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L’éducation et la justice sociale : un fondement essentiel de l’intervention publique

COMPORTEMENTS ET RESULTATS

1.3 L’impact de la théorie du capital humain dans la mise en œuvre des politiques éducatives

1.3.2 L’éducation et la justice sociale : un fondement essentiel de l’intervention publique

Les externalités de l’éducation analysées précédemment ont été considérées de manière très générale. Or, parmi les externalités sociales, l’argument fondamental qui souligne l’intérêt de l’intervention de l’État est justifié généralement par le concept d’ « égalité des chances » qui, bien que profondément analysé dans la littérature économique, mais pas seulement, reste encore l’objet d’intenses controverses.

Les économistes forment généralement un consensus centré sur l’idée que les individus ont les mêmes chances si leur espérance de gains ne dépend que de leurs efforts dans l’éducation et dans le travail, et non de leurs caractéristiques propres ou de circonstances pour lesquelles ils ne peuvent pas être tenus pour responsable (Roemer, 1998). L’ « égalité »38 qui y est définie peut être mesurée concrètement comme l’accès au plus grand nombre à l’éducation de base, le rôle de la mobilité sociale comme ascenseur social, les effets des modes de financement de l’éducation basée sur l’ « égalité des

chances », mais des indices d’inégalité peuvent également être utilisés (indice de Gini, courbe de

Lorenz, ligne de pauvreté,…). Comme l’éducation est soumise à des contraintes indépendantes de la volonté des individus, le niveau de formation final sera différent, même à capacité intellectuelle et à un niveau d’efforts donnés. Ces contraintes auront pour effet de produire des différences dans les inégalités de revenu, phénomène qui risque de se perpétuer de génération en génération. Cela justifie une intervention publique en ce qui concerne l’éducation.

Le souci d’égaliser les chances des individus est l’un des principaux arguments qui justifie la présence des écoles publiques, et principalement dans le primaire et le secondaire. Mais, dans l’étendu des recherches sur cette question, le débat sur l’ « égalité des chances » porte davantage sur la question du comment doit intervenir le public en matière d’éducation, plutôt que sur le pourquoi. Le système éducatif, selon Rawls, devrait assurer à chacun une juste égalité des chances39, en offrant des compensations à tous ceux qui en ayant les capacités, appartiennent aux classes les moins favorisées. Comme le résume le tableau ci-après (cf. tableau I.2), les conceptions différentes de l’égalité des chances stimulent une forme d’intervention variable de l’État, selon que l’éducation est obligatoire ou

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Du concept d’ « égalité », est généralement dérivé celui d’ « égalité d’opportunités » (Roemer, 1998) dans les discours analysant le « capital humain » et la justice sociale ou l’équité. L’ « égalité des opportunités d’investissement de l’investissement éducatif » (Mulot, 2001), pour être plus précis, repose sur une

vision libérale de « compensation des désavantages ». Ainsi, cette « égalité » existe si les personnes qui souffrent d’un désavantage quelconque lié à leur origine sont compensées (en leur donnant des moyens à investir dans l’éducation par le crédit, par exemple), afin de niveler les différences entre les individus. Ces différences doivent être indépendantes de « l’effort » qu’ils fournissent individuellement. Elles doivent résulter de leurs

« circonstances » (facteurs sur lesquels ils n’ont aucune influence comme leurs gênes, l’éducation de leurs

parents, les infrastructures environnantes, etc.).

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Rawls définit ainsi le principe de juste égalité des chances : « dans tous les secteurs de la société il devrait y

avoir des perspectives à peu près égales de culture et de réalisation pour tous ceux qui ont des motivations et des dons semblables. Les attentes de ceux qui ont les mêmes capacités et les mêmes aspirations ne devraient pas être influencées par leur classe sociale » (Rawls, 1987, p. 104).

post-obligatoire (c’est-à-dire, en général, fin de secondaire ou supérieur). Mill soulignait déjà que l’imperfection du marché oblige l’État à intervenir pour rendre l’école obligatoire jusqu’à un certain âge. Ensuite, le courant néo-classique a clarifié cette position, en précisant dans ses modèles fondés sur la notion de « capital humain » que cette imperfection (irresponsabilité parentale en matière d’éducation) ne nécessite pour autant que l’État finance ou produise directement les biens et services d’enseignements (Gravot, 1993).

