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Le renouvellement de la force de travail servile : le recours aux esclaves africains

Historicité de l’éducation exogène à Cuba au travers des contextes colonial et néo-colonial de son économie

1.1 La genèse de l’institution esclavagiste à Cuba

1.1.2 Le renouvellement de la force de travail servile : le recours aux esclaves africains

La diminution accélérée de la population aborigène, sous le choc de la « conquête » et des épidémies, et la promulgation par la Couronne d’Espagne de lois interdisant la servitude des Aborigènes, favorisaient l’introduction d’esclaves africains. Leur expérience du travail intensif et leur disponibilité en nombre constituaient les principaux atouts. L’esclavage noir existait déjà dans la péninsule ibérique et les premiers hommes de couleur qui accompagnaient les conquistadores venaient d’Espagne et du Portugal. Comme la demande était forte à Cuba, l’Espagne, qui souhaitait garder le monopole économique dans le « Nouveau Monde », accordait des licences (asientos) à des particuliers pour importer un nombre déterminé d’esclaves, moyennant le paiement d’une taxe.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce sont d’abord les Aborigènes réduits en esclavage, puis des esclaves noirs arrivés par la traite négrière, qui ont servi de force de travail pour poursuivre la

constitution d’une économie coloniale extravertie, c’est-à-dire une économie d’exportation fondée sur la logique de l’esclavage, au point de constituer un « système » (Herrera, 2003, p. 24). L’expropriation, plus que le partage des terres collectives, a le plus souvent permis aux grands propriétaires des

latifundios de concentrer leurs terres, en récupérant les petites propriétés des aborigènes issues du

morcellement de la propriété collective.

Le changement agraire pris alors un sens transitif, correspondant à la fin du cycle d’extraction de l’or vers l’essor de l’agriculture commerciale et la création d’une économie de plantations sucrières. La présence des premiers esclaves africains aux côtés des Aborigènes avait permis de « comparer » leur résistance physique respective, et de conclure à l’avantage des premiers. La culture et l’élaboration du produit sucrier réclamaient une main d’œuvre productive et bon marché. La première introduction légale d’esclaves africains semble remonter en 1513 (Cantón, 2003, p. 28). Mais il est très possible que les premières « pièces d’ébène » soient arrivées lors du second voyage de Colomb en 1494, comme le souligne Le Riverend (1967, p. 82). Il semble que ce n’est qu’en 1521, immédiatement après la mort de Velásquez, que les Flamands se chargèrent de la première grande cargaison recensée et composée de trois cents esclaves108. En 1537, la population de l’île comptait déjà approximativement 500 esclaves africains pour 300 Espagnols (Núñez Jiménez, 1959). En 1544, on recensait autant d’esclaves que de blancs, soit 700 esclaves pour 700 Espagnols, et environ un millier d’Aborigènes (Le Riverend, 1967, p. 83). Sur les 50 000 habitants que pouvaient compter l’île vers 1700, plus de la moitié étaient des Noirs ou des mulâtres109. Les Aborigènes ne constituaient plus à cette date qu’une fraction insignifiante, et leur descendance apparaissait principalement au travers des métis110 (Grelier, 1970, p. 102).

C’est donc un bouleversement historique important, tant sur le plan démographique que sur le plan économique, puisque la canne à sucre trouvait à Cuba un lieu de prédilection avec une grande

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« Depuis 1501 jusqu’en 1506, il fut permis d’en introduire un petit nombre dans Hispaniola, aujourd’hui

Saint-Domingue, mais sous la triple condition qu’ils seraient choisis parmi les Africains, élevés et instruits dans la religion catholique à Séville, et qu’à leur tour ils instruiraient les Indiens. En 1510, le roi don Fernando expédia encore de Séville cinquante nègres destinés au travail des mines. […] Charles-Quint autorisa les Flamands, en 1516, à introduire quatre mille nouveaux esclaves à Saint-Doimingue, et plus tard le même nombre fut concédé aux Génois. Déjà vers ce temps, et bien que nul traité semblable ne fasse mention de l’île de Cuba, les chroniques parlent d’une révolte d’esclaves qui éclata dans la sucrerie de don Diego, colon, fils de don Cristobal ; ce qui porterait à croire qu’on avait introduit quelques nègres par contrebande. Quoi qu’il en soit, ce ne fut qu’en 1521, immédiatement après la mort de Velásquez, que pour la première fois les Flammands amenèrent, avec l’autorisation du roi, trois cents nègres à Cuba » (Mercedes de Santa Cruz y Montalvo, 2006,

p. 49).

