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Nécessité de la référence à l’IC

4. La référence centrale à l’Ingénierie des Connaissances

4.1. Nécessité de la référence à l’IC

Le présent chapitre vise plusieurs objectifs :

- Préciser comment l’état actuel des réflexions et des méthodes de l’Ingénierie des Connaissances nous autorise et nous incite à prendre appui sur une caractérisation de la connaissance qui ne distingue pas cette dernière de l’action. Une telle définition nous permet en effet de nous relier aux conditions d’immersion forte dans l’activité collective, que nous avons posées comme impératives dans le chapitre précédent. Le cadre de réflexion de l’IC peut alors être mobilisé pour approfondir la compréhension de l’activité socio sémantique posée au chapitre précédent. Nous esquisserons en complément des hypothèses qui pourraient être utiles en IC, sur la façon de se servir du concept d’activité comme élément unificateur, d’une part de la description des activités socio sémantiques et des interactions langagières qu’elles supposent, et d’autre part de la description du reste de l’activité dans le domaine. - Prendre acte de l’importance de l’inscription de la connaissance, ainsi définie comme orientée

par un motif d’activité, dans des dispositifs techniques et des artefacts pour mémoriser l’information, constitutifs de supports pérennes pour retrouver et partager l’information, mais aussi de supports plus éphémères pour l’inscription des traces de interactions et des marques qui leur sont nécessaires. Ce positionnement s’appuie sur une définition du document (comme « production sémiotique » et « document pour l’action ») élargie pour être en cohérence avec cette définition.

- Définir les ontologies sémiotiques dans le cadre des réflexions actuelles de l’IC, comme document pour l’action et comme type particulier de Ressource Terminologiques et Ontologique (RTO), pensé et construit en fonction d’un faisceau d’usages multiples correspondant à une agrégation des situations-problèmes rencontrées par une communauté dans le cadre de ses activités.

- Situer notre perspective de modélisation, non dans le paradigme des sciences cognitives mais dans celui des techniques intellectuelles. Le langage de représentation de connaissances que nous proposons relève des modèles « faibles » étudiés par l’IC, ne prescrivant le sens que grâce à des règles interprétatives, par opposition aux modèles « forts » utilisés par ailleurs par l’IC pour modéliser le sens. À la formalité machinale, qui permet à ces modèles forts d’être computationnellement opérationnels, mais qui creuse l’écart avec le besoin de formation de sens qu’éprouvent les acteurs de l’activité collective, nous opposons avec [ZACKLAD 05] la formalité sémiotique, supportée par des modèles faibles mais en même temps plus effectifs. L’étude de l’artefact de carte hypertopique que nous proposons s’inscrit alors dans les réflexions actuelles plus générales de la discipline, pour comprendre comment du sens peut être produit par des artefacts informatiques, dans un paradigme de raison computationnelle, lorsque « l’imperfection objective de ces modèles renvoie à leur pertinence subjective » [BACHIMONT 03].

- Prolonger la réflexion, amorcée à la fin du chapitre précédent autour du constat que la construction de la connaissance dans un collectif n’est pas seulement une émergence spontanée a partir de la communication et des interactions langagières des acteurs. Cette construction suppose aussi une structuration sur le terrain de la représentation conceptuelle, laquelle demande le recours à des artefacts et à des techniques particulières. Ces techniques doivent être adaptées aux deux grandes échelles de temporalité qui sont mises en jeu par le partage d’information et par la communication : d’un côté le temps des documents de référence et des cartes de thèmes, et de l’autre le temps des interactions, également artefactualisées, pour (re-) lire, (re-) constituer et capitaliser en permanence les documents et les cartographies de référence. Ces deux temporalités vécues simultanément par les acteurs peuvent être considérées, en première analyse, comme pôles d’un continuum reliant la culture écrite et la culture orale. La structure apporte une organisation qui est indispensable pour le partage d’information, aussi bien que pour la communication intervenant dans l’activité socio sémantique. En la matière il nous faut tirer toutes les conséquences de ce que le recours à la médiation d’un praticien recourant à des techniques d’IC (ou apparentées) est apparu décisif pour aider à construire cette structure, au moins dans certaines phases du développement de l’activité socio sémantique explicite d’un groupe, ainsi qu’il ressort de nos premières expériences avec les cartes hypertopiques (cf. chap.1).