L’intervention de l’État dans le domaine de l’éducation pose généralement un débat technique, dont les questions fondamentales demeurent : quels sont les instruments les plus efficaces pour atteindre l’optimum économique ? Comment distinguer ce qui revient au marché du « capital

humain » et à la responsabilité de l’État ? Les réponses peuvent être présentées, en envisageant

essentiellement le débat à travers la notion de redistribution. L’ « égalité des chances », selon les différentes conceptions auxquelles elle peut donner naissance, exige une action redistributive de l’État. Les modalités de son intervention se posent alors : l’État doit-il se limiter à financer le coût de l’éducation en procédant à une redistribution des ressources, comme le suggère Friedman (1962), ou doit-il produire et redistribuer directement les biens et les services ?

Tableau I.2 – Politiques d’ « égalité des chances » à travers l’éducation

Égalité des chances

/ Niveau d’éducation

Libertaire40 Méritocratique Universelle Compensatrice

Obligatoire Orientation précoce Sélection Fourniture privée : Vouchers Orientation précoce Sélection Aides au mérite Fourniture publique Gratuité totale Fourniture publique Gratuité totale Aides compensatoires Post-obligatoire (second cycle du supérieur et supérieur) Sélection à l’entrée Fourniture privée Sélection à l’entrée Aides au mérite Aucune sélection Gratuité totale Discrimination positive « seconde chance » Aides compensatoires

Source : Fernández Mellizo-Soto (2002).

Il y a là un problème fondamentalement politique dont la solution, pour certains économistes, consiste à tenir compte de la notion d’ « hybridation » de l’éducation (Vinokur, 2004, pp. 17-37). L’apparition de nouveaux acteurs publics et privés, le développement de la sous-traitance éducative et de la possibilité donnée aux établissements publics d’intervenir comme « entrepreneurs » sur le marché, décriraient l’intermédiation public/privé comme une alternative possible aux conflits réguliers

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Cette conception est défendue par Nozick (1974) et Friedman (1962), pour lesquels l’État doit fournir un minimum d’enseignement, en fournissant, par exemple, un contenu de base dans les programmes scolaires. (Friedman, 1962, p. 89).

opposant les tenants respectifs de l’État producteur exclusif de l’éducation et du « marché » de l’enseignement. Gradstein et Justman (2002) avancent l’idée qu’il existe en permanence un large éventail d’arrangements institutionnels (public, privé et système mixte) dans le domaine éducatif afin de répondre à un objectif de socialisation de la population. Le principal inconvénient de vouloir faire de l’éducation à la fois un service privé et un outil de cohésion sociale est de conduire à l’effacement du « système » éducatif en tant que tels par un brouillage des pouvoirs de décision, exprime Vinokur :

« L’enchevêtrement des pouvoirs de décision dans les réseaux rend pratiquement impossible de déterminer “qui décide”. La (bonne) gouvernance implique l’opacité de la décision et la transparence de l’exécution. Or l’objet de ces nouveaux types de contrats ‘n’est pas d’échanger des biens déterminés ni de sceller une alliance entre égaux, mais d’organiser l’exercice d’un pouvoir’ (Supiot, 2002 : 69). Ce qui signifie le renoncement des collectivités politiques au pilotage de la reproduction intergénérationnelle de leurs modes de socialisation, et l’incertitude radicale du devenir de systèmes éducatifs qui ‘ne font plus système’ » (Vinokur, 2004, p. 34)

Tenant compte de cet avertissement concernant l’arrangement institutionnel, il n’en demeure pas moins important que l’action redistributive de l’État, par son action de rétrécissement des inégalités sociales et de contraction de la distribution des revenus, et par l’action collective qu’elle peut soutenir pour former les individus à se constituer leur « capital humain » en fonction de leurs capacités, contribuerait largement à accélérer la mobilité sociale à un plus grand nombre (Loury, 1981). Les conséquences de cette mobilité sociale en seraient un accroissement de la productivité moyenne du travail et une meilleure efficacité du système productif sur le long terme (Fershtman et alii, 1996). Or l’idée de mobilité sociale est la « grande absente » de la théorie du « capital humain » dans son interprétation des inégalités de revenu. En effet, la théorie se limite à établir une relation stricte entre revenu et éducation. Pourtant, nombreux sont les sociologues à s’interroger sur les facteurs de la scolarisation et qui considèrent que l’éducation est un instrument de reproduction de la position sociale entre générations. Le facteur socialisant de l’éducation reprend le dessus sur l’économique, étant donné que l’éducation est une production conjointe assurée par la famille et l’école. La famille s’appuierait donc sur l’éducation pour se reproduire principalement à travers l’enseignement post- obligatoire, c’est-à-dire, là où les ressources publiques ont tendance à diminuer. Les rendements sociaux étant plus faibles à ce niveau, l’intervention publique semblerait moins servir les intérêts des familles. On en revient donc à une recommandation généralement citée dans le discours des institutions financières internationales : il s’agit d’affecter les ressources publiques là où la fréquentation est plus ou moins universelle, au niveau élémentaire, ce qui réduirait les inégalités. L’origine sociale des parents joue un rôle crucial dans la distribution des scolarités individuelles, nous l’avons précisé précédemment41. Si l’on attribue à l’éducation un effet significatif sur le revenu, le

