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Intervention de l’autorité romaine dans la « crise » néo-thomiste

Chapitre I : Préliminaires : quelques précisions sémantiques

III.2.2 Intervention de l’autorité romaine dans la « crise » néo-thomiste

Au regard de la brève description que nous venons de faire des deux positions théologiques se faisant face sur l’interprétation de la doctrine thomiste, on se rend compte qu’il s’agissait d’une situation de débat tendu. Cette situation était suivie avec attention de la part de l’autorité romaine qui, de plus en plus alors, commence par soupçonner les auteurs de la position du renouvellement théologique en s’inquiétant de l’aboutissement de ces nouveaux ferments. Signalons que ce questionnement de « défiance » participe du contexte général de

L’ardeur de Garrigou à combattre ce qu’il appelait « la nouvelle théologie » se lit également sur toutes les pages 126 à 145.

1 Cf. B., (de) Solages. « Pour l’honneur de la théologie. Les contresens du R. P. Garrigou-

Lagrange ». BLE, 1947, 2, 48, p. 65-84. Dans cet article, il donne un exemple instructif à cet

égard, en rappelant que dans une situation philosophique et théologique analogue, au XIIIè siècle,

face au changement culturel provoqué par l’introduction massive des œuvres d’Aristote, trois positions se sont manifestées : Siger de Brabant passa à l’aristotélisme intégral, qui avec son monopsychisme compromettait le christianisme ; les augustiniens conservateurs se sont refusés à prendre en considération les problèmes soulevés par l’aristotélisme dominant ; saint Thomas, au contraire, fut le guide indiscuté d’un troisième groupe qui eut le courage d’affronter les nouveaux questionnements. Selon lui, cette troisième voie est celle des théologiens que le dominicain Garrigou-Lagrange condamne.

2 B., (de) Solages. « Pour l’honneur de la théologie. Les contresens du R. P. Garrigou-Lagrange »,

ce qui était dénoncé comme le mouvement du « moderniste catholique »1 lequel selon Ch. Theobald, remonte

grosso modo entre 1893, année de parution de la toute première encyclique biblique, Providentissimus Deus de Léon XIII, et date de la destitution d’Alfred Loisy, un des principaux acteurs de la scène théologique, de sa chaire d’exégèse à l’Institut catholique de Paris, et l’année 1914, début de la Première Guerre mondiale […]. L’étonnante “violence institutionnelle” qui entoure ce “mouvement” semble lui donner cependant une portée qui dépasse ce contexte restreint2.

La qualification romaine du modernisme comme « rendez-vous de toutes les hérésies »3, indique en effet cette portée et la profondeur de la césure4. Le 12 août 1950, l’encyclique Humani generis publiée par Pie XII donna sans ambiguïté la position romaine en dénonçant ceux (théologiens) qu’elle considère comme « amateurs de nouveauté » ainsi que le « mépris » de ces derniers non seulement par rapport à « la théologie scolastique », mais aussi à l’« égard du Magistère de l’Eglise, qui a si fortement appuyé de son autorité cette théologie »5. Selon M. Castro, cette encyclique rejette

le relativisme et le subjectivisme en philosophie et en théologie, réaffirme l’autorité du Magistère en matière de foi, à côté de la Bible et des Pères, mais préconise le retour aux sources pour exprimer le dogme dans les notions philosophiques actuelles.6

Le « retour aux sources » que préconise l’encyclique en même temps que la prise en compte des « notions philosophiques actuelles » dans lesquelles on doit « exprimer le dogme » semble pourtant suggérer une « voie de renouvellement » et surtout « d’actualisation » du dogme. Cette suggestion, si brève soit-elle, considérée à côté de sa principale affirmation qui consiste dans la condamnation

1 Cf. Pape Pie X. « Pascendi Dominici Gregis. Lettre encyclique sur les erreurs du modernisme ».

Actes de S. S. Pie X, 3. Paris : Maison de la Bonne Presse/ Bayard, 1907, p. 84-177.

