• Aucun résultat trouvé

Chapitre I : Préliminaires : quelques précisions sémantiques

III.3 Travail d’investigation d’Henri Bouillard sur le thomisme

III.3.1 Intention théologique de Bouillard

III.3.1.1 Entrer dans le débat théologique de son temps

Après sa formation dans l’atmosphère du néo-thomisme déjà en crise comme nous l’avons décrite, Bouillard fait sa rencontre personnelle et entre en dialogue avec le théologien du Moyen Âge sous le prisme de deux thèmes essentiels et fondamentaux qui parcourent la pensée de ce dernier : Conversion et grâce ; dans ce binôme, le second thème est équivalent à celui de surnaturel. C’est l’objet de la thèse d’Henri Bouillard soutenue à Fourvière en 1941 et publiée en 1944. Par ces deux thèmes, Bouillard fait son entrée dans la pensée du grand théologien d’Aquin avec un questionnement fondamental et central à l’œuvre de celui-ci : la relation de l’homme à Dieu. Comme le précise Bouillard lui-même, il s’agit de l’important problème du « rapport que soutient avec la grâce l’acte libre par lequel l’homme se tourne vers Dieu. »2 Autant dire que cette même problématique de fond est liée aux questions suivantes : comment s’établit et se réalise la relation entre l’homme et Dieu ? Qui a la préséance dans l’initiative et dans la réalisation? Bref, comment s’articule le don du salut et la liberté humaine?

Cette problématique fondamentale qu’assigne Bouillard à son investigation, consiste non pas seulement à examiner le rôle de la lumière de la grâce lorsque l’incroyant adhère à la foi, mais à déterminer le rapport à la grâce et à l’initiative divine. L’intention de Bouillard se précise à travers la reprise qu’il fait de sa

1 Ch., Boureux. « Henri Bouillard et l’avènement des sciences humaines ». RSR, p. 223.

problématique en ces termes : « La préparation à la grâce sanctifiante étant la conversion par excellence, on peut encore poser la question sous cette forme : quel est, selon saint Thomas, le rôle de la préparation à la justification ? et est-elle l’effet d’une grâce divine ? »1. Bouillard, pour traiter de cette problématique, comme nous le préciserons dans l’exposé de sa méthodologie un peu plus loin, prévoit une interprétation de l’idée de grâce, de justification et celle de conversion, non pas à partir de ce qui est enseigné par la théologie scolastique de son époque, mais à partir directement du texte de saint Thomas d’Aquin lui- même.

Le jésuite fait donc un retour à la source et ceci, en réaction contre la

« restauration thomiste » de son temps telle que nous l’avons vue. Cette exigence à laquelle se contraint notre auteur exprime aussi son intention de manifester toute la portée de la « crise » théologique qui découle de la « restauration thomiste » qui prévalait à son époque. Aussi, précise-t-il encore au sujet de son travail sur la doctrine de saint Thomas, qu’il s’agit pour lui de « décrire une pensée [de Thomas d’Aquin et], faire œuvre d’histoire doctrinale. »2 Soulignons tout de suite que le rapport entre la question « conversion et grâce » et la forme d’une « étude historique » n’est pas accentuée dans le titre de l’ouvrage, mais toute l’œuvre en témoigne à maintes reprises comme nous allons le voir en abordant sa méthodologie. Il ne s’agit pas d’histoire au sens banal du terme, mais une démarche permettant de retrouver le sens exact de la spéculation théologique de Thomas d’Aquin. Un peu plus tard, dans son livre de 1971 qui parut comme un résumé et une explicitation de ses ouvrages antérieurs3 au regard de son titre suggestif à cet égard4, il précisera encore qu’il fait « une réinterprétation du thomisme à la lumière de l’histoire et de la pensée moderne. »5 Le jésuite français entrait ainsi de plain-pied dans le débat théologique du XXè siècle dont il sera l’un des protagonistes avérés, voulant ainsi « retrouver les chemins de l’intelligence de la foi [et ce] en référence au programme anselmien de l’intellectus fidei. »6 C’est

