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Chapitre I : Préliminaires : quelques précisions sémantiques

II.4 Bref portrait et itinéraire d’Henri Bouillard

II.4.2 Rencontres et écrits d’Henri Bouillard

II.4.2.1 Rencontres d’Henri Bouillard

Le parcours d’Henri Bouillard révèle un personnage d’un esprit intellectuellement engagé et à la fois ouvert aux autres. B. Lucchesi le décrit comme un homme de « dialogue » dont le « le souci est d’être présent activement sur la scène où fermentent les idées, même éphémères, qui meuvent le monde, de les confronter, sans concessions, avec la vérité de la foi chrétienne et de rechercher un lien, une continuité, dans la mesure du possible »4. Les nombreuses rencontres sollicitées ou acceptées par lui, durant son parcours, manifestent cet esprit en même temps qu’elles comptent dans le déploiement de sa pensée

1 M., Castro. L’itinéraire théologique d’Henri Bouillard, op. cit., p. 17.

2 Xavier Tilliette insiste sur son catholicisme éclairé en écrivant dans une lettre à M. Castro :

« C’était un théologien sûr et convaincu, mais libre à l’égard de l’institution. De ses années de Saint-Sulpice il lui restait la fidélité, et aussi un non-conformisme par opposition… Sa foi était nette, dépouillée et libre… Ayant étudié Karl Barth et saint Thomas, il s’était fait un catholicisme critique, peu dogmatique, intelligent, orienté sur de Lubac et Fessard. » Ibid, p. 25.

3 E., Fouilloux. Une Eglise en quête de liberté..., op. cit., p. 52.

théologique. Nous parlons ici surtout des rencontres formelles qu’Henri Bouillard1 a eues dans l’élaboration et le développement de sa pensée théologique en dehors de celles auxquelles il a participées dans un cadre plus collectif que personnel. Ces rencontres sont tellement déterminantes dans son itinéraire d’investigation et dans la compréhension même de sa pensée que nous y reviendrons dans la deuxième partie de notre travail pour les examiner plus amplement, surtout celles dont le résultat de dialogue transparaît sans équivoque dans les œuvres de notre auteur. Pour le moment, nous nous contenterons de les évoquer succinctement.

Ce sont pour la plupart du temps, des rencontres avec des philosophes ou avec les pensées de ceux-ci. En effet, le jésuite Bouillard fait un jour la confidence de sa conviction selon laquelle « le théologien doit être largement philosophe, s’il ne veut pas rester simplement rapporteur, historien et prédicateur »2. Ainsi, selon ces confidences auxquelles a eu accès Joseph Doré, c’est déjà dès la fin de son séjour au Séminaire Saint-Sulpice de Paris aux environs de 1930, qu’il commence à lire les écrits de Blondel, ce philosophe d’Aix qui « était tenu en grande estime par plusieurs professeurs marquants »3 de ce séminaire.

Dans les années 1936-38, il fréquente la pensée de Kant, car en ces années, comme nous l’avons signalé, il donne entre autres, un cours sur ce philosophe à la Faculté de Beyrouth. Ses lectures et ses recherches ont porté aussi son goût à la philosophie vers la fréquentation de la philosophie médiévale, non seulement celle de Thomas d’Aquin, mais aussi celle de saint Anselme. Et, plus spécifiquement,

1 Bien que selon J.-L. Blaquart, H. Bouillard « était extrêmement discret, même timide » et « pas

très doué pour les contacts » comme le confirme Xavier Tilliette qui trouve quand même qu’« il prisait les relations universitaires, d’autant qu’il se sentait et se disait autant philosophe que théologien… ». J. Guillet aussi affirme de lui qu’il « cultivait les relations intellectuelles ». Pour sa personnalité, citons encore Xavier Tilliette qui écrit à M. Castro au sujet d’Henri Bouillard : « Il était digne dans sa démarche et son maintien, lent, les pieds un peu écartés, jamais pressé. Très ordonné, minutieux, méticuleux, un analyste de premier ordre… il avait un fond de naïveté cléricale, bien qu’il se voulût ‘‘du monde’’. C’était aussi la naïveté hégélienne de l’objectivité. Personne mieux que lui n’a fait abstraction du coefficient subjectif, il était l’objectivité même, le culte de l’objectivité. C’est évident dans ses polémiques. Il a traité sa maladie, ses dialyses, avec un détachement et une froideur distante, comme s’il s’agissait d’un autre. Il cherchait l’expression la plus juste, la plus dépouillée. Il s’échauffait à peine dans la discussion, tellement il avait un talent d’exposition. Il reconnaissait ses limites et ne parlait que de ce qu’il connaissait bien. » Cf. M., Castro. L’itinéraire théologique d’Henri Bouillard, op. cit., p. 21ss.

