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Chapitre IV : Concept d’herméneutique en théologie

IV. 2.2.2 « Linguisticité » du principe herméneutique selon Fuchs

IV.3 Démarche herméneutique d’Henri Bouillard

IV.3.2 Thèse de Bouillard : un langage de foi ?

IV.3.2.2 Henri Bouillard et les objections à sa thèse

Il est toujours difficile d’apprécier une position – ici une thèse – de façon impartiale lorsqu’on se met en dehors de celle-ci ou de l’explication qu’en donne son auteur. Les objections qui sont faites à la thèse d’Henri Bouillard nous semblent hors de l’intention et de l’explication de ce dernier. Mais il faut reconnaître en même temps qu’une œuvre, y compris théologique, finit toujours par échapper à son auteur. Ainsi, si ces objections peuvent nous apparaître comme des jugements extérieurs à la thèse, on peut lire nettement à travers elles la résistance caractéristique du contexte bouillardien encore largement dominé par

1 Par exemple H., de Lubac. Cf. son livre : Surnaturel. Etudes historiques. Paris : Aubier, 1946.

1 CG, p. 214.

une vue théologique qui ne percevait pas ou peu ses limites épistémologiques. La compréhension de la thèse de Bouillard à partir de lui-même, c’est-à-dire de l’explication contenue dans son écrit, nous semble en effet dans un sens différent des objections hâtivement formulées et de manière subjectivement contradictoire à celle-ci. C’est pourquoi par souci de clarté, nous reprenons un à un les points d’argumentaire relevés ci-dessus pour les examiner sur la base du texte de Bouillard.

Le premier point d’objection que nous avons relevé est le reproche du caractère « naturaliste » qui est fait à la thèse de Bouillard. Or, Bouillard manifeste que la théologie de saint Thomas fait droit à l’expérience humaine et à son ouverture au surnaturel. Seulement, contrairement à ses opposants qui, selon leur « thomisme », considèrent la grâce comme étrangère et extérieure à l’humain et à l’expérience humaine, H. Bouillard souligne que pour saint Thomas la grâce est l’acte libre de Dieu qui se tourne vers l’homme pour le parfaire, et la conversion est aussi l’acte par lequel, librement, l’homme se tourne vers Dieu pour recevoir cette perfection. Sur ce point, notre auteur précise que la notion de « grâce » chez saint Thomas est conçue comme une forme aristotélicienne, et la conversion comme une matière, et ajoute qu’« une forme ne peut être reçue que dans une matière disposée »1. Bouillard dans sa lecture du thomisme relève ainsi que la grâce est nécessaire au salut, et la conversion également. La grâce perfectionne de l’intérieur une nature qui y est disposée, mais il se défend de mettre en cause la gratuité de la grâce. De la sorte, il ne réduit pas tout à la nature ; de même, dans la ligne de la doctrine de saint Thomas, la gratuité de la grâce – parce que provenant de Dieu – n’évacue pas la nature, mais la suppose et la « perfectionne ». Il s’ensuit que Bouillard en vient à s’opposer, au nom même de Thomas d’Aquin, à l’extrinsécisme très largement développé dans la théologie scolastique de son époque. Autrement dit, la grâce n’est pas « surajoutée à la nature » de l’extérieur, mais elle s’offre à celle-ci de l’intérieur. Il n’y a donc pas dans la thèse bouillardienne ni pélagianisme ni « naturalisme », il y a plutôt la reconnaissance de la cohabitation sans confusion des deux réalités de la nature et de la grâce. La thèse de Bouillard manifeste selon son explication, la consubstantialité de ce qui

4 CG, p. 211.

est soumis à la contingence et de la réalité qui est de l’ordre de la transcendance. Il y a ici, exprimée très justement la logique de « la loi de l’incarnation »1 selon l’expression propre à Bouillard.

En deuxième point d’objection, les opposants à la pensée théologique de Bouillard, déclarent voir dans celle-ci du « relativisme », notion aussi péjorative que vague. Cela dit, il est clair qu’appliquant la méthode historique aux écrits de l’Aquinite, Bouillard conclut à « l’historicité de toute théologie ». Mais ce serait le lire et le comprendre de manière partielle et déformée que de s’arrêter à cet aspect de sa pensée, car il affirme lui-même la relativité des notions ou expressions théologiques, tout en affirmant la permanence de la vérité de foi, de la

« vérité immuable » ou encore de ce qu’il appelle l’« affirmation absolue ». Il maintient un lien logique et intrinsèque entre ces deux affirmations qui se complètent dans sa pensée, car, cette permanence de la « vérité immuable » ajoute Bouillard, n’est assurée que par certaines modifications d’ordre conceptuel2. La thèse du jésuite marquant donc sa distance par rapport à une apologie de l’« historicisme », pose la condition objective et linguistique de la pérennité du dogme ou de l’affirmation de la foi. Comme le dit K. H. Neufeld, la thèse bouillardienne répondant au défi inévitable de l’histoire, « entend montrer que la plus sérieuse recherche historique est au service de la pensée et de la compréhension. Son entreprise se veut donc au service du fonds immuable de la théologie. »3 Partant d’un cas illustratif de sa pensée sur lequel il se concentre en l’exposant longuement et clairement, celui des notions de « conversion » et de « grâce » dans la doctrine de Thomas d’Aquin, Bouillard affirme certes qu’

une étude historique révèle […] à quel point la théologie est liée au temps, au devenir de l’esprit humain. Elle manifeste ce qu’il y a de contingent en elle : relativité des notions, évolution des problèmes, obscurcissement provisoire de certaines vérités importantes.4

Mais, il démontre aussi en y insistant avec la même rigueur que, l’histoire permet de saisir au sein de l’évolution théologique, un absolu. Le recours à une « théologie historique » aide à voir, explicite-t-il,

1 CG, p. 220.

2 Cf. CG, p. 211.

les affirmations permanentes que la naissance et l’évolution [de certaines notions) avaient pour fin de maintenir. Aussi celui qui considère la théologie comme une pensée toujours vivante […] ne peut s’abstenir d’avoir recours à l’histoire1.