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L’éducation au niveau sociétal a été étudiée dans la littérature sociologique comme élément producteur et reproducteur des différences sociales. Elle peut jouer en faveur d’une répartition préalable des revenus et des capitaux. D’une part, l’école peut être l’agence de reproduction des classes sociales où le phénomène de

« reproduction sociale » peut se déterminer d’un point de vue individuel par des effets d’agrégation liés à des

pouvoir explicatif indépendant de l’origine social pourrait être très faible. On retiendra fondamentalement que l’influence du niveau moyen de scolarité de la population sur la dispersion des revenus donne un seul résultat robuste : les inégalités de revenu sont d’autant plus faibles que le niveau scolaire moyen est élevé (Tinbergen, 1972, 1975 ; Psacharopoulos, 1977 ; Ram, 1984 ; Park, 1996). C’est-à-dire que si la causalité simple de l’éducation à la répartition des richesses n’est pas généralement et directement admise, une répartition plus équitable du « capital humain » par une politique publique d’éducation favorise une meilleure justice sociale dans la distribution des revenus.

Mais l’intervention de l’État a un coût et un revers, puisque le prélèvement fiscal qui permet de financer la justice sociale par une politique redistributive pourrait contrarier l’objectif d’efficacité du système d’incitation productive, et cela d’autant plus si cette politique grève financièrement les ménages aisés avec un effet restrictif sur leur offre de travail, d’après la théorie de la taxation optimale (Mirrlees, 1971). Une autre démarche consiste à prendre en compte les effets inter-temporels de l’investissement éducatif. La génération présente va supporter le coût d’une politique d’investissements pour l’éducation dont les fruits se porteront sur les générations futures. L’investissement présent pour l’éducation a un impact positif sur le potentiel de croissance pour les périodes à venir et sur la répartition des richesses. Certains auteurs montrent que la fourniture publique d’éducation permet de réduire rapidement la dispersion des revenus, mais en revanche la fourniture totalement privée permet d’accroître plus rapidement le revenu moyen par tête. Saint-Paul et Verdier (1993), Eckstein et Zilcha (1994) représentent autant de modèles, où la thèse de la fourniture publique d’éducation permet de réduire sensiblement les inégalités économiques à long terme, même si elles peuvent s’accroître temporairement, comme le montrent Glomm et Ravikumar (2003).

Alors que le système public d’éducation se focalise essentiellement sur la notion d’ « équité » ou de justice sociale par des politiques de redistribution, le secteur privé recherche avant tout la plus grande efficacité au meilleur coût. La théorie du capital humain suppose que les incitations générées directement par la compétition des produits d’éducation, des professeurs et des élèves doivent suffire à rendre le « capital humain » performant. Cette recherche de performance dans le processus d’accumulation des acquis éducatifs s’appuie parfois fort bien sur le chevauchement public/privé de l’enseignement, où le système public cède une partie de ses meilleurs actifs d’enseignement au profit de ceux qui peuvent payer plus. C’est la logique des bons d’éducation ou vouchers42. Mais comme

tous et principalement selon les catégories sociales, les enfants des milieux aisés ont ainsi plus de chances d’accéder à l’école que les milieux populaires. D’autre part, le mode de socialisation produit par les filtres se construisant dans la société peut renforcer les stratifications sociales où les ressources détenues (capital économique, capital culturel et capital social) peuvent aiguiser la concurrence et la lutte des acteurs dans les stratégies de domination (Passeron et Bourdieu, 1970).

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Dans son livre Free to Choose, Friedman écrit : « supposons que votre enfant fréquente une école publique

primaire ou secondaire. En moyenne, au pays, cela coûte au payeur de taxes — c’est-à-dire à vous et moi — environ $2 000 par an (en 1978) pour chaque enfant. Si vous retirez votre enfant de l’école publique et l’inscrivez à une école privée, vous faites faire aux contribuables une économie annuelle de $2 000, mais vous ne recevez aucune part de cette économie si ce n’est celle qui vous revient alors qu’elle se répercute sur tous les

l’explique Vinokur, ces bons offrent la possibilité, outre d’accroître le choix des services éducatifs en effaçant la frontière public/privé, de permettre à des groupes sociaux élevés de capter les bienfaits de l’enseignement public pour un financement marginal :