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Mulâtre : mélange né d'un père noir et d'une mère blanche, ou d'une mère noire et d'un père blanc ou de deux parents mulâtres.

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En Amérique latine et dans l'Amérique du Nord francophone, métis/métisse (mestizo/mestiza en espagnol) désignait à l'origine une personne née d'un père aborigène et d'une mère européenne ou d'un père européen et d'une mère aborigène. Vers 1570, les quelques Aborigènes qui restaient furent regroupés en villages dont le principal, Guanabacoa, comptait « 60 Aborigènes mariés ». Au milieu du XVIII ème siècle, deux communautés aborigènes, Caney et Jiguani, existaient encore dans la partie orientale de l’île (Benítez, 1976).

surface de terres cultivables. Le besoin des propriétaires fonciers de se connecter au marché mondial capitaliste de plus en plus ressenti devenait pressant :

« Cette stratégie était celle d’une insertion de la colonie, dans le système mondial capitaliste, opérée par une alliance passée entre classes dominantes créoles et classes sus-dominantes du centre du système (espagnoles et, surtout, anglo-américaines) » (Herrera, 2003, p. 25).

Avant d’entrer dans une trajectoire de « spécialisation sucrière » au milieu du XVIIIe siècle, la culture sucrière, sans être négligeable, fut de très loin du niveau obtenu dans les colonies françaises, comme Saint-Domingue ou anglaises comme la Jamaïque. Les premières difficultés pour la colonie résidaient dans l’accumulation de moyens qu’exigeait dès le départ le moindre ingenio (moulin) : terres, animaux, bras… et le moulin lui-même. On peut imaginer que ce travail de construction de la base productive sucrière fut résolu dès le départ, grâce à l’intervention des charpentiers de marine, mais tout cela représentait un coût, bloquant l’amorce des structures purement capitalistes, et notamment le processus de concentration des moyens de production (moulins, terres…) à l’origine du

latifundio sucrier. Les « faveurs royales » ont permis de concéder davantage de terres et d’esclaves

aux propriétaires fonciers sucriers, produisant ainsi « un élément constitutif du capitalisme en sa phase

d’accumulation primitive et de transfert massif du surplus périphérique vers le centre européen »

(Herrera, 2003, p. 25). Grelier détaille les prémisses de l’introduction du capital dans la culture du sucre :

« À Cuba, où de très modestes et très rustiques trapiches fournissaient un peu de ‘miel’ à la population, les premiers ingenios furent fondés tout près de La Havane, au cours de l’ultime décennie du XVIe siècle. Ils étaient actionnés par la zanja real, l’aqueduc à ciel ouvert qui alimentait en eau potable la jeune capitale et les flottes qui s’y rassemblaient. Mais en 1596, quinze colons habitant la ville réitéraient une demande de prêt, déjà adressée à la Couronne, afin de faciliter la production sucrière. Pour affirmer leur propre capacité, ils précisaient : ‘Chacun de nous possède son ingenio, déjà construit’. L’aide officielle leur parvint enfin, sous la forme d’une ordonnance royale, interdisant de déposséder pour dettes les propriétaires d’ingenios de leurs terres, de leurs moulins, de leurs ustensiles, de leurs esclaves et de leurs bêtes de bât. On voit en passant que, dès cette époque, dans le langage des fonctionnaires de la cour, le vocable ingenio désignait l’ensemble des biens ou des outils destinés à la fabrication du sucre » (Grelier, 1967, p. 270).

1.1.3 Les caractéristiques de l’éducation coloniale à Cuba : le déracinement socioculturel

des populatons aborigènes

Le contrôle de la population aborigène à travers la pratique du christianisme a été un élément fondamental dans le fonctionnement du système colonial. L’ « instruction » coloniale, fondée sur la tradition scolastique, visait la construction d’une âme religieuse et d’une personnalité inspirée par les

valeurs morales de la religion catholique espagnole111. Cette forme d’ « instruction » imposée à la population aborigène représentait ce que certains auteurs ont qualifié d’ « instrumentalisation

idéologique du colonialisme espagnol » (Gil et alii, 2003). Guadarrama décrit le fondement de cette

idéologie :

« La scolastique comme instrument idéologique du colonialisme espagnol monopolisait dans l’île, comme dans le reste de l’Amérique, non seulement la philosophie, mais les autres formes de la conscience sociale. Le dogmatisme et l’autoritarisme qui la caractérisaient ont empêché le développement de réflexions différentes. D’autre part, les prêtres et les autres professionnels de l’enseignement scolastique étaient en majorité espagnols […] » (Guadarrama cité in Chávez, 1996,

p. 2).

