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Chapitre I : Préliminaires : quelques précisions sémantiques

III.2.1 Constat : le néo-thomisme à la croisée des chemins

III.2.1.1 Position du néo-thomisme en croissance

C’est par un sous-titre suggestif1 qu’Etienne Fouilloux caractérise le regain de vitalité intellectuelle du catholicisme français après la crise moderniste essentiellement néo-thomiste consécutive à la « restauration thomiste » que nous avons exposée plus haut. « La situation comme le dit R. Gibellini, quoique dramatique, était considérée comme une crise de croissance […] qui exigeait une opération de grande ampleur. »2 Cette opération est portée tant par des religieux que par des intellectuels laïcs au nombre desquels E. Gilson qui s’est évertué à faire reconnaître la philosophie médiévale. Il remit en cause la position d’un chantre d’un certain néo-thomisme qu’a été Cajetan qu’il dénonça avec virulence : « Le pire ennemi de saint Thomas, même dans l’ordre dominicain, écrit Gilson, a été Aristote dont Cajetan est le prophète. »3 Gilson va préconiser le retour à la véritable doctrine de « saint Thomas lui-même, au-delà de Jean de Saint-Thomas, au-delà de Cajetan lui-même dont le célèbre commentaire est un parfait

corruptorium Thomae réussi. »4. Mais E. Fouilloux, faisant allusion à l’ouvrage de Gilson (Le Thomisme de 1919) relativise la réhabilitation qu’a tentée de faire ce dernier de la doctrine thomasienne à partir de son texte primitif. Selon E. Fouilloux, bien que le travail de Gilson reconstitue le système de saint Thomas à partir des écrits de celui-ci et d’une bonne connaissance des débats du XIIIè siècle, il reste cependant une défense « d’une philosophie chrétienne dont saint Thomas

1 « Le thomisme au risque de l’histoire? ». E., Fouilloux. Une Eglise en quête de liberté, op. cit., p.

99.

2 R., Gibellini. Panorama de la théologie au XXe siècle, op. cit., p. 187.

3 E., Gilson. Lettre à Jacques Maritain, le 6 avril 1953, cité par M., Castro. L’itinéraire théologique

d’Henri Bouillard, op. cit., p. 50.

4 E., Gilson. Lettre à Henri de Lubac, le 08 juillet 1956 dans Lettres de monsieur Etienne Gilson au

aurait procuré le modèle achevé, sinon unique : pas de système intégralement vrai en dehors des lumières de la révélation et de la foi. »1

L’école du Saulchoir2 fut aussi le cercle du regain intellectuel et l’un des centres du renouveau de la théologie catholique dans la première moitié du XXè siècle notamment sur la doctrine de saint Thomas. Pour restituer celui-ci à son époque, plusieurs maîtres de sa doctrine se font historiens afin de retrouver les sources du théologien médiéval et l’élan initial de sa pensée. Parmi ces maîtres, on distingue Chenu, qui dans ses cours au Saulchoir dans les années 1920, déploie un effort de reconstitution du climat intellectuel des débats patristiques et médiévaux. Bien que Chenu ne travaille pas de première main, M. Castro fait remarquer à son sujet que

la lecture des Annales, fondées en 1929 par Marc Bloch et Lucien Febvre, lui permet de mieux enraciner la scolastique dans son humus économique, social, politique et culturel […] puis à s’en prendre à la “théologie baroque”, c’est-à- dire à toute la production de l’Ecole, de la fin du Moyen Âge jusqu’à l’aube du XXè siècle, dont les commentaires ont enseveli la pensée de saint Thomas ou de ses grands contemporains sous des milliers de pages formalistes et desséchées.3

C’est à travers l’application courageuse de la méthode historique à saint Thomas qu’a été faite l’opération critique de restitution de ce dernier à son époque comme en témoigne Marie-Dominique Chenu lui-même en ces termes :

Nous avons voulu lui appliquer la méthode historique, la fameuse méthode historique que Lagrange avait utilisée pour la Bible – et qui l’avait mené au bord de la condamnation. Sans bien nous rendre compte du caractère délicat de l’opération, nous avons appliqué la même méthode historique à l’intelligence

1 E., Fouilloux. Une Eglise en quête de liberté..., op. cit., p. 122.

2 L’école théologique du Saulchoir est un couvent d’études de la province dominicaine de France,

installé à Kain-lez-Tournai (Belgique) en 1904 après l’expulsion de France des religieux en 1903 par la Révolution. Mais il obtint sa nouvelle ratio studiorum en 1907, l’année même de l’encyclique Pascendi contre le modernisme. Après divers avatars, l’ancien studium parisien, ce couvent séculaire sera transféré à Etiolles (Seine-et-Oise, aujourd’hui Essonne) aux portes de Paris en 1937 dans un ancien couvent cistercien situé dans un parc planté de saules, d’où son nom « Le Saulchoir » ou la Saulaie. Son « régent » d’alors, le père Marie-Dominique Chenu (de 1920 à 1942) en retracera l’histoire et le programme dans un « célèbre » opuscule intitulé : Une école de

théologie. Le Saulchoir (1937). Dans cet opuscule, Chenu cite le premier régent de ce couvent, le père Ambroise Gardeil (1859-1931), dont le travail sur Le Donné révélé et la Théologie (1910) représenta « le bréviaire » de la méthodologie théologique et du travail intellectuel du Saulchoir (p. 119). En 1971, l’école du Saulchoir va revenir au couvent parisien de Saint-Jacques.

de saint Thomas : plutôt que d’en faire un théologien intemporel, nous l’avons lu et compris dans le temps1.