« Les bons d’éducation (vouchers). Le principe consiste à allouer à chaque élève une somme correspondant au coût moyen de son éducation dans un établissement public, ou au coût de l’instruction minimum dans cet établissement. L’élève peut l’utiliser dans l’école de son choix, publique ou privée, à charge pour lui de payer une somme supplémentaire pour accéder soit à certaines écoles, soit à certains services éducatifs payants dans une même école. Le principe peut d’ailleurs très bien fonctionner de manière occulte (pots de vin, sponsoring des parents, etc.). Ce qui permet à des groupes sociaux de s’approprier des pans de l’appareil scolaire public moyennant un financement marginal, et à des établissements supérieurs publics de construire des trusts intégrés de la maternelle à l’université, la clientèle – sélectionnée sur critère financier – étant rendue captive par des spécialisations précoces et non transférables dans d’autres filières » (Vinokur, 2004, p. 30).

La concurrence, assurée par le libre choix des parents « consommateurs » plutôt qu’aux écoles, aux fonctionnaires « producteurs », la liberté d’ouvrir des écoles « indépendantes », et l’autonomie de gestion des établissements, devraient permettre, selon la pensée libérale, la responsabilisation des écoles et des équipes managériales de l’enseignement pour offrir un service éducatif au moindre coût. C’est en tout cas l’attrait que pourrait exercer dans un premier temps des politiques semblables. La réalité des faits livre des résultats contradictoires et peu robustes comme le souligne Temple :

« Parler en termes de droits, de choix, de contrôle et de responsabilité individuelle, conforte l’intuition qu’a le public des conditions formelles de la justice distributive. Cependant, cette même rhétorique conduit le public à se méprendre sur le fait que ce sont là les conditions mêmes de substantielles injustices de distribution lorsque les biens dont il est question sont sociaux et que le contexte de leur distribution est compétitif […] Une liberté formelle de choix pour tous entraîne nécessairement des opportunités limitées pour certains » (Temple, 2001).

contribuables, ce qui signifie tout au plus quelques sous de moins sur votre facture d’impôt. Mais vous devez payer l’école privée en sus de vos taxes — ce qui constitue un fort incitatif à laisser votre enfant à l’école publique. Supposons maintenant que le Gouvernement vous dise : “Si vous nous soulagez de la dépense de scolarisation de votre enfant, on vous octroiera un bon d’éducation, un morceau de papier échangeable contre une somme d’argent convenue si et seulement si cette somme est utilisée pour payer le coût de la scolarisation de votre enfant dans une école reconnue”. Cette somme peut-être de $2 000 ou peut être moindre, disons $1 500 ou $1 000 de manière que soient partagées entre vous et les autres contribuables les économies réalisées. Mais quel que soit le montant, il éliminerait d’autant la pénalité monétaire qui limite actuellement le choix des parents. […] on pourrait et on devrait permettre aux parents d’utiliser ces bons non seulement dans les écoles privées mais aussi dans les écoles publiques — et pas seulement dans les écoles de leur district, de leur ville ou de leur province, mais dans toute école qui est disposée à admettre leur enfant. Cela permettra de donner à chaque parent une plus grande liberté de choix et en même temps obligerait les écoles publiques à se financer elles-mêmes en facturant des droits de scolarité (entièrement, si le bon correspond au coût total ; partiellement, dans le cas contraire). De cette manière, les écoles publiques seraient en compétition à la fois entre elles et avec les écoles privées. Un tel programme ne soulagerait personne du fardeau de l’impôt destiné à financer l’éducation. Mais il offrirait aux parents un choix plus étendu quant à la forme que prendra cette éducation que la communauté s’est engagée à fournir à leur enfant » (Friedman, 1980, pp. 160-161).

L’approche soutenue précédemment ne permet pas d’affirmer qu’une relation stable existe entre l’implication étatique dans le secteur de l’éducation et la réduction des inégalités. Il n’est pas non plus possible d’infirmer le contraire. Mais l’action de l’État, par sa fonction redistributive, apparaît largement souhaitable, et l’on doit s’interroger sur l’influence de la théorie du capital humain pour spécifier les modalités de son intervention dans le secteur éducatif. Nous n’avons pas souhaité débattre exclusivement de la circularité de la liaison entre éducation et égalité des chances, mais bien d’apprécier la place réservée à l’État dans la réflexion qui accompagne la théorie du capital humain, laquelle, nous allons le voir, favorise directement son désengagement dans les discours de recommandation politique des institutions financières internationales.

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