Pour reprendre une terminologie plus contemporaine, l’évangélisation des Aborigènes devait passer par la « colonisation de leur imaginaire »112 (Gruzinski, 1988). Les Aborigènes devaient démontrer la rationalité de leur esprit, en se convertissant en chrétiens et sujets du roi : cette obligation était l’unique possibilité de rattachement à la nature humaine reconnue par l’Église. La priorité donnée à l’évangélisation des Aborigènes était rappelée dans le célèbre bulle papale rédigée par Alejandro VI, le 4 mai 1493 :

« Hommes bons, docteurs, savants et experts, même craintifs de Dieu, instruisez la foi catholique, les bonnes coutumes, et mettez toute la diligence qu’il convient […] » (Pichardo, 1984, p. 191)

Le processus d’évangélisation des Aborigènes répondait, selon les historiens cubains, à une forme de « transculturation », par opposition à l’ « acculturation ». La culture des Aborigènes n’a pas été absorbée totalement par la culture dominante au nom de la modernité, ce qui caractérise le concept anglo-saxon d’ « acculturation ». Les rites précolombiens continuaient d’exister et de résister, sous une forme constamment dominée dans le processus d’ « occidentalisation ». Nous citons Fernando Ortiz, célèbre ethnologue cubain du XXème siècle et qualifié de « troisième découvreur » de Cuba, en raison de ses apports sur la connaissance de l’identité cubaine :

« Nous comprenons que le concept de transculturation exprime mieux les différentes phases du processus de transition d’une culture à une autre, car il n’implique pas seulement l’acquisition d’une culture différente, qui est le propre du concept anglo-saxon d’acculturation, sinon bien le fait qu’il

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La scolastique fut un régime de pensée et d'enseignement commencé au Moyen Age à partir du XIIIème siècle, principalement en théologie, se caractérisant par la lectio, commentaires destinés à faire comprendre des œuvres de nature religieuse, philosophique ou scientifique, la quaestio, questions posées par le maître afin de résoudre des problèmes de théologie ou de philosophie selon un schéma rigoureux, et la disputatio, débat public entre maître et élèves.

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Dans son livre, La Colonisation de l’imaginaire, Sociétés indigènes et occidentalisation dans le Mexique

espagnol, publié en 1988, Gruzinski présente les résultats de quinze années de recherches sur les processus

d’acculturation qui affectent les sociétés aborigènes du Mexique central pendant les trois siècles de la domination espagnole. Selon l’auteur, il s’agit en définitive, comme l’indique le sous-titre, d’une

« occidentalisation » plutôt qu’une acculturation. La démonstration se fonde se trois axes principaux : les

rapports entre l’image et l’écriture ; la christianisation de l’imaginaire et la « capture » du surnaturel européen. L’auteur montre comment les Aborigènes ont su « greffer » sur l’image chrétienne leur propre imaginaire.

détermine nécessairement la perte et le déracinement de la culture précédente, ce qui signifie une déculturation partielle et, en plus, la création simultanée de nouveaux phénomènes culturels que l’on pourrait qualifier de néoculturation » (Ortiz, 1953, pp. 125-126).

L’auteur a appliqué ce concept dans son oeuvre historiographique, en expliquant le métissage comme processus d’intégration de la nationalité cubaine. L’auteur emploie une métaphore culinaire, l’ajiaco (sorte de pot-au-feu au piment fort ou doux), pour décrire la formation du peuple cubain, rejetant ainsi la métaphore états-unienne du « creuset ». Il écrit :

« C’est le ragoût le plus typique et le plus complexe, fait de plusieurs variétés de légumes, que nous appelons viandas et de pièces de viandes ; le tout est cuit dans l’eau au point d’ébullition jusqu’à ce qu’il devienne un potage très épais et succulent assaisonné avec l’ajile plus cubain (piment fort) dont il tire son nom. […] Ce qui caractérise Cuba est, qu’étant un ajiaco, son peuple n’est pas un ragoût achevé, mais est toujours en train de cuire. Depuis l’aube de son histoire jusqu’aux heures qui s’égrainent présentement, il y a eu l’addition renouvelée de tubercules, de fruits et de viandes exogènes dans la marmite cubaine, un bouillonnement incessant de substances hétérogènes. D’où le changement dans sa composition, et (le fait) que la cubanité a une saveur et une consistance différentes selon qu’on goûte ce qui est au fond, au milieu ou sur le dessus de la marmite, là où les légumes sont encore crus et le liquide bouillonnant encore clair » (Ortiz, 1953, pp. 125-126).

