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Autres apports du TCAO

3. Activité et interaction médiatisées pour la Gestion de connaissances

3.4. Autres apports du TCAO

3.4.1. Le TCAO et la distribution de l’activité

Le TCAO met l’accent sur les dispositifs de co-présence médiatisée: les interactions sont spatialement, temporellement et socialement distribuées. En fait les dimensions de « distribution » peuvent être très nombreuses. L’activité repose en effet sur des processus qui peuvent être séparés de multiples façons: du point de vue de l’espace, du temps, des métiers, et des rôles, de la culture, de la langue, de la sémantique, etc. L’effort du TCAO vise notamment à briser la distance, à réunir les énergies, à supporter la coopération par l’informatique.

Dans la pratique la nature de la distribution dépend de la nature de la tâche, donc de l’organisation et du contexte du travail. Elle est aussi fortement influencée par les infrastructures25: les acteurs dépendent fortement de l’offre technologique et ne sont pas toujours maîtres du choix de leurs formes de distribution en raison de modes et de la pression des fournisseurs d’outils, ou de l’empressement des concepteurs de collecticiels à incorporer tout ce qui est tacitement inclus dans les infrastructures.

En tenant compte de ce contexte, le TCAO considère que l’usage des NTIC par des collectifs favorise des pratiques collectives distribuées de multiples façons. Dans ces pratiques collectives distribuées, l’accent est mis sur le fait que les acteurs ont besoin d’une sémantique et de repères partagés sur leurs interactions, pour communiquer et effectuer des transactions distantes (distribution spatiale), asynchrones (distribution temporelle) ou mettant en jeu une pluralité de métiers, de rôles, d’appartenances et de personnes, par exemple entre des personnes susceptibles de coopérer à distance pour assurer la continuité sur un même rôle (distribution sociale).

Par opposition, l’activité socio sémantique non distribuée, que nous prenons comme référence et que nous serions tentés parfois qualifier assez abusivement, de « naturelle », n’est pas facile à définir. Le qualificatif « naturel » est sans doute abusif, car rien n’est plus culturel que l’activité collective non distribuée qui de plus comme nous le verrons ne se passe pas d’artefacts (en incluant comme indiqué

25Même si l’objet de ce chapitre n’est pas technologique, il faut quand même noter à ce stade que le problème de la distribution va aussi être impacté par l’offre d’instruments et d’infrastructure. Les systèmes interactifs sont sans cesse en train de s’adapter au changement technologique, qui est rapide dans ce registre, comme le montre l’exemple des technologies de la capillarité, du nomadisme, de l’intermittence, etc. qui viennent peu à peu enrichir les infrastructures tels que les produits-phares du groupware et les standards du web. Les formes d’instrumentation de l’activité socio sémantique que nous proposerons sous l’étiquette du « Web socio sémantique » entrent tout à fait dans cette offre technologique d’infrastructure.

les artefacts les moins visibles). Mais les sciences humaines parlent souvent de « naturalisation » des processus humains. Ce concept de pratique collective non distribuée correspondrait idéalement à une situation où tout le groupe est co-présent au même moment dans le même lieu, dans une situation de « face à face ». La « distribution » correspond alors à « tout ce qui n’est pas le face à face ».

Rien que pour les aspects spatiaux et temporels, cette définition rapide inclut mains paradoxes et approximations. Le « face à face » est une notion qui convient aux interactions de deux personnes, qui à la rigueur peut être étendue à la communication en présentiel au sein de petits groupes (autour d’une table), mais qu’en est il lorsque le groupe dépasse plusieurs dizaines de personnes et où les solutions spatiales trouvées (salle / tribune, etc.) sont co-présentielles tout en ne respectant plus le « face à face » (alors que certains systèmes de téléconférence respectent quant à eux beaucoup mieux la signification de cette expression). En fait, les groupes en « co-présence » spatiale et temporelle utilisent aussi des artefacts physiques (tableaux, tables, micros…) et ou organisationnels (tours de parole…). Ces artefacts de la coopération dans des contextes de co-présence font l’objet d’une innovation permanente, et les réseaux de recherche en TCAO tels que le réseau COOP présentent à chacune de leurs rencontre des travaux, par exemple pour évaluer l’influence de la disposition des locaux ou de l’évolution de rôles de médiateurs ou des outils qu’ils peuvent utiliser.

