditions météo), sont susceptibles d’influencer tant l’atteinte des objectifs que le processus de production sémiotique et sa signification. Du point de vue de la communication, la production sémiotique s’appuie sur un média, qui se décompose en une modalité d’expression (langagière orale, scripturale, gestuelle, filmique…) et un support matériel (modalité de vocalisation, nature du support pour un média scriptural, etc.). Par exemple, un exploitant forestier indique à ses pairs par une marque (modalité) sur le bois (support) qu’il s’agit de sa propriété (contenu sémiotique)

24 Cependant [ZACKLAD 04a] note que le fait de « véhiculer une signification » n’est qu’une des caractéristiques majeures des objets produits par les acteurs, une autre dimension importante des média étant leur dimension physique, en référence à des effets d’ordre plus « corporels » ou « sensoriels ».

en vertu d’une convention ou d’un code (terrain représentationnel commun) de ce groupe particulier. La production sémiotique s’entend alors comme l’action de repérer son territoire à l’intention des autres, mais aussi pour soi-même (bien souvent le forestier lui-même sera l’une des rares personnes à revoir cette marque, qui lui permet de se souvenir du périmètre sur lequel il avait travaillé antérieurement.

Fig.4.1 - Analyse de la production sémiotique dans le cadre d’une transaction communicationnelle symbolique [ZACKLAD 05b]

Pour [ZACKLAD 04a], le contenu sémiotique (ou signification) peut être appréhendé de deux manières en fonction de:

- son pouvoir d’évocation, qui est sa capacité à évoquer des représentations communes au sens de [CLARK 96] en fonction i) de l’agencement des signes conforme aux possibilités offertes par le média et ii) des paramètres de la situation transactionnelle. Ce pouvoir d’évocation correspond à la facette traditionnellement étudiée par la sémantique. Notons bien que dans une situation transactionnelle la « sémantique » de ce qui se passe est partiellement imprévisible hors contexte (car elle dépend elle-même de la situation, des codes et des conventions entre les acteurs, des relations sociales, etc.)

- ses effets potentiels psychiques et sociaux qui correspondent aux conséquences possibles de certaines représentations qui permettent d’attester de l’effectivité de la communication. Ces effets portent notamment sur l’actualisation du terrain commun et l’élargissement du « contenu sémiotique établi » entre les participants, considéré comme ayant publiquement ou officiellement fait progresser la transaction (les effets potentiels correspondent à une des facettes traditionnellement étudiées par la pragmatique linguistique). Dans l’exemple proposé par H. Clark que nous détaillerons ultérieurement, (cf. §5.1.1.3) la production sémiotique de la vendeuse envers le client (l’énonciation « j’arrive dans un instant ») a pour effet (en cas de réussite de l’intercompréhension à ce niveau) que son interlocuteur considère le projet joint implicitement suggéré – d’accepter l’attente que lui propose la vendeuse.

SITUATION TRANSACTIONNELLE (projet commun)

Production Sémiotique

Média Contenu Sémiotique

Modalité d’expression Support Pouvoir d’évocation Effets potentiels Cadre spatio-temporel et conditions matérielles Terrain représentationnel commun Relations sociales et caractéristiques des participants

La production sémiotique est donc le médium plus la signification dans la situation, en tant que cette signification partagée représente la « zone de recouvrement » ou la « plage d’intercompréhension » commune aux interprétations des différents acteurs confrontés à cette production. Les acteurs partagent le contenu sémiotique en tant que cette signification est dépendante à la fois d’une « sémantique » partiellement forgée en contexte et de ce que va être le déroulement de la situation, par exemple du résultat pragmatique selon lequel les interlocuteurs parviendront effectivement ou non à se comprendre ou à réussir une action liée.

Parce qu’elle inclut ainsi les composantes situées permettant d’apprécier sa signification, la production sémiotique intervient donc à un niveau d’analyse qui nous permet d’appréhender à la fois la partie plus « objective » de la production comme signe (le média, les codes universels liés à la modalité et au support, les « informations du message ») et son interprétation (le contenu sémiotique) par rapport à l’arrière plan de l’activité en train de se dérouler. Si on ne considère pas la façon dont l’activité, à travers la situation transactionnelle et l’usage du médium qu’elle implique, permet de comprendre la signification d’une phrase, d’un document écrit, d’un message à l’écran, etc., cela veut dire qu’on ne considère le document que comme données ou informations, en dehors du contexte d’activité qui explique et donne sens à la production sémiotique, prise comme un tout signifiant.

C’est pour cela que nous avons besoin de la notion de production sémiotique. Elle nous permet de définir le document, en suivant [ZACKLAD 04a], comme une production sémiotique, c’est à dire comme un projet transactionnel d’ensemble de ses auteurs dans lequel la partie tangible du document (le médium) prend sens : « un documentest une production sémiotique, transcrite ou enregistrée sur un support pérenne, qui est équipée d’attributs spécifiques visant à faciliter les pratiques liées à sont exploitation ultérieure dans le cadre de la préservation de transactions communicationnelles distribuées ».