- Notre hypothèse est que certains savoir-faire de modélisation et de représentation des connaissances de ces praticiens spécialistes d’IC (ou plus généralement, comme nous le définirons, de praticiens spécialistes de RTO – ressources terminologiques et ontologiques au sens large) seraient alors susceptibles d’être opérationnalisées en partie et de circuler via des outils informatisés. Ces mêmes outils doivent être conçus pour être i) mis au service de ces spécialistes de RTO pour alléger leur tâche, mais aussi ii) à destination des acteurs du terrain eux-mêmes, non-spécialistes de ces méthodes et techniques. Dans ce sens, étant donné que l’Ingénierie des Connaissances se fixe dans ses buts premiers de produire des modèles et des outils réutilisables, les outils de co-construction de cartes hypertopiques sont des outils d’IC, et notre hypothèse d’une transférabilité partielle des méthodes vers des outils logiciels pour ces deux catégories d’utilisateurs est une hypothèse d’IC.

Pour toutes ces raisons, l’Ingénierie des Connaissances (IC) nous apparaît être le chaînon manquant, sur lequel il faut pousser les recherches pour étudier certains mécanismes de création de sens que nous pointons comme possibles via les artefacts à l’échelle de communautés. L’IC est ainsi le chaînon manquant pour envisager que toutes sortes de groupes s’appuyant sur un terrain représentationnel partagé puissent construire et maintenir les artefacts de référence, dont ils ont un besoin impératif dans leurs domaines complexes, avec l’aide d’un spécialiste de RTO ou sans l’aide d’un spécialiste de RTO.

Avec ou sans ce spécialiste il s’agit, dans les deux cas, de défis difficiles où la partie est loin d’être gagnée :

- Dans le premier cas, les modèles et méthodes que peut proposer l’IC doivent rendre possible et faciliter la tâche généralement très laborieuse du spécialiste de RTO, s’agissant de cartes qui atteignent rapidement plusieurs milliers ou dizaines de milliers de thèmes. Le nombre de points de vue que le collectif peut choisir de désambiguïser – et qui proviennent possiblement

d’autant d’axes d’expertise sur le domaine (ou peuvent devenir de tels axes) – peut dépasser la dizaine1.

- Dans le second cas, où l’on vise l’absence d’un spécialiste de RTO, le challenge apparaîtra plus ambitieux encore, mais nous pensons qu’il sera au final moins laborieux, la tâche étant épistémiquement et socialement mieux distribuée2. Mais le risque d’échec reste très élevé, sauf si l’on parvient à « déléguer » fortement certaines techniques d’IC dans l’outil, à travers le langage de représentation des connaissances3 qu’il encourage et le couplage avec le TCAO, ce qui est le but de notre étude.

Nous pensons que toute contribution en termes d‘outils répondant au second cas bénéficie aussi au premier cas. Le transfert de savoir-faire vers l’outil doit être suffisamment opérant pour que l’activité socio sémantique explicite devienne possible avec un support réduit du spécialiste de RTO, mais aussi sans aide aucune de ce spécialiste. Si l’on parvient à ce second cas, la co-construction de la carte s’opère alors principalement par le jeu des interactions (que l’outil aide à médiatiser) entre les membres du groupe, avec éventuellement le recours de médiateurs internes à la communauté (facilitateurs, animateurs, webmestres, modérateurs de forums…) qui sont des acteurs immergés dans le domaine, éventuellement placés dans des rôles pionniers ou dirigeante au niveau du management et spécialisés sur l’aspect relationnel, mais non-spécialistes ni d’IC ni de RTO.