1 CG, p. 2. 2 CG, p. 16. 3 CG de 1944, KB I et KB II de 1957, BC de 1961, LF de 1964 et CD de 1967. 4 Cf. CC. 5 Ibid., p. 16. 6 Ibid., p. 16-17.

une double tâche qu’entreprenait Bouillard à savoir : ce que l’homme fait à l’aide de la grâce, en se tournant vers Dieu ; et ce que fait le théologien et philosophe lorsqu’il essaie de pénétrer cet acte et d’en témoigner par sa parole.

III.3.1.2 Intention anselmienne

Bouillard entreprend cette double tâche ci-dessus identifiée mais non pas de manière neutre. C’est en théologien qu’il cherche à réaliser son intention reprenant à son compte la célèbre formule de saint Anselme « fides quaerens intellectum1 ». En effet, le jésuite dit qu’en

constatant que, à notre époque, comme à celle de Schleiermacher et de Hegel, les théologiens et des philosophes intéressés à la religion déclarent s’inspirer du programme anselmien d’intellectus fidei2, je voudrais préciser comment une telle inspiration peut nous guider aujourd’hui.3

Bouillard établit ainsi son point commun avec Anselme, le « père de la scolastique » par le fait que, explique-t-il

l’intelligence anselmienne de la foi introduit dans sa perspective le point de vue de l’athée, du juif, du païen ou du musulman4 ; elle s’applique en conséquence à dégager un sens, une ratio fidei, qui serait en principe accessible à tous les esprits et permettrait leur communication au sein d’un même langage rationnel.5

C’est pourquoi, malgré l’écart temporel considérable de près de huit siècles, Bouillard reconnaît une certaine « modernité » de la « méthode anselmienne » tout en notant lucidement que celle-ci ne saurait pénétrer dans l’univers intellectuel moderne « sans y subir une transposition. »6

On le voit bien, l’intention de Bouillard n’était pas de faire table rase du passé théologique, mais de trouver une nouvelle expression de la foi correspondant à son époque, d’aller comme Anselme et ses grands successeurs de la scolastique, à la « recherche de l’intelligibilité de la foi » qui reste une tâche théologique

1 « La foi à la recherche de sa propre intelligibilité ».

2 C’est-à-dire : « Intelligibilité de la foi ».

3 CC, p. 29.

4 Tous ces points de vue sont présents dans la modernité et marquent « un des traits de la situation

religieuse de notre temps », note Bouillard. De ce fait, ajoute-il « la pensée chrétienne ne peut se déployer sans avoir à traverser les convictions et les raisons qui s’opposent à elle. » Ibid.

5 Ibid.

permanente. Il était bien conscient qu’une telle recherche ne peut se faire sans la prise en compte des nouveaux schèmes de « penser » de son temps dans lesquels il fallait formuler la vérité de foi immuable que portait aussi le système de penser pré-moderne surtout scolastique. Il fallait donc opérer comme un discernement, une distinction dans l’expression de la foi, entre schèmes encore signifiants et vivants d’une part et schèmes devenus stériles et désuets d’autre part. Il s’imposait alors donc de revisiter la pensée théologique. C’est ce que fait Bouillard sur la pensée scolastique en prenant pour fil conducteur, la conception de saint Thomas d’Aquin, réalisant un travail de retour à la source. C’est l’objet de son premier ouvrage sur les notions de « conversion » et de « grâce » dans l’œuvre du scolastique Thomas. Mais en réalité, ce n’est pas un travail restreint à ces notions que fait Bouillard, mais à travers celles-ci, un travail de « réinterprétation du

thomisme » en entier, ainsi que le montre la méthodologie de sa réflexion laquelle, comme le dit B. Lucchesi « propose une double réponse, d’ordre intellectuel et spirituel, avec la foi dans l’intelligence et l’intelligence de la foi. »1