2 Ch., Theobald. Le christianisme comme style..., vol. 1/2, p. 207.

3 « Omnium haereseon conlectum ». Pie X. « Pascendi Dominici Gregis », op. cit., p. 146.

4 La thèse de l’historien Emile Poulat apporte un regard de recul objectif sur la profondeur de cette

césure. Selon lui, celle-ci s’explique par la différence entre l’image du modernisme véhiculée par les documents romains et la physionomie des principaux acteurs de la crise. Cf. E., Poulat.

Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste. Paris : Albin Michel (3è éd.), 1996. Dans le même ordre d’idée, le théologien Ch. Theobald trouve que « la crise moderniste consiste en partie en l’incapacité des protagonistes à se mettre d’accord sur ce qui se passe sous leurs yeux : une sorte de séisme qui secoue la culture ecclésiale et dont on a du mal à situer l’épicentre. » Ch., Theobald. Le christianisme comme style..., op. cit., p. 209.

5 Pape Pie XII. « Lettre Encyclique ‘’Humani generis’’…, op. cit., colonne 1159.

de la méthode historique en théologie, nous fait d’une part, noter une nuance de contradiction interne à l’encyclique elle-même et d’autre part, poser la question de savoir comment la démarche d’un théologien comme Bouillard n’a pas pu être considérée à juste titre dans le sens de la recherche de l’expression des vérités de la foi dans les notions philosophiques actuelles? Y a-t-il eu un durcissement dans la lecture de l’encyclique mettant l’accent sur l’une ou l’autre de ses déclarations selon la position dans laquelle l’on se met? La position théologique des destinataires de l’encyclique n’a sans doute pas manqué d’influencer la lecture de celle-ci. Aussi, la lecture de l’encyclique a-t-elle évolué dans le temps, et c’est dans cette évolution que l’on perçoit la vérité objective de son contenu. C’est pourquoi, il nous est intéressant de procéder à la comparaison de deux évaluations de lecture de cette encyclique doctrinale, l’une avant le concile Vatican II et l’autre après celui-ci.

La première évaluation est faite par le théologien romain, Pietro Parente qui s’exprimait ainsi, peu de temps après la controverse théologique et la publication de l’encyclique de Pie XII :

Si l’on fait abstraction du ton polémique, les observations critiques des dominicains sont substantiellement justes : en réalité les deux collections s’inspirent des principes de l’article symptomatique de Daniélou. Dévalorisation de la théologie scolastique ; nécessité d’un renouveau de l’expression et de la formulation en harmonie avec les nouveaux systèmes philosophiques, et donc relativisme scabreux, allant jusqu’à ébranler la formule dogmatique. […] L’encyclique désigne avec beaucoup de précision et condamne cette forme de relativisme dogmatique, qui « ipsum dogma facit

quasi arundinem vento agitatam »1. Mais elle ne manque pas d’indiquer en particulier les fruits vénéneux de ces opinions fondamentales qui ont eu des répercussions dans tous les secteurs de la science théologique2.

Quant à la seconde évaluation, elle provient de l’historien de Louvain R. Aubert qui, après le concile Vatican II, renversait complètement le jugement précédant en affirmant :

Si l’on essaie en une brève conclusion de faire le point du mouvement théologique tel qu’il se manifestait dans son effervescence un peu exubérante vers 1950, au moment où l’encyclique Humani generis amorçait la courbe rentrante qui allait caractériser les dernières années du pontificat de Pie XII, on pourrait dire que ce mouvement théologique, soutenu par une double

1 « Le dogme lui-même est (ou se comporte) comme un roseau agité par le vent ».

préoccupation de retour aux sources et d’ouverture au monde moderne, se situait exactement dans l’axe qui doit toujours être celui de la théologie et de l’Église1.

