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Les origines imbriquées de l’essor de l’économie de plantations et de la consolidation du système esclavagiste aux XVIII et XIX ème siècles

Historicité de l’éducation exogène à Cuba au travers des contextes colonial et néo-colonial de son économie

1.2 Production de spécialisation sucrière, extension du capitalisme agraire et gestion organisée de la main-d’œuvre esclave

1.2.1 Les origines imbriquées de l’essor de l’économie de plantations et de la consolidation du système esclavagiste aux XVIII et XIX ème siècles

Le développement de l’agriculture d’exportation, commencé au milieu du XVIII ème siècle, est conditionné favorablement par l’environnement international et par la promulgation de lois bénéfiques au développement du libre commerce. Entre 1765 et 1778, les principales lois votées, appelées les

réformes des Bourbons, visaient précisément à dynamiser les exportations en faveur du produit sucrier

et à intensifier le commerce des esclaves. Ce processus a conduit à une forte spécialisation sucrière. Sur la base de celle-ci, Cuba est devenu le troisième pays producteur mondial de sucre, après la Jamaïque et le Brésil pour ensuite, dès le milieu du XIXe siècle, être le plus gros producteur et exportateur de sucre au monde. Cette croissance a été le résultat de facteurs externes successifs – précisément trois facteurs selon Herrera (2003, pp. 27-29) –, qui ont profondément caractérisé la spécialisation de production sucrière. Celle-ci a été sans comparaison dans l’histoire de la colonisation hispanique en Amérique, puisqu’elle a alimenté un marché d’agro-exportation non destiné à la métropole, mais orienté vers l’Europe occidentale et les États-Unis (Santamaría García et García Álvarez, 2004, p. 41).

Le premier facteur exogène qui a expliqué la spécialisation de production sucrière a été la conquête de La Havane par les Anglais en 1762 et leur présence sur l’île durant onze mois (Díaz Vázquez, 2000). Cet acte de guerre a surtout été considéré dans l’historiographie économique comme un facteur clé dans l’accélération du processus de libéralisation du commerce dans les Antilles en 1778, « el Reglamento del Commercio Libre en las Antillas »116.

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Il s’agit de comprendre que l’emploi du terme « race » ne fait pas tant allusion à la pigmentation ou à des traits de la physionomie, qu’il ne sert à marquer une différence de classe, celle qui dans la société sépare le colonisé du colonisateur.

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La réforme de libéralisation du commerce avait déjà été initiée sous forme expérimentale à partir de 1765 pour être ensuite étendue à l’ensemble de l’empire espagnole.

L’introduction par les Anglais de 4 000 esclaves117 dans l’île durant cette courte période d’occupation a été un élément révélateur de la dynamique du processus de libéralisation du commerce des richesses matérielles et humaines118. En 1778, à la suite du règlement du conflit qui opposait l’Espagne et le Portugal, les comptoirs de Fernando Po et d’Anabon sont transférés aux Espagnols, ce qui produit une impulsion fulgurante de la production et de l’exportation du produit sucrier cubain (Blackburn, 1997, pp. 497-500). L’introduction de 33 409 esclaves sur la seule période 1764-1790 (Le Riverend, 1967, p. 78) montre l’expansion des besoins de main d’œuvre esclave dans une économie sucrière en plein essor. Entre 1770 et 1800, arrivent à Cuba autant d’esclaves Noirs d’Afrique que durant les trois siècles antérieurs (Cantón, 2003)

