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Le « capital humain » cubain dans la comptabilité de la croissance

Avec I h l’investissement brut en « capital humain », d un taux de dépréciation du capital et n le

3.3 L’analyse empirique de la relation éducation/croissance à Cuba : la mesure du « capital humain » et les principaux résultats

3.3.2 Le « capital humain » cubain dans la comptabilité de la croissance

Si l’on convient que les analyses comptables de la croissance ont permis de mettre en valeur et de quantifier, en première approximation, le rôle de la qualité de la main-d’œuvre dans la croissance, nous avons pu constater cependant qu’elles ont été confrontées à diverses limites (problème du résidu, difficulté de préciser la causalité entre l’éducation et la croissance, modèle néo-classique standard constituant un cadre analytique « limité »…). La chaîne causale de l’éducation vers la productivité, puis vers la rémunération, repose sur des hypothèses du noyau néo-classique difficilement applicables : situation concurrentielle du marché du travail, salariés nécessairement payés à leur productivité marginale…

On comprend que ce noyau analytique se montre d’autant moins adaptable dans le cadre de l’analyse de la croissance cubaine. En effet, le développement de l’économie dans ce pays présente un

« paradoxe micro-macro », c’est-à-dire que les effets microéconomiques de l’éducation sur les

revenus sont difficilement mesurables et exploitables, selon la logique purement individuelle de la décision d’investissement dans l’éducation issue de la théorie du capital humain. Les effets microéconomiques n’auraient donc pas d’équivalent macroéconomique directement transposable en termes de croissance. Deux raisons principales expliquent, à nos yeux, les risques, ignorés dans la littérature empirique sur la comptabilité de la croissance cubaine, d’appliquer la méthode de la

« comptabilité de la croissance » (growth accounting) dérivée du cadre solowien à l’économie

cubaine :

- 1) la première raison tient au caractère socialiste de son économie. L’absence de « marché » du travail - puisque l’emploi est garanti par l’État - et l’existence d’un système salarial centralisé et uniforme (Ferriol, 1998), font que l’économie cubaine ne se prête pas à une détermination concurrentielle des salaires90. Ainsi, la rémunération des facteurs à leur productivité marginale apparaît d’autant plus illusoire qu’elle ne l’est dans une économie capitaliste. La société du travail à

90

« Dans le cas cubain, les possibilités analytiques de certains modèles et méthodes quantitatives sont limitées,

en raison des prix qui régissent le calcul des valeurs agrégées, n’exprimant pas dans la majorité des cas de véritables critères d’assignation des ressources à l’économie, étant hautement contrôlés par l’État en fonction d’intérêt social ou d’autre type » (Torres, 2007).

Cuba présente, dès le début des années 1970, une forte étatisation des emplois (cf. chapitre III). Le phénomène amplifié de salarisation dans la croissance d’une main-d’œuvre étatique mieux qualifiée va constituer une dimension centrale de l’évolution des forces productives, alors que l’échelle salariale sera fixée dans un rapport de 5,3 : 1 (entre le plus élevé et le plus faible) puis postérieurement à 4,5 : 1, avec la fixation d’un salaire mensuel minimum de 100 pesos entre le début des années 1960 et la fin des années 1980 (Ferriol, 1998). L’égalitarisme est un des principes fondamentaux du socialisme cubain et la centralisation-redistribution des salaires, un moyen de réduire au maximum les écarts entre les travailleurs dits « intellectuels » et les « travailleurs manuels », de sorte que ces derniers soient favorisés. Le système de rémunération impose de fait un contrôle étroit de l’État et une limite substantielle à l’effort de productivité individuelle – les variations de salaire dépendent de l’écart de production par rapport aux objectifs de planification (Mesa-Lago, 1981). Le salaire ne constitue donc pas un reflet immédiat de l’effort de productivité des travailleurs, et donc une mesure qualitative acceptable du « capital humain ». Les effets de la dollarisation durant les années 1990 ont exacerbé ce phénomène, avec le fait que les revenus en dollars représentant un pouvoir d’achat plus élevé que celui du peso, donnant lieu à une focalisation de la main-d’œuvre éduquée vers des secteurs requérant un niveau de « capital humain » basique et faiblement intensif en effort de travail (cf. chapitre IV). L’hétérogénéité de la structure productive dans laquelle le « capital humain » est valorisé nous conduit ainsi à nous demander si l’impact du niveau d’éducation n’a pas une contribution différenciée sur la productivité, selon le pouvoir d’incitation plus ou moins fort du salaire ou de toutes formes de revenus. - 2) la seconde raison, découlant de la première, qui remet en cause le salaire comme seul indicateur discriminant de l’effort de productivité, est l’existence d’un « salaire social » (cf. chapitre III). Comme conséquence du processus de « développement intégral » et de la recherche permanente de l’égalitarisme et du principe de distribution socialiste, ce « salaire social » a représenté une part importante dans la rémunération des travailleurs. Ainsi, l’hypothèse d’un salaire égal à la productivité marginale du travail, que sous-tendent les premières études sur éducation et croissance fondées sur le modèle de croissance néo-classique (Solow, 1956), en particulier l’article pionnier de Mankiw, Romer et Weil (1992), est sensiblement remise au travers de l’analyse des rapports salariaux à Cuba. La circularité propre à la théorie du « capital humain » – les salariés reçoivent des salaires plus élevés parce qu’ils sont plus productifs, la preuve qu’ils sont productifs, c’est qu’ils reçoivent des salaires plus élevés –, est largement contre-intuitive dans le cadre de l’économie cubaine.