On reboucle alors sur l’hypothèse constructiviste avancée au chapitre précédent (la possibilité d’une co-construction de la connaissance quasi-« émergente » via les seules interactions). Mais cette fois, du fait que l’on intègre une réflexion d’ingénierie des connaissances et que l’on transfère un socle de savoir-faire d’IC vers l’outil, grâce au modèle de représentation et aux méthodes associées, le risque d’échec devrait selon nous diminuer. Il est plus réaliste d’espérer parvenir dans ces conditions à une modélisation engagée, par les acteurs de métier eux-mêmes, car la médiation des techniques d’IC joue son rôle pour atténuer la difficulté cognitive.

1 Une difficulté, partagée par les deux cas, vient de ce que cette volumétrie en termes de densité de l’intension du concept sémiotique visé (c’est à dire de thèmes et de points de vue) est presque toujours forte et qu’elle ne diminue aucunement de façon mécanique si la taille du collectif diminue, ce que nous avons pu observer dans plusieurs projets de cartes de thèmes (cf. tableau 8.1) concernant de PME ou des associations de types « communautés d’action », qui sont en général ses structures hautement interdisciplinaires et très complexes dans leur division fonctionnelle du travail. Cette règle qui semble se dégager de l’activité socio sémantique a des conséquences immédiates sur l’économie de production et d’amortissement du genre de système que nous proposons. Elle amènera à placer en tête de nos contraintes d’opérationnalisation (cf. chapitre 6) la possibilité de réutilisation favorisée par la standardisation, qui vaut donc autant pour la possibilité de réutiliser des contenus que de réutiliser les outils gérant ce contenu. Les trop petits collectifs qui ne peuvent équilibrer économiquement une telle démarche doivent pouvoir réutiliser ce qui tombe dans le domaine public ou est réalisé par les collectifs plus grands ou plus puissants. Cela peut s’effectuer dans le cadre de modèles et de réseaux « gagnant-gagnant » (par exemple avec leurs grands partenaires en ce qui concerne des clients ou des sous-traitants, avec les services publics (d’éducation, de R&D, d’aide à l’innovation…) en ce qui concerne les collectifs associatifs ou les PME, etc. La priorité à la réutilisation des contenus se heurte immédiatement au constat qu’en général une RTO conçue pour un usage n’est pas telle quelle transposable pour un autre usage, ce qui amène donc une seconde priorité dérivée, qui est la malléabilité de la représentation. Car pour des usages voisins les ontologies sémiotiques peuvent amener une certaine marge de transformation « facile » dans un but de réutilisation (ce que ne peuvent apporter les ontologies formelles de domaine)

2 Le modèle KBM (Knowledge-Based Marketplace) que nous avons avancé (cf. §6.2) propose en particulier une façon de distribuer socialement l’activité de conception d’une carte de thèmes, à l’aide de transactions communicationnelles symboliques, en faisant appel à un principe d’économie d’usage qui pourrait être exprimé de façon lapidaire, en paraphrasant l’utopie de K. Marx, par la maxime « de chacun selon ses connaissances dans l’activité, à chacun selon ses usages ». Comme nous l’avons noté dès le chapitre d’introduction, avec les ontologies sémiotiques les acteurs peuvent gérer plus finement les relations et les écarts entre la carte qui est le référent partagé par leur communauté, et leur territoire, qu’ils connaissent de plus près. Les cartes hypertopiques étant par nature co-constructibles et munies de la notions de « point de vue », les acteurs disposent de moyens pour gérer en partie le gradient sémiotique (cf. §5.3.6), qui est l’espace d’intersubjectivité et de représentation de ces relations et écarts, chacun pouvant proposer à la communauté de compléter la carte en y décrivant mieux les éléments de territoire qu’il connaît bien.