Par rapport aux aspects « socialement distribués » de l’activité, notre caractérisation d’un groupe « naturel » qui serait « non-distribué » de ce point de vue est encore plus idéale et improbable. Très peu de groupes sont homogènes du point de vue socio sémantique, dans le sens où ils ne comporteraient pas de sous-groupes fragmentés par des aspects relationnels ou épistémiques, structurés par des rapports et des antagonismes sociaux, des approches métiers complémentaires, etc.

Relevant de groupes réels, les personnes, groupes et communautés que nous visons dans cette étude sont ainsi plongés dans une fragmentation et une complexité qui conduit, même lorsque le groupe est spatio-temporellement co-présent, à agir de façon « socialement distribués » nécessitant l’aide d’artefacts adaptés. Dans ce cadre, les systèmes de repères ou de cartes qui interviennent portent sur les connaissances autant que sur l’organisation. Ces systèmes de repérage sont oraux ou écrits, explicites ou implicites dans la culture du groupe, informatisés ou non. C’est aussi cette complexité relationnelle et épistémique qui légitime, comme nous le verrons, les approches impliquant de multiples points de vue dans les artefacts que nous étudions.

3.4.2. Autres approches des pratiques collectives médiatisées pour la cognition distribuée

De nombreux auteurs se sont interrogés sur le fait que les interactions sont médiatisées et sur la notion de distribution. Toute une série de travaux récents ont permis de mieux définir, quand on passe de l’individu au collectif, la notion de « Pratiques Collectives Distribuées ». Qu’en est-il de la stratégie des acteurs, de la genèse du collectif ? Comment se fabrique alors le sens ? Quand il n’y a pas de contrôle central, la co-construction décentralisée produit des zones de cohérence, mais aussi des problèmes d’hétérogénéité et d’incertitude. De plus la construction du sens est indissociable de la construction de la confiance.

Comment définir une Pratique Collective Distribuée (PCD) ? Pour William Turner [TURNER 99], la genèse d’un collectif suppose la construction progressive d’un accord sur ce qui constitue le donné du collectif. Cela concerne la liste des objets permettant de décrire et de contextualiser les pratiques et les interactions, l’adoption de normes socio-culturelles, le classement des informations engendrées par les discussions, controverses, conflits, règlement collectif distribué de problèmes tels que les bogues logicielles [GASSER 03], etc. Certains auteurs [BOWKER & STAR 00] proposent de distinguer la coordination par la division du travail et une coordination par les objets. Cela a mené ces auteurs, ainsi que d’autres auteurs du TCAO tels que [SCHMIDT & WAGNER 05], à approfondir

théoriquement le lien entre les pratiques collectives26 d’une part, les classifications et les catégorisations des objets d’autre part.

Par rapport à cette distinction entre la coordination par la division du travail et la coordination par les objets, notre approche permet d’aborder les deux modes, mais en privilégiant la coordination « par les objets »27 . Nous avons vu que les acteurs disposaient des diverses stratégies inventoriées par la Théorie des Transactions Communicationnelles Symboliques, dont la documentarisation [ZACKLAD 04a]. Le Document pour l’action, certes très particulier, que constitue l’ontologie sémiotique est en soi un mécanisme de coordination, (y compris si on prend ces mécanismes au sens de [SCHMIDT 96]), de la même façon que les peintres de notre groupe de co-peinture utilisent la toile elle-même qu’il sont en train de peindre pour se coordonner sur toutes sortes d’aspects tacites.

Cependant à partir du moment où le groupe s’accorde sur les objets permettant de décrire et de contextualiser les pratiques et les interactions – comme les usagers de la forêt décidant de faire une carte commune – de nombreux problèmes subsistent. Comment faire apparaître la cohérence ? Faut-il mettre de l’ordre, et si oui, comment ? Part-on de catégories données de l’extérieur, ou des structures, comme le montre les réflexions d’archivistique sur le lien entre l’organisation et le schéma de classification [HOUDON 01] ? Comment un groupe « fait-il sens » et raisonne sur les objets et les informations qui lui sont disponibles ?