Il va donc résulter du programme néo-classique de recherche sur la croissance cubaine, une dérive inductive très approximative et contradictoire des études empiriques portant sur l’accumulation factorielle et en l’occurrence l’analyse du facteur contributif associé à l’éducation. Nous souhaitons en présenter les principaux résultats maintenant.

a) Les travaux pionniers de la comptabilité de la croissance cubaine de 1963 à 1988 (Madrid-Aris, 1997, 1998, 2000)

Les premiers travaux sont ceux réalisés par Madrid-Aris (1997, 1998, 2000) dans le cadre des recherches pluridisciplinaires sur l’économie cubaine menées au sein de l’Association for the Study of

the Cuban Economy (ASCE), implantée aux États-Unis, en Floride. L’auteur nous livre ses résultats à

partir de la méthodologie issue des travaux de Denison (1967) et de Schultz (1963). L’investigation porte sur la période 1963-1988. Dans son analyse, le « capital humain » n’est pas considéré comme un facteur à part, le rôle de l’éducation dans la croissance est donc intégré dans le résidu. Source de contradiction certaine, c’est la méthode de calcul de la fraction des écarts de salaire imputable à la seule variable scolaire qui est fortement contestable. L’introduction de l’éducation cubaine dans la fonction de production macroéconomique procède pourtant de cette démarche, c'est-à-dire qu’il s’agit d’incorporer au facteur travail l’amélioration qualitative issue de l’effort d’éducation. L’amélioration de l’éducation est mesurée par un processus de réduction quantitatif, en imputant une partie des écarts de salaires entre travailleurs de différents niveaux de formation aux surcroîts d’éducation scolaires correspondants. (1)

Y

t

=

f(K

t

,L

t

,Q

t

)

(2)

PGF

Q

Q

L

L

K

K

Y

Y

q l k

+

+

+

=

α

α

α

*

*

(3)

L

L

W

w

Q

Q

i i i

*

=

(wi : salaire moyen des travailleurs ayant atteint un niveau d’éducation i et W : salaire moyen des

travailleurs)91

Tableau I.13 – Rapport

W

w

i

sur la période 1970-1980, Cuba

Source : Madrid-Aris (2000).

91

Soulignons que cet exercice comptable, consistant à déterminer le salaire moyen des travailleurs cubains par niveau éducatif, est extrêmement sujet à caution. Nous avons été, nous-mêmes, dans l’impossibilité, pour mener à bien cette recherche, de confirmer les résultats de Madrid-Aris, et de recueillir de nouvelles données statistiques « officielles », portant sur le niveau éducatif moyen par secteur d’activité. Certains économistes cubains nous ont pourtant confirmé que ces données existaient, mais ne sont pas rendues publiques.

Education primaire Education secondaire Education supérieure 0,80 1,25 1,70

Tableau I.14 – Contribution des facteurs en pourcentage de la croissance économique, Cuba 1963-1988 Taux de croissance du GMP92 (%) Travail Capital PGF93 1963-1970 4,4 25 53 22 1971-1980 5,9 17 70 13 1981-1988 3,8 38 99 - 37 Moyenne (1963- 1988) 4,5 26 70 4 Source : Madrid-Aris (2000).