Le deuxième facteur exogène qui consolide la spécialisation sucrière de l’île a trait à la révolution de la colonie esclavagiste de Saint-Domingue pour son indépendance en 1792. La destruction des plantations a conduit les exploitants et négociants à saisir les opportunités de commerce à proximité géographique et à plus grande échelle sur l’île cubaine119. Les nouveaux colons vont grossir les rangs de la bourgeoisie sucrière cubaine, à un moment où le prix du sucre sur le marché mondial s’envolait (chute de la production mondiale et croissance de la demande sur les marchés européens). C’est également la période où s’exposaient au premier rang économique de la société coloniale, les propriétaires latifundiaires et les maîtres des centrales sucrières qui constituaient la « saccharocratie » (Díaz Velázquez, 2000). Cette « saccharocratie » fut le produit de la forte influence des propriétaires fonciers connectés à l’essor de la production et de l’exportation du sucre. Sa « connexion au marché mondial » (Herrera, 2003, p. 25) faisait d’elle la classe dominante dans l’île. Le très célèbre « Discours sur l’agriculture à La Havane et les moyens de l’encourager » (Discurso sobre la agricultura de la Habana y medios de fomentarla) de l’économiste Francisco de Arango y Parreño en 1792, porte-parole de la classe des propriétaires des plantations, homme d'État

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Selon Humboldt, 60 000 esclaves ont été introduits à Cuba depuis la conquista en 1521 jusqu’en 1763, donnée confirmée par l’étude de Juan Pérez de la Riva, dans son livre « el Barracon » (1975), ainsi que par Aimés (1967).

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García de León (2005) décrit avec précision l’impact de l’intervention anglaise sur la croissance du commerce colonial de l’île : « La prise de La Havane a représenté une étape cruciale et a encouragé une activité

commerciale intense : tandis qu’il arrivait normalement environ 15 bateaux par année à son dock pendant l’occupation britannique (entre août 1762 et juillet 1763), le port a été visité au moins par 700 bateaux marchands britanniques et anglo-américains… Le transport maritime avait donc prospéré pendant la guerre depuis le port de La Havane en raison de sa position privilégiée dans ‘ le voyage de retour’ de Nouvelle Espagne puisqu’en 1740 la Compagnie de La Havane avait été autorisée à faciliter le monopole commercial de tabac avec l'Espagne. La Compagnie, commandée par les Cubains et les Espagnols, avait la charge de livrer régulièrement à San Agustín de la Florida des produits venant de Nouvelle Espagne […]. Les petits bateaux dédiés à la contrebande commerciale se sont développés et s’occupaient du transfert illégal à grande échelle ‘des marchandises humaines’ d'origine africaine, en raison de l'augmentation de la demande de main d'œuvre. Cette contrebande entrela FlorideetCubaa augmenté sensiblement pendant l’occupation anglaise. »

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En 1804, les droits des citoyens sont accordés aux anciens esclaves et Haïti devient la première république indépendante des Amériques. En provoquant le « boom sucrier » à Cuba, cette révolution haïtienne cause concomitamment une peur raciale parmi les planteurs blancs cubains (cf. Knight, 1970, pp. 23-24).

issu de la bourgeoisie naissante et réformiste économique (1765-1837), exprimait sans-détours les objectifs de la nouvelle économie insulaire : « presque toute la théorie de cette moderne science se

réduit au fait de lever les obstacles, d’ouvrir les communications et de faciliter les ouvertures »

(Arango y Parreño cité in García de león, 2005, p. 21).