L’ « instruction » coloniale était utilisée comme instrument pour déraciner les valeurs et les croyances aborigènes (Patiño et alii, 1996). Les institutions spécifiques dédiées à la découverte du savoir théologique ont été créées, organisées et entretenues par l’Église catholique. Le premier institut d’enseignement recensé à Cuba est daté de 1523, appelé la Scholatria. Il fut fondé dans la cathédrale de Santiago de Cuba et l’on y enseignait le latin et le castellan aux Aborigènes. La création de cette école destinée à l’enseignement de la grammaire constituait le point de départ de la culture cubaine sous influence coloniale. L’authentique culture cubaine, ancestrale, venait de connaître son premier déracinement par la substitution de la langue espagnole au dialecte des Aborigènes, l’arauaca (Morales et alii, 1978).

Dominicains, Franciscains, Augustins, Mercédaires et Jésuites avaient des différends sur les modalités de la conversion des Aborigènes et de leur apprentissage. Des rivalités internes existaient dans la définition du projet hispano-scolastique mais toutes les confréries reconnaissaient la politique d’évangélisation comme nécessaire et sans recours. Cela explique pourquoi l’Église a pris en charge les « fondamentaux » de l’enseignement, soit le niveau équivalent de l’enseignement primaire d’aujourd’hui. Le renforcement de la foi religieuse dès l’âge du primaire était une condition sine qua

non pour accéder à un enseignement plus évolué (Sosa et Penabab, 2001, p. 106). Les premiers

enseignements de niveau secondaire étaient gérés également par l’Église, comme les « Seminarios » (Seminario Tridentino [1605] et Seminario San Ambrosio [1689] à La Havane) et les « Colegios » (Colegio San Francisco de Sales à La Havane [1689]).

Dans l’objectif de christianisation imposé à travers les ordres monastiques, il existait une différenciation de nature ethnique, quand à l’accès aux fondamentaux scolaires. En effet, le peu d’éducation dispensé dans les instituts religieux était destiné en priorité aux enfants des Espagnols,

mettre l’accent sur l’apprentissage de base axé sur l’écriture et la lecture « escuelas de las primeras

letras » (écoles des premières lettres). Les Aborigènes et les esclaves noirs étaient exclus de ces

enseignements. L’influence des premiers conseils municipaux, « cabildos », dirigés par les colons, était déterminante dans le processus de sélection des enfants à « instruire ».

Pour les enfants blancs espagnols, nous préférons insister sur la notion d’ « éduquer » à la différence d’ « instruire », car il s’agissait pour eux de les valoriser socialement et économiquement, de les conduire vers l’extérieur, et non de favoriser essentiellement la construction d’une âme, comme le cas des Aborigènes. Pour ceux-ci, l’apprentissage se limitait essentiellement à la foi religieuse, à la découverte de la langue espagnole et aux connaissances de techniques agricoles européennes. Les enfants des Espagnols pouvaient compter sur un enseignement général que l’on pourrait qualifier d’ « évolué » (enseignement des mathématiques, de la physique, du commerce, du droit, etc.), donc un enseignement au-delà des « primeras letras ». Sur le plan global, la formation n’en demeurait pas moins extrêmement limitée dans l’île. Jusqu’en 1603, un seul professeur de grammaire à La Havane se dédiait exclusivement à l’enseignement du latin pour les enfants issus de l’élite espagnole, avec un salaire de cent ducados par an, payé par le conseil « cabildo » (Chávez, 1996, pp. 3-7).

L’instruction coloniale concernant les Aborigènes avait donc pour fonction de catéchiser les populations. Et pour servir de référent, était reproduit sur l’île le modèle éducatif de l’enseignement ecclésiastique existant dans la métropole. Une cédule royale décidait, en 1526, d’envoyer douze enfants aborigènes natifs de Cuba pour l’Espagne, dont le métis Miguel Velázquez (cf. infra encadré II.1). L’objectif était d’accoutumer un groupe d’enfants cible aborigènes à l’environnement éducatif de la métropole, et tout ce que cela impliquait en termes de croyances et de valeurs morales. Portuando décrit à ce sujet) : « nous les envoyons s’éduquer dans les monastères et les collèges, et après avoir

reçu un enseignement particulier sur nôtre sainte foi catholique et l’avoir bien interprétée dans nôtre manière de vivre, ils reviennent sur leurs terres et instruisent les siens de la même manière »

(Portuando, 1974, p. 95).