3 Un outil encourage toujours de façon plus ou moins implicite un schéma ou un langage de représentation des connaissances orientant son utilisateur vers une certaine façon (« modèle ») de se représenter le domaine et les problèmes abordés, à travers un prisme de concepts de base. Mais le modèle ne ressort souvent que de façon implicite et confuse. Il n’est pas toujours aisé pour l’acteur de repérer dans un outil en quoi consistent ses primitives conceptuelles sous-jacentes et de penser la cohérence du noyau du langage de représentation des connaissances qui lui est proposé pour agir face à son problème. Cela ressort par exemple si on considère en bureautique des outils courants pour classer des documents tels que Outlook, l’explorateur Windows, sa version annoncée en 2005 Vista, etc. : l’utilisateur sait-il nommer et relier conceptuellement les boutons, icones et services qu’il trouve sur son écran ? Dans notre cas, nous considérons que ce noyau de raison computationnelle des artefacts manipulés, qui est le modèle Hypertopic (cf. Fig.1.1), doit être le plus explicite possible et, dans l’idéal, connu et compris de l’utilisateur, spécialiste ou non. Notons que nous avons considéré dans la présente étude, comme hypothèse de travail, que c’est le même modèle qui convient au spécialiste d’IC et au non-spécialiste. Un tel choix n’a rien d’évident, et il conviendrait ultérieurement d’interroger aussi cette hypothèse.

Cela ne va pas aussi sans interrogations sur le positionnement de l’ingénieur spécialiste d’IC, qui dans notre étude est susceptible de décliner son rôle sur deux dimensions, avec :

- un rôle d’enquêteur, de médiateur et de conseil, dans une position de « front-office »

- un rôle de concepteur d’un outil générique et de support technique et fonctionnel à son usage, dans une position de « back-office ».

Ces rôles peuvent être différenciés ou cumulés en fonction des phases successives du cycle de vie de l’artefact utilisé par les acteurs. De plus, cette polarisation des rôles pour l’ingénieur IC vient croiser l’échelle de variation entre le premier et le second cas évoqués plus haut (avec où sans spécialiste de RTO) qui est à interpréter surtout comme une possibilité de variation continue entre ces deux cas extrêmes. En particulier la position de « back-office » comme concepteur et support d’un outil, conçue comme un service autour de la possibilité de réutilisations tant d’un outil que de contenus (à la limite, « sur étagère »), est une façon pour l’IC de rester présente, surtout dans une perspective où les besoins en RTO se développent tous azimuts.

Nous devons maintenant approfondir en quoi consistent les acquis de l’IC auxquels nous faisons appel, et montrer que cet apport, loin de se limiter à un rôle d’appoint, est central pour la co-construction. Notre référence à l’IC doit pour cela être explicitée, et pour ce faire nous devons repérer au sein de cette discipline quels sont les éléments de son cadre épistémologique et de ses méthodes que nous avons choisis de privilégier pour répondre aux besoins de notre étude. L’IC est une discipline jeune, en forte évolution, et pourtant dans laquelle historiquement plusieurs voies se sont déjà développées et existent en symbiose. Nous devons préciser auxquels des acquis de l’IC nous nous référons principalement, et, concernant d’autres acquis de l’IC que nous choisirons de ne pas utiliser ou dont nous nous démarquerons, préciser s’il y a lieu la raison de cette non-utilisation.

C’est ainsi que nous aborderons la question du cadre dans lequel l’IC peut aborder les ontologies sémiotiques, cadre qui nous semble différent de celui dont l’IC s’est doté par ailleurs pour aborder traditionnellement les ontologies formelles de domaine. Mais nous avons travaillé à proposer une perspective unifiant ces deux cadres. Notre souci est à la fois de travailler sur ce qui sépare et sur ce qui réunit : d’un côté nous cherchons à argumenter pour préciser les concepts que nous posons et les théories qui leurs servent de support, et justifier ces choix par notre sujet d’étude ; d’un autre côté nous voulons renforcer les passerelles possibles entre les autres acquis de l’IC et ceux qui justifient notre approche, dans le souci d’accroître la richesse d’ensemble de la discipline, de maintenir sa cohérence et de poser des jalons pour un débat constructif entre les courants concernés.

4.2. Le cadre conceptuel de l’Ingénierie des