Tableau I.15 – Contribution de l’éducation à la croissance économique (en % du GMP) par

période historique, Cuba 1963-1988

Tous secteurs Agriculture Industrie

1963-1970 3,8 4,4 2,8

1971-1980 8,6 16,9 8,6

1981-1988 10,7 18,9 8,0

Moyenne (1963-1988) 7,3 11,4 5,7

Source : Madrid-Aris (2000).

Les trois principaux résultats de la lecture néo-classique issue de la comptabilité de la croissance cubaine sont les suivants :

- 1) la principale source de croissance durant la période 1963-1988 est l’accumulation du facteur capital suivi du facteur travail. Le premier étant largement dominant avec une contribution de 70% contre 26% pour le facteur travail à la croissance du GMP.

- 2) la chute de la croissance de la PGF dans la période 1981-1988 résulterait d’une croissance considérable des fonds fixes, dont une grande partie, 33% du GMP, l’a été sous forme de transferts externes sur la période 1980-1984, dont la tendance conduirait au « surinvestissement » (cf. chapitre III). L’économie cubaine n’aurait pas été capable, selon Madrid-Aris, d’absorber de façon efficace un tel niveau d’investissement. L’agriculture, en tant que grande consommatrice d’intrants en capital et sous-utilisatrice des terres disponibles et des forces vives, est montrée du doigt (Madrid-Aris, 2000, p. 343).

- 3) la contribution de l’éducation à la croissance du GMP a augmenté sur toute la période (avec une contribution de 7,3% en moyenne)94. On note une plus forte contribution de l’éducation à la croissance du secteur agricole (11,4%) comparée à l’industrie (5,7%), ce qui pourrait s’expliquer

92

Gross Material Product ou Produit matériel brut. Il correspond à la somme des valeurs ajoutées des branches de la production matérielle y compris les consommations intermédiaires.

93

PGF = productivité globale des facteurs.

94

L’auteur ne manque pas de relever pourtant que cette contribution est faible en comparaison à d’autres pays socialistes, en prenant comme base les travaux de Denison (1967) et Selowsky (1969).

par le contexte de modernisation du secteur avec le développement « national » agro-industriel sucrier.

- 4) la baisse de 37% de la productivité globale des facteurs sur la dernière période 1981-1988 associée à la plus forte contribution de l’éducation (10,7%) à la croissance (surtout dans le secteur agricole) déterminerait une économie sous-utilisatrice de son « capital humain ». L’auteur conclut que la politique d’allocation de ressources très favorable au secteur social dont l’éducation, justifiée davantage par la recherche d’équité que d’efficacité, expliquerait la perte de gains de productivité qui aurait pu être générée par un tel niveau de « capital humain » (Madrid-Aris, 2000, p. 350). La gestion de l’économie, prenant la satisfaction maximale des besoins sociaux comme critère d’efficacité, est largement remise en cause par l’auteur.

b) L’analyse comptable de la croissance cubaine de 1962 à 2001 (Mendoza, 2003)

Les travaux de Mendoza (2003) réalisés au sein de l’Instituto Nacional de Investigaciones

Económicas (INIE) à La Havane, nous livrent un calcul similaire de la PGF, à partir du décompte de la

croissance, selon la méthode de Solow (1956), mais le « capital humain » est, cette fois ci, mesuré par le nombre moyen d’années d’études de la population active. La période d’analyse est plus longue et couvre les années 1990, où des mesures économiques d’ajustement ont été prises pour faire face à la crise extérieure provoquée par la perte des relations économiques avec le camp socialiste. Le « capital

humain » est considéré dans l’analyse comptable comme un facteur à part, donc mieux identifiable,

mais il demeure toujours compris dans la PGF. L’auteur utilise une fonction de production de type Cobb-Douglas et les mêmes hypothèses très contestables, mais déterminantes pour cette évaluation empirique (la rémunération des facteurs à leur productivité marginale, la constance des rendements d’échelle, la neutralité du progrès technique au sens de Hicks…), telle que :

(1)

Y

=

f(K,L,H,T)

(2)

Y

t

=T

t

K

tα

(L

t

H

t

)

1−α

avec T, indicateur du progrès technologique apprécié comme la productivité globale des facteurs et

Tableau I.16 – Comptabilité de la croissance économique, Cuba 1961-2001

PIB %

Capital Travail Capital

Humain PGF 1961-1967 1968-1970 1971-1985 1986-1989 1990-1993 1994-2001 1961-2001 4,99 1,19 6,84 0,50 -10,13 3,63 3,09 0,61 1,16 2,82 3,43 0,30 -0,91 1,38 (44,6%)* 1,11 2,95 0,70 2,22 0,60 0,30 1,28 (41,4%)* 0,84 2,67 1,95 0,54 0,43 0,36 1,22 (39,5%)* 2,43 -5,59 1,37 -5,69 -11,46 3,88 -0,79 (-25%)*

Notes : le PIB est mesuré en valeur constante aux prix de 1981, (*) contribution des facteurs en %. Source : Mendoza (2003).