La différence de jugement de ces deux évaluations est évidente et le fait qu’elles se situent respectivement avant et après Vatican II ne met que trop en évidence les clivages d’une nature telle que s’étaient définies des positions irréconciliables. Il est à cet égard très aisé de voir aujourd’hui, celle qui était plus proche de la vérité que Vatican II voudra mettre en lumière, orientera l’évolution de la pensée théologique jusqu’au Magistère lui-même. De ce point de vue, l’historien Roger Aubert a bien fait le constat de cette évolution et de ce renouvellement auxquels ont résisté aussi bien la position théologique qui consiste en un néo-thomisme anhistorique, que l’encyclique Humani generis ainsi que l’évaluation du théologien romain Pietro Parente. D’ailleurs, ce théologien romain donne lui-même une preuve de son ralliement2 à la seconde position théologique, celle-ci consistant dans l’ouverture de la doctrine thomiste à l’objectivité historique. La véracité objective qui se dégage de cette position du « renouveau théologique » a rejailli et a été expressive dans la réception faite à l’encyclique

Humani generis elle-même, laquelle créa aux défenseurs du « renouveau théologique », une « atmosphère… irrespirable »3 aux dires de Chenu.

La réaction du Magistère romain qu’exprime l’encyclique Humani generis ne se comprend comme le dit Ch. Theobald, qu’eu égard à

une culture catholique restée relativement homogène et qui se consolide tout au long du XIXè siècle dans un jeu d’opposition aux éléments constitutifs d’un nouveau type de société […]. Or, depuis Lamennais, une minorité de catholiques n’avait cessé de croire à une possible réconciliation de l’Église et du siècle.4

L’amorce de cette réconciliation interviendra sous le pontificat de Jean XXIII. C’est en des termes bien parlant que le français Congar apprécie cette oxygénation

1 R., Aubert. La théologie catholique durant la première moitié du XXe siècle. R., Vander Gucht et

H., Vorgrimler (éd.). Bilan de la théologie du XXe siècle. Tome 1, p. 473.

2 Le théologien romain P. Parente, à la suite du concile Vatican II, est revenu sur l’intransigeance

de sa position et de ses expressions tenues auparavant, notamment dans son article : « Fede, doctrina della fede e teologia ieri e oggi ». Euntes Docete, 1967, 20, p. 5-14.

3 M.-D., Chenu et J., Duquesne. Un théologien en liberté…, op. cit., p. 131.

donnée à la pensée théologique et exprime son bonheur dans la préface de la deuxième édition de son livre, Vraie et fausse réforme dans l’Église :

Un climat ecclésial nouveau a été créé par Jean XXIII en moins de quelques semaines, puis par le Concile. L’ouverture la plus large est venue d’en haut. Du coup, des forces de rénovation qui avaient peine à déboucher à l’air libre peuvent se déployer.1

Au cœur de la « crise théologique » de la modernité, le nouveau souffle donné au travail théologique par le pontificat de Jean XXIII et confirmé par Vatican II en promouvant ce qu’il est convenu d’appeler « la théologie des signes des temps », peut être considéré comme une preuve de l’avancée pneumatologique promise par Jésus selon la tradition de l’évangéliste saint Jean : « […] l’Esprit de vérité vous

conduira dans la vérité tout en entière2 Cette habitation divine dans l’Église, c’est-à-dire la présence de « l’Esprit de vérité », préside avec la patience de Dieu s’incarnant dans le rythme souvent « lent » de l’esprit humain3, à l’avancée théologique, celle-ci qui est recherche permanente pour scruter l’immensité du mystère divin et de sa révélation en Jésus-Christ afin d’inculturer cette dernière dans l’histoire présente. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre la pensée de Bouillard, lorsqu’il écrit que « la révélation de Dieu en Jésus-Christ n’éclaire nos chemins que pas à pas […] »4. C’est là le rappel de la tâche de l’« homo viator », de rester en recherche. Bouillard s’y engagea comme dans un véritable travail d’investigation théologique.