2 H., Bouillard. « Lettre du 22 mai 1955 ». Archives des jésuites de France (15 rue Raymond-

Marcheron 92170 Vanves – France), « Fonds Bouillard » cité par J., Doré. « Théologie et philosophie chez Henri Bouillard », op. cit., p. 803.

son travail de thèse sur saint Thomas lui a donné l’occasion de se replonger dans la pensée philosophique d’Aristote et de lire les spécialistes contemporains de la philosophie thomiste tels M.-D. Chenu et surtout Etienne Gilson. Après la période de la soutenance de sa thèse et sa publication avec ses suites dans « l’affaire de Fourvière », les années que Bouillard passa à Paris – rue de Grenelle – dégagé par obéissance de tout enseignement, lui offrirent la possibilité courageuse d’élargir encore, en l’étendant cette fois à la dimension de la pensée contemporaine, sa culture philosophique « déjà considérable ». Bouillard portait en effet le souci scientifique de la nécessité d’une philosophie la plus appropriée à l’aujourd’hui de la pensée du théologien pour « comprendre [et formuler] ce que l’on croit »1. Ce souci est dû au fait que, dans le néo-thomisme de son temps, Henri Bouillard avait fortement relevé une forme ou un caractère trop tributaire de la philosophie aristotélicienne, alors que pour lui, celle-ci désormais, telle quelle, n’était plus tenable2. Il lui restait donc à chercher quelle pensée philosophique de son époque pourrait plus ou moins assumer par rapport à la théologie un rôle analogue à celui qu’avait joué l’œuvre d’Aristote pour le théologien du Moyen Âge. C’est dans ce « vaste projet » que s’est lancé Bouillard à travers les rencontres qui ont jalonné son itinéraire de théologien.

Selon M. Castro, « Karl Heinz Neufeld et Joseph Doré s’accordent à jalonner l’itinéraire d’Henri Bouillard par quatre ‘‘rencontres’’ décisives dans l’élaboration de sa pensée : Thomas d’Aquin, Barth, Maurice Blondel et Éric Weil. »3 Chacune de ces rencontres a sa part spécifique dans l’élaboration et surtout l’explicitation de la pensée bouillardienne comme l’affirme J. Doré dans la synthèse qu’il fait de ces rencontres. Selon lui, la rencontre d’Henri Bouillard avec le théologien de Bâle lui fait découvrir que la connaissance humaine, quelle que soit sa forme philosophique, est une condition indispensable de l’accueil de la révélation ; de sa rencontre avec le philosophe d’Aix, il retient que la philosophie dispose l’homme à reconnaître son possible accomplissement par la foi chrétienne ; sa rencontre avec le philosophe de Nice l’amène à rendre compte de l’adéquation entre le sens

1 C’est le titre de l’un des derniers ouvrages d’Henri Bouillard écrits de sa main. Cf. CC.

2 Nous reviendrons plus loin sur ce point.

du message évangélique et le sens de l’existence humaine manifesté par la philosophie1.

Au-delà de cette synthèse des rencontres d’Henri Bouillard faite par J. Doré, il faut ajouter bien d’autres contacts qui entrent dans la même démarche de notre auteur. On peut citer sa rencontre en 1946, avec son ami le philosophe Gabriel Marcel, qu’il estimait personnellement ainsi que son œuvre dont le fil conducteur de recherche est l’homme en situation, « in concreto », et la dramatique, son cadre naturel2. Le 9 avril de cette même année 1946, à Paris, avec son esprit de théologien chercheur, voulant rentrer dans le bain culturel qui caractérise son époque, avec plus ou moins de distance critique, le jésuite rencontre Jean-Paul Sartre dont le livre, L’Être et le Néant, paru en 1943, connut un énorme retentissement3. Toujours en 1946, le théologien Bouillard rencontre aussi le philosophe « J. Hyppolite sur la question de la médiation dans la philosophie de Hegel »4. Il a, du reste, lu toute l’œuvre du philosophe allemand Hegel et s’y est intéressé au point d’avoir participé en 1964, au Colloque de Royaumont sur la

Phénoménologie de l’Esprit.

On compte également, ses visites rendues avec R. Scherer au philosophe Martin Heidegger en 1947 puis en 19505 en considération de l’influence dans la théologie allemande de l’époque, de la perspective « existentialiste » de ce dernier ainsi que celle de Kierkegaard. En rencontrant Heidegger, Bouillard était déjà porté par la question du rapport entre la philosophie et le christianisme dans l’objectif de rendre la « théologie actuelle ». La rencontre avec ce philosophe a pu inspirer aussi le tout dernier article de Bouillard : « Transcendance et Dieu de la foi »6.

1 Cf. J., Doré. « Théologie et philosophie chez Henri Bouillard », op. cit., p. 801-820.

2 Cf. LF, p. 150 ss.

3 Selon B. Lucchesi, L’Être et le Néant de Jean-Paul Sartre représentait à l’époque, « un évènement

symptomatique de l’évolution de la pensée contemporaine : existentialisme, phénoménologie, herméneutique, philosophie du langage, théorie de l’évolution, matérialisme dialectique ». B., Lucchesi. Le mystère chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 17.