Miguel Velásquez, métis, premier professeur cubain et auteur de l’unique musique aborigène connue dans les Caraïbes.

L’unique musicien caribéen connu, portant une ascendance aborigène, est née à Cuba. Il s’appellait Miguel Velásquez et était métis, fils d’un espagnol et d’une aborigène Taïnos, et neveu du

conquistador Diego Velásquez. Il fut envoyé en Espagne pour étudier la musique à Alcalá de Henares

et à Séville, et dès son retour à Cuba, il prit les fonctions de gouverneur de conseil en 1544 et entrepris la charge d’enseigner la grammaire à la cathédrale Santiago de Cuba comme premier professeur recensé dans l’île (Otero, 1972). Les connaissances acquises dans la pratique des chants grégoriens lui permirent également de donner des cours de musique et feront de lui le premier compositeur et musicien cubain (Chávez, 1996, p. 4). Il avait observé, dès son retour d’Espagne, la chute démographique catastrophique de la population aborigène. Il fustigeait une forme d’ethnocide scrupuleusement préparée par les autorités coloniales qui ne fut autre que l’élimination culturelle, spirituelle et linguistique des Aborigènes. Il s’exclama à son arrivée : « Triste terre comme terre

tyrannisée et de seigneuries ! » (Triste tierra como tierra tiranizada y de señoríos) (Santiago, 2002).

Dans l’article De l’ethnocide de Pierre Clastres, il est souligné : « Le génocide assassine les peuples

dans leur corps, l’ethnocide les tue dans leur esprit. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit bien toujours de la mort, mais d’une forme différente : la suppression physique et immédiate, ce n’est pas l’oppression culturelle aux effets longtemps différés, selon la capacité de résistance de la minorité opprimée. Il n’est pas ici question de choisir entre deux maux, le moindre : la réponse est trop évidente, mieux vaut moins de barbarie que plus de barbarie » (Clastres, 1980, p. 24).

L’expérience consistant à former des Aborigènes dans la métropole, entre 1526 et 1532, contre l’avis des colons qui considéraient leur apprentissage comme un moyen de résistance à l’assimilation,

fut finalement un échec (Le Riverend, 1967, p. 78). En réalité, l’héritage des rites précolombiens ne pouvait s’effacer aussi rapidement, comme l’auraient souhaité les « missions » évangélistes. L’imposition du baptême, du mariage, des funérailles religieuses, les nouvelles valeurs morales et la nouvelle langue représentaient autant d’apprentissages nouveaux que les Aborigènes ne pouvaient assimiler d’une traite. D’ailleurs, précise Grelier, l’indifférence des Aborigènes était plus répandue que l’incroyance (Grelier, 1970, p. 109). Ce constat est corrélé avec le fait que les écoles et les collèges religieux ont été créés avec retard sur l’île (excepté la Scholatria en 1523). Cuba a été l’un des rares pays d’Amérique hispanique, et peut-être le seul, où les premières universités ne sont pas nées des collèges ouverts par le clergé (Grelier, 1970, p. 110). Toutefois, des institutions d’entraide, dont principalement celles d’obédience jésuite, représentaient souvent un recours efficace pour les Aborigènes qui souhaitent conserver leur identité et leur culture. Elles opposaient un frein ou une tutelle culturelle et spirituelle aux excès des colonisateurs. Elles proposaient de préserver les langues aborigènes, en les décryptant et en composant des abécédaires. En regroupant les populations primitives autour de leurs monastères, ces institutions religieuses les protègaient également de l’exploitation de l' « encomienda », et les aidaient à se sédentariser. L’apprentissage aux Aborigènes des techniques agricoles relevait également de ces institutions.

En ce qui concerne l’instruction des premiers esclaves africains, elle semble être mise particulièrement de côté jusqu’à la fin du XVII ème siècle, début de la phase d’endoctrinement religieux similaire à celle opérée avec les Aborigènes (Sosa Rodríguez et Penabab Félix, 2001, p. 142)113. Avant cette date, le peu d’entre eux qui arrivaient à atteindre un minimum d’instruction élémentaire (l’équivalent des « primeras letras ») et ceux qui maîtrisaient un métier, constituaient une réelle exception. Pour être passée très vite de population importée composée des Noirs bozales114assimilables à un réservoir de « marchandises humaines » –, à celle de force de travail esclave, la population africaine n’avait ni le droit, ni le temps de se former. La possibilité d’« acheter la liberté »

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