Pour beaucoup des auteurs que nous avons consultés, le challenge de co-construction du sens peut être considéré comme relevant d’une problématique de conception, associant des composants sociaux, cognitifs et organisationnels. La façon dont les acteurs voient leur univers, constituent leur cadre d’organisation et se coordonnent en est bien un aspect important. Pour rendre compte des activités coopératives, les théories de l’action située [SUCHMAN 87] et de la cognition distribuée [HUTCHINS 95] ont étudié des situations de travail complexe, par exemple sur le pilotage d’avions ou de navires. Hutchins utilise au départ le paradigme de l’intelligence artificielle distribuée pour modéliser les interactions sous l’angle de la cognition située, tout en accordant une grande place à l’organisation sociale et à la communication dans l’explication du comportement cognitif des groupes. Pour Hutchins, la coopération peut être envisagée à travers les instruments, les objets et l’environnement de l’activité. Dans l’exemple des marins sur un bateau, souvent utilisé pour montrer comment le tout est supérieur à la somme des parties, Hutchins souligne l’importance de tout « l’écosystème » d’écrits et d’usages (au sein desquels il faudrait inclure les cartes) qui existe autour de la coordination de l’activité: ces « à-côtés » de l’activité jouent un rôle de « lubrifiant » pour l’activité collective (on retrouve ici l’activité socio sémantique « de coulisse »). Ce sont en particulier ces redondances et ces « à-côtés » que le novice va exploiter pour apprendre, selon un mécanisme « d’étayage » que Hutchins reprend de Vygotsky. Cependant les situations étudiées par Hutchins sont des situations très confinées, où les acteurs ont peu de marge pour transformer leur cadre organisationnel et leurs artefacts (tels que les logiciels utilisés pour la navigation).

Des auteurs importants cette fois en TCAO, sont plus marqués à l’origine par des travaux sur l’ordonnancement de tâches fortement organisées (« workflows ») que sur les situations de

26 Les pratiques du travail coopératif « dans le monde réel », étudiées de façon approfondie par ces auteurs (dans le domaine de la conception et de la planification architecturale), leur apparaissent infiniment plus variées que les formes assez idéalisées de « travail de groupe », marquées par des types très spécifiques de coopération, sur lesquelles le TCAO s’était longtemps focalisé, depuis ses origines en 1989. Selon [SCHMIDT & WAGNER 05] en effet, le TCAO a été victime d’une « obsession durable » pour des formes de coopération privilégiant trop exclusivement les seules interactions langagières sur le modèle de la conversation (« media spaces », « environnements collaboratifs virtuels »…). Cette orientation a éclipsé du coup le rôle de certains artefacts (comme les plans de l’objet à construire, l’organisation classificatoire de ses composants…) qui, comme le montrent ces auteurs en référence notamment à [GOODY 86], contribuent à spatialiser les connaissances partagées dans l’espace de travail du groupe et amener d’autres formes de coordination basées sur ces objets (et pas tant sur la discussion). Dans leur pratique réelle les acteurs sont amenés à articuler de façon ad hoc de très nombreux types d’artefacts, présentant une certaine redondance, et contribuant à la mise en ordre de leur univers de travail, parmi lesquels les systèmes de désignation, les schémas de classification, les diagrammes, les arrangements synoptiques d’items en matrices ou réseaux, etc. Les ontologies sémiotiques font partie de ces types d’artefacts, dont ces auteurs montrent qu’ils aboutissent à une « superposition structurelle » entre le système de désignation et le système de classification. Même si nous soulignons l’importance du facteur discursif pour certaines étapes de la co-conception des ontologies sémiotiques, c’est précisément dans ce courant d’ouverture du TCAO, considérant des formes de coordination, ouvertes et parfois silencieuses, basées sur les objets, que nous souhaitons nous situer.

27 Le fait comme nous le verrons de rendre disponible les objets de l’organisation sous forme d’ontologie sémiotique devrait faciliter ces formes de coordination ad hoc « par les objets » impliqués par chaque action collective, plutôt que les formes de coordination de type « workflow » plus récurrentes marqués davantage par la réflexion sur l’organisation du travail.

coopération structurellement ouvertes, comme Kjeld Schmidt [SCHMIDT96] ou Carla Simone [SIMONE 00]. Ces auteurs spécialistes des mécanismes de coordination ont aussi proposé des cadres d’intégration entre la gestion des connaissances, notamment pour les tâches de catégorisation dans le travail coopératif, mais avec une préférence pour des activités strictement standardisées dans lesquels les membres du collectif n’ont ni conscience des motifs communs d’activité ni des actions des partenaires.

Plus récemment [SARINI 02] a approfondi et testé à travers des prototypes certaines idées sur les façons d’artefactualiser les interactions entre les membres d’un groupe, en utilisant une représentation graphique schématisant l’espace concret de l’activité. D’autres travaux également en TCAO abordent la gestion de catégories partagées, dans un cadre de coopération supportant un certain de degré de « partialité » des acteurs [DOURISH 99].

3.5. Récapitulation et quelques hypothèses supplémentaires sur