4 Ibid, p. 18.

5 Selon Karl H. Neufeld (s.j.), l’intérêt porté par le français Bouillard à la philosophie de Heidegger

tient « au triomphe que remportait à Paris depuis 1943 la philosophie existentielle

représentée par L’être et le néant de Jean-Paul Sartre. C’est précisément en cette année 1947 que Heidegger publia avec succès la première édition de sa Lettre sur l’humanisme, provoquée par l’ouvrage de Sartre. » K. H., Neufeld. « Comment parler de Dieu ? », op. cit., p. 9.

D’après J. Doré, il faut aussi mentionner les rencontres philosophiques de Bouillard tant dans le cadre du « Collège philosophique » de Jean Wahl que dans celui des « Entretiens » de Saint-Jacques du Haut-Pas ; il y rencontra d’autres philosophes représentant bien d’autres courants1.

Enfin, les lectures, publications, fréquentations et rencontres que nous venons de noter ne sont cependant pas les seules à témoigner de l’intérêt et de la pratique philosophiques d’Henri Bouillard. Il faut y ajouter ses activités de professeur et la conception qu’il avait de sa tâche d’enseignant et de formateur en théologie. Suite à ses années d’enseignement à la Fourvière et vers la fin de la trêve dont il a été contraint, il donne en 1962 à Chantilly, et en 1963 à Louvain, un cours sur le thème : « Philosophie et foi chrétienne ». En 1972 il est invité par son ami le philosophe Éric Weil à animer un séminaire intitulé « Religion et philosophie » dans le cadre de la Section de philosophie de l’Université de Nice. Dans cette rubrique de l’animation des séminaires, nous notons que c’est dans ceux du cycle de doctorat à l’ICP à partir de 1964 énumérés auparavant, que Bouillard manifestera le mieux à ses auditoires son intérêt pour le dialogue avec la philosophie, lieu exceptionnel de dialogue avec les pensées du monde de son temps. Il y va comme à une exigence incontournable pour lui. Comme B. Lucchesi le dit bien à son sujet :

Se confronter au monde de son temps est pour lui l’occasion de ne pas accepter un consensus mou avec le doute, l’ironie, le scepticisme et l’agnosticisme qui conduisent droit à l’apostasie tranquille. L’enjeu en est l’inculturation de l’Evangile. Le caractère scientifique de l’ISTR permet à Bouillard d’orienter sa recherche ou celle de l’Institut, avec intelligence et courage, dans tous les grands débats de société sur la foi et la raison, la politique et la religion, la science et la foi, la liberté et la vérité, le pluralisme et la laïcité, la nature et la culture, la personne et la communauté dans l’Église et la cité.2

Les quelques thèmes suivants choisis parmi ceux de ses séminaires en témoignent :

1 C’est dans ce cercle que, « collaborant alors au Bulletin analytique du CNRS, il (Bouillard) en

vint même à préparer avec Jean Wahl, et sur Karl Barth, une seconde thèse, qu’il devait présenter en Sorbonne le 16 juin 1956 devant un jury composé, outre Jean Wahl, de Henri Marrou et Oscar Cullmann, de Paul Vignaux et Henri Gouhier. » J., Doré. « Théologie et philosophie chez Henri Bouillard », op. cit., p. 805.

En 1967- 68 : « La tâche herméneutique de la théologie et la réflexion philosophique » ;

En 1974-75 : « Dieu dans le discours de la philosophie et dans la parole de la foi » ;

En 1979- 80 : « La trace de la transcendance et la figure du Christ ». Ce dernier thème portait sur l’œuvre d’Emmanuel Levinas, un autre philosophe rencontré par Bouillard1.

Pour illustrer le grand intérêt de notre auteur au dialogue avec la philosophie, citons maintenant la présentation qu’il fit de lui-même, le 26 octobre 1972 à son auditoire inscrit pour le séminaire de 1972-73 :

Laissez-moi vous indiquer tout d’abord que c’est là [à l’intersection ou lieu de rencontre de la théologie et de la philosophie] l’axe principal de ma recherche personnelle, de mon enseignement et des séminaires de doctorat que j’ai dirigés depuis de nombreuses années […]. J’ai toujours pensé que la tâche principale de la théologie est de comprendre ce que l’on croit, et de le comprendre de telle manière que le discours où l’on exprime cette intelligence ait un sens pour tout esprit, même incroyant […]2.

Dans toutes ces différentes rencontres, la préoccupation du jésuite portait donc comme lui-même le dit, sur la relation ou le rapport existant entre la philosophie et la théologie. Plus exactement, en théologien chrétien, il cherchait à répondre à la question : Quelle philosophie pour la théologie chrétienne de son époque ? Cette interrogation ainsi que la réponse que lui apporte Bouillard, transparaissent dans ses écrits.