Par cette affirmation démonstrative, le jésuite pose le jalon de ce dont sa postérité héritera et développera avec succès : la vérité paradoxale qui consiste d’une part, en la pérennité de l’« affirmation absolue » c’est-à-dire de la vérité de la foi2, et d’autre part, que cette pérennité est affirmée à travers une expression théologique historiquement située. Ainsi donc, d’un point de vue objective, la thèse de Bouillard affirme la relativité des notions ou expressions de foi et non pas celle de la foi elle-même, encore moins de la vérité de foi qu’est « le Verbe incarné ». Cette nuance est prudemment relevée par le jésuite lui-même avec une séduisante pécision dans des termes qu’il nous faut reprendre à cause de leur clarté :

Si les notions dont on use, les méthodes, les systèmes changent avec le temps, les affirmations qu’ils contiennent demeurent. Bien plus, ce sont les affirmations elles-mêmes qui, pour conserver leur sens intact dans un univers intellectuel en mouvement, déterminent des notions, des méthodes et des systèmes renouvelés, en correspondance avec cet univers. S’il en allait autrement, les formules anciennes, en subsistant telles quelles et sans explication, auraient perdu leur sens premier3.

On ne peut plus clair ici : si l’étude ou la critique historique appliquée à la théologie, montre la « relativité » des termes ou schèmes utilisés par celle-ci, c’est-à-dire la relativité des moyens d’expressions théologiques, elle montre en même temps la vérité de foi comme un « invariant » qui ne subsiste pas « à côté ou indépendamment » des conceptions changeantes qui permettent de l’exprimer. Il apparaît donc dans la thèse de Bouillard deux affirmations à tenir ensemble : l’immuabilité de la vérité de foi et la mutabilité au cours des temps, des termes ou schèmes de pensée par lesquelles celle-ci est exprimée. Il y a même dans la pensée bouillardienne un renversement épistémologique subtile et fort qui va de soi aujourd’hui, mais qui, au regard du contexte de réflexion du jésuite français, peut

1 CG, p. 224.

2 Cette vérité de la foi est pour H. Bouillard, dans le cadre de la révélation chrétienne, « le Verbe

divin incarné ».

être considéré comme rien moins qu’une révolution dans la réflexion théologique : les éléments changeants – notions, schèmes théologiques – ne mettent pas seulement en valeur la vérité inchangée ou invariante – vérité de foi – mais aussi celle-ci, elle-même, exige et requiert l’emploi de termes et de schèmes actuels, justement pour être et rester elle-même. Ceci, les opposants à la thèse de Bouillard l’ont partialement perçu ou l’ont simplement perdu de vue.

Enfin, la dernière objection faite à la thèse bouillardienne, affirme y voir du « subjectivisme », notion guère plus précise que celle d’objectivisme ou de relativisme. Cette objection est liée au fait que la réflexion théologique de Bouillard fait droit à la fois, à l’expérience humaine et à l’ouverture de celle-ci au surnaturel. Mais, comme nous l’avons déjà relevé, dans cette position pertinente de Bouillard, est affirmée ce que ce dernier lui-même appelle très justement « la loi de l’Incarnation ». Plus tard, il explicitera celle-ci en ces termes :

Libre épiphanie de Dieu dans l’histoire, le Christ est [à la fois] un évènement contingent, [et] une nouveauté absolue. Seule l’adhésion obéissante au message historique de l’Evangile nous fait connaître son mystère et nous permet d’en vivre.1

Cette adhésion tout à fait personnelle reste tout aussi intrinsèquement obéissante parce qu’elle ne résume pas pour autant la foi à une vérité subjective, car explique encore notre auteur,

même lorsque la réflexion nous a fait découvrir le mystère de l’être ou la présence sollicitante de l’Unique nécessaire, nous devons nous rappeler, selon la formule de Blondel, qu’“au-delà du drame déjà divin qui se joue en la conscience de tout homme se place dès à présent, pour les âmes croyantes et vivantes, un nouveau mystère de grâce dont le Révélation seule peut nous soulever quelques voiles”2.

Il y a là, non pas du « subjectivisme », mais une intuition qui prend source et lumière dans le grand mystère du « Verbe fait chair »3, dans lequel s’allient humanité et divinité, nature et grâce, contingence et transcendance, temporalité et intemporalité en même temps que raison et foi qui sont depuis, devenus des prédicats découverts dans leur lien intrinsèque4 par la réflexion théologique. C’est

1 LF, p. 10.

2 LF, p. 10.

3 Cf. Jn 1, 14.

une intuition juste mais dont la pertinence était encore peu perçue à l’époque et dans le contexte du théologien Bouillard. Elle ne sera mieux saisie qu’à partir de la reprise qu’en a faite le Concile Vatican II. Manifestée par ce Concile, l’intuition bouillardienne sera clairement mise en lumière par l’encyclique de Jean-Paul II consacrée à cette importante question théologique de la relation intrinsèque entre la foi et la raison. Depuis lors la compréhension et l’intégration de l’harmonieuse relation non-extrinséciste entre la foi et la raison dans la réflexion théologique témoignent de la pertinence de l’intuition bouillardienne comme nous allons le montrer plus loin.

Après avoir examiné les objections faites à la thèse de Bouillard à la lumière de l’explication de ce dernier, que peut-on en conclure? La réponse à cette question dans le sous-titre qui suit, nous permettra de manifester la dynamique herméneutique de la thèse du théologien Bouillard.