Un dernier facteur, et non des moindres si l’on tient compte de la portée de son influence dans l’histoire géopolitique du pays, est l’ouverture du nouveau marché états-unien et de ses anciennes colonies à la production sucrière cubaine. L’indépendance états-unienne provoque en effet une coupure des liaisons d’approvisionnement en sucre avec les colonies anglaises, et agit de manière dynamique sur les relations commerciales entre Cuba et les États-Unis. En raison du soutien de la couronne espagnole aux mouvements séparatistes en guerre contre l’Angleterre, les colonies ont été autorisées à commercer avec des pays étrangers neutres, dont les États-Unis en 1776. Cette première connexion commerciale entre Cuba et les États-Unis allait sensiblement et durablement marquer l’orientation géostratégique des intérêts états-uniens envers Cuba. Les États-Unis constituaient un acteur incontournable pour le transport marchand du sucre cubain, et facilitait par la même occasion le transit des esclaves noirs vers Cuba. Les commerçants états-uniens achètaient le sucre brut (non raffiné) de Cuba et des métaux comme le cuivre et vendaient en échange de la farine de blé, le bois nécessaire à la production du sucre et même des esclaves (Le Riverend, 1967, p. 162). Mais les relations entre Cuba et les États-Unis allaient au-delà de l’intérêt commercial, puisque les investisseurs états-uniens prenaient progressivement une partie du contrôle des plantations sucrières de l’île. C’est ainsi que l’économie sucrière cubaine et sa capacité de pouvoir être facilement contrôlée de l’extérieur représentaient aux yeux des « annexionnistes » états-uniens une opportunité d’accélérer leur politique d’expansion120. Et c’est justement durant la période de guerre entre l’empire français et anglais (1790- 1815) que les investisseurs états-uniens ont cherché à acquérir des actifs de la production sucrière cubaine : centrales, esclaves, plantations… De cette manière, ils constituaient régulièrement les uniques acheteurs des produits cubains, dont principalement le sucre qu’ils réexporteront en Europe, réalisant ainsi au passage d’énormes profits à partir d’un commerce spéculatif (Le Riverend, 1967, p. 177). Le rapprochement des États-Unis avec Cuba satisfaisait pleinement la « saccharocratie » créole liée à l’institution esclavagiste, puisque ce nouveau marché offrait de nouvelles ambitions de production et d’exportation de sucre, qu’elle qu’en soit la destination. De surcroît, la bourgeoisie créole sucrière recherchait le soutien d’un pays qui leur apporterait non seulement la garantie d’un

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Portell Vilá (1938) fait directement référence aux intérêts marchands des nouveaux intervenants états-uniens sur l’île : « les premiers nord-américains qui se sont établis à Cuba n'étaient pas des militaires, des prêtres, des

philosophes, des éducateurs, des économistes, des libérateurs ou des scientifiques, mais des négociants qui, venant d'un pays en pleine évolution agricole-industrielle, arrivaient à Cuba pour lever les barrières d'un monopole commercial imposé à Cuba, seulement et exclusivement, dans une colonie où l'économie a été construite sur l'exploitation de deux ou trois produits non destinés à l'alimentation de base de sa population et l'importation de produits de subsistance pour toute cette population ».

marché périphérique, mais surtout une aide effective dans un processus futur d’accession à l’indépendance contre le joug espagnol.

La prise en compte des circonstances exogènes à l’origine de la spécialisation de production sucrière fait de Cuba une colonie hors échelle. L’interdépendance élevée entre la dynamique de l’activité sucrière et l’expansion de l’esclavage a caractérisé singulièrement Cuba dans l’espace colonial hispanique. La succession des événements ou « chocs » historiques – occupation de La Havane par les Anglais, rébellion à Saint Domingue en août 1791, connexion au marché états-unien –, ont placé l’île sur une trajectoire de production et de commercialisation extrêmement dépendante du marché mondial et du « capital marchand mondialement dominant » (Herrera, 2003, p. 27). De surcroît, cette dynamique d’insertion du système agraire de plantation dans le marché mondial a bénéficié de facteurs endogènes associés aux dotations naturelles spécifiques de l’île121. Comme l’a montré Moreno Fraginals dans son livre El ingenio, le passage entre la sucrerie primitive et la production à grande échelle durant le premier quart du XIX ème siècle a été le produit de la logique mercantiliste de la génération des Créoles, représentée par Arango y Parreño et Joaquín Santa Cruz y Cardenas, membres influents de l’oligarchie sucrière naissante. C’est justement Arango y Parreño qui avait convaincu la couronne d’Espagne de faciliter le commerce des esclaves à La Havane. José Gomariz conclut ainsi : « le vide laissé par Haïti dans le marché mondial à partir de 1791 créa une

conjoncture économique dans les Antilles qui favorisa auprès de l’oligarchie cubaine et à travers son représentant intellectuel Arango y Parreño, la transformation de Cuba en la plus grande plantation sucrière du monde et un des marchés esclavagistes les plus importants du XIX ème siècle » (Gomariz,

2004, p. 47).

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