Pour Chenu, effectuer cette opération de crise, c’est-à-dire de diagnostic et de discernement sur saint Thomas, c’est le sortir des vérités éternelles pour le temporaliser ; ce n’était pas le relativiser, mais « le mettre dans son temps, le replacer dans le contexte de son époque, c’était le rendre intelligible pour aujourd’hui. »2 La théologie du Saulchoir était bien une théologie thomiste, mais elle ne se plaçait pas sur la ligne d’un thomisme doctrinaire et clos, « sans angoisses et sans problèmes »3. C’était déjà l’amorce de la ligne de réflexion théologique qui se démarquait d’une part de « l’historicisme moderniste » qui absolutisait la critique en dissolvant la foi et d’autre part, du « fixisme » d’une certaine théologie scolastique qui perd de vue la contingence historique de la pensée. Il s’opérait dans la théologie une rupture épistémologique en fonction de laquelle s’évalue la pertinence de la démarche de « crise » qui n’avait que commencé en marge de la position officielle bien perceptible dans la publication, en juillet 1914 de : Les Vingt-Quatre Thèses de la philosophie de saint Thomas4. Chenu, dans son interview de 1975 revient sur cette publication et l’évalue en ces termes :

Cette liste de thèses avait pour effet d’extraire de saint Thomas un appareil philosophique, en laissant de côté le fond même de sa pensée et de sa théologie. Elle ne faisait aucune allusion au message évangélique. Elle sortait la doctrine de saint Thomas de l’histoire, elle la détemporalisait, elle en faisait une métaphysique sacrée. La théologie de Billot était totalement ignorante et insoucieuse de l’historicité de l’économie chrétienne, sans familiarité avec les sources scripturaires, élaborée hors de l’expérience pastorale de l’Église, et plus encore du peuple chrétien […]5

La virulence de cette remarque de Chenu n’exprime que la gravité de la myopie dont faisait preuve la théologie officielle dans « la restauration thomiste ». Cette myopie était discernée par d’autres théologiens dominicains comme le belge

1 M.-D., Chenu et J., Duquesne. Un théologien en liberté. Jacques Duquesne interroge le Père

Chenu, p. 49.

2 Ibid.

3 M.-D., Chenu. Une école de théologie : Le Saulchoir …, p. 152.

4 Cette publication rédigée par le jésuite Guido Mattiussi, disciple de louis Billot et son successeur

en 1912 à la chaire de théologie dogmatique de la Grégorienne, est approuvée par la congrégation des séminaires et des universités.

Louis Charlier qui, dans son livre mis à l’index par l’autorité romaine : Essai sur

le problème théologique (1938), critiquait « la position scolastique en théologie, définie comme “une théologie des conclusions” en raison de son déductivisme et de son conceptualisme, et défendait l’idée d’une “théologie du renouveau”. »1

Ces théologiens défenseurs du « renouveau » théologique, Gilson comme les dominicains Chenu, Charlier ainsi que leurs contemporains jésuites de Fourvière2 qui « connaîtront un sort voisin moins de dix ans plus tard »3, en passant le néo- thomisme au crible de l’histoire, opéraient véritablement une « crise » au sens de cette expression comme diagnostic et jugement critique. Leur opération aboutit à situer historiquement la théologie scolastique d’inspiration thomiste. Cette opération de discernement de la relativité culturelle du thomisme comme d’ailleurs de l’historicité de toute théologie, comme le dit Chenu, n’est pas attentatoire à « sa valeur, tant sa valeur objective que sa valeur ecclésiale »4 ; elle l’actualise au contraire. Le renouveau théologique promu alors par les jésuites français trouva son expression programmatique dans l’article de Jean Daniélou intitulé : « Les orientations présentes de la pensée religieuse »5. Dans cet article, le jeune professeur de l’époque, traçait les lignes directrices du « renouveau » auquel était appelée la pensée chrétienne au lendemain de la deuxième grande guerre. Le modernisme soutenait-il, avait soulevé un problème réel en percevant la « rupture » entre la théologie et la vie, même si le radicalisme de sa réponse avait fini par bloquer ce qu’il entendait promouvoir : « Au lieu d’un renouvellement, il a amené un raidissement […] [face auquel] le néothomisme et la Commission biblique ont été [des] garde-fous. Mais il est bien clair précisait Daniélou, que des garde-fous ne sont pas des réponses. »6 Daniélou indiquait courageusement dans cet article les lignes directrices dans lesquelles devrait aller le renouveau nécessaire à la réflexion théologique : En premier, le retour aux sources

1 Cité par R., Gibellini. Panorama de la théologie au XXe siècle, op. cit., p. 190.

2 Ce sont : Jean Daniélou, Henri de Lubac, Henri Bouillard, Gaston Fessard et Hans Urs von

Balthasar.

3 E., Fouilloux. Le Saulchoir en procès (1937-1942). M.-D., Chenu. Une école de théologie ...,

p. 59.

4 M.-D., Chenu et J., Duquesne. Un théologien en liberté…, op. cit., p. 123.

5 Cf. J., Daniélou. « Les orientations présentes de la pensée religieuse », op. cit.

essentielles de la pensée chrétienne1 ; en deuxième, le contact avec les courants

de la pensée contemporaine pour enrichir et élargir la vision ; enfin troisièmement, le contact avec la vie2. Au néo-thomisme de son époque qui se présentait comme une « theologia perennis », Daniélou comme les autres théologiens défenseurs du renouvellement du statut épistémologique de la théologie, reproche surtout l’absence de l’historicité et de la subjectivité, qui sont les prédicats essentiels de la pensée contemporaine3 et qui sont opérantes aussi dans la théologie biblique et patristique.

Cette première position tenant au renouvellement épistémologique du statut de la théologie est confrontée à la seconde position qui lui est opposée. Il s’agit de celle que nous appelons ici le néo-thomisme anhistorique.