Tableau I.17 – Productivité globale des facteurs avec ou sans « capital humain », Cuba 1961-2001

sans « capital humain » avec « capital humain »

PGF (1961-2001) 0,43 -0,79

Source : Mendoza (2003).

Les principaux résultats de cette nouvelle lecture néo-classique de la décomposition factorielle de la croissance cubaine sont :

- 1) la contribution de la PGF est négative (-0,79%) sur toute la période 1961-2001. Il y a une nette chute à la fin des années 1960 et des années 1980, puis au début des années 1990.

- 2) la principale source de croissance sur toute la période provient de l’accumulation du facteur capital (44,6%), suivi du facteur travail (41,4%).

- 3) le « capital humain » a été un facteur déterminant dans la croissance (largement plus que dans l’étude de Madrid-Aris), puisqu’il contribue à hauteur de 39,5% sur toute la période. Toutefois, son apport positif au produit est associé étroitement à la contribution négative de la PGF dans la croissance (-0,79% par an en moyenne sur la période 1961-2001). En effet, l’auteur a effectué le même calcul, sans tenir compte du « capital humain », et obtient une contribution de la productivité globale des facteurs positive (0,43%), ce qui déterminerait une responsabilité forte du

« capital humain » dans la baisse de la PGF. Soulignons que cette constatation va à l’encontre des

résultats de Klenew et Rodriguez-Clare (1997) et Benhabib et Spiegel (2002) pour un grand nombre de pays, puisqu’il est montré qu’une forte accumulation du « capital humain » participe à une meilleure assimilation des nouvelles technologies et donc du progrès technique que l’on retrouve dans la croissance de la PGF. Il existerait donc un « paradoxe » dans lequel l’effort d’éducation au niveau « collectif » n’aurait pas d’équivalent macroéconomique efficace en termes

de croissance, c’est-à-dire que le « capital humain » n’offrirait pas une valeur productive suffisamment élevée pour l’économie.

Nous observons donc que les nouveaux résultats de Mendoza (2003) soutiennent dans le fond une position semblable à celle de Madrid-Aris (2001) : le « capital humain » cubain n’aurait pas été suffisamment efficace pour augmenter la PGF, malgré son haut niveau de développement et son

« effort » de contribution important dans la croissance économique. La matrice des corrélations

présentée par Mendoza (2003) confirme certains éléments : 1) une corrélation élevée (0,8237) entre la PGF et le PIB ; 2) la corrélation la plus faible et négative (-0,2834) entre la PGF et le « capital

humain », considéré alors comme facteur de production « le moins efficace » ; 3) une corrélation faible

(0,1517) entre le PIB et le « capital humain » ; enfin 4) une corrélation élevée (0,5141) entre le

« capital humain » et le capital physique, déterminant une complémentarité significative entre les deux

facteurs.

Tableau I.18 – Matrice des corrélations et productivité globale des facteurs, Cuba 1961-2001

Y K L H X Termes de l’échange K 0,2836 L 0,1400 0,4330 CH 0,1517 0,5141 0,2005 X 0,4885 0,1418 0,1001 0,1932 Termes de l’échange 0,1549 -0,1356 -0,1629 -0,1081 -0,2773 PGF (avec CH) 0,8237 -0,2283 -0,2717 -0,2834 0,36495 0,2467 Source : Mendoza (2003).

Les résultats présentés précédemment ne peuvent cautionner, en première approximation, une

« sous-utilisation » de la qualité de la main-d’œuvre dans la croissance. Rappelons que la méthode

mise en œuvre par l’approche comptable de la croissance est incapable de remonter les chaînes causales, et se limite à indiquer des « efforts de contribution » ou des « potentialités » des facteurs de production. Le travail est donc inachevé, il reste à définir essentiellement le contexte des transformations structurelles de l’économie dans lequel est censé jouer le rôle « productif » du

« capital humain », et selon quelle logique de motivation – éléments qui ne sont aucunement précisés

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