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Chapitre IV : Concept d’herméneutique en théologie

IV.2 Perspectives herméneutiques en théologie

IV.2.1 Herméneutique existentiale de Rudolf Bultmann

IV.2.1.1 Herméneutique comme « précompréhension » existentiale

Selon R. Gibellini, Bultmann « est le théologien qui a le premier utilisé systématiquement en théologie les nouvelles perspectives herméneutiques, ouvertes par Schleiermacher, Dilthey et surtout Heidegger. »2 C’est par sa théorie de la « démythisation » qu’il propose un programme d’herméneutique existentiale. Il illustre ce programme dans son essai de 1950, « Le problème de l’herméneutique ».

Comme nous l’avons vu précédemment, jusqu’à Schleiermacher, « l’herméneutique » était un complexe de règles, dont l’application assurait la compréhension d’un texte. Schleiermacher a franchi le seuil de cette première compréhension qu’on peut désigner sous le nom d’« herméneutique philologique ». Il a éveillé à la condition ou disposition interne de l’interprétant lui-même, plus importante que les règles extérieures par lesquelles procède l’herméneutique philologique pour la compréhension d’une œuvre. Ainsi dans sa perspective, on ne peut interpréter un texte, qu’en pénétrant par empathie dans le processus créateur lui-même d’où l’œuvre est née. On comprend une œuvre si on réussit à entrer dans la pensée créatrice de l’auteur3. Ceci est possible par « l’affinité » qui existe entre l’auteur et l’interprète, grâce selon Schleiermacher, à

1 Cf. supra : notre développement sur le contexte du XXè siècle.

2 R., Gibellini. Panorama..., op. cit., p. 67.

3 Quant à Dilthey, le disciple de Schleiermacher, il précise que l’on ne peut comprendre une œuvre,

la « raison universelle » à laquelle tous deux participent, ou encore grâce, selon Dilthey, à la vie spirituelle qui bat en chacun d’eux.

Bultmann aborde le sujet à partir de ce point, pour situer le présupposé de « congénialité » ou d’affinité grâce auquel la compréhension d’une œuvre (texte) est possible selon Schleiermacher et Dilthey, dans « le rapport vital de l’interprète à la chose que le texte exprime directement ou indirectement »1. Selon Bultmann donc, le rapport entre l’auteur et l’interprète devient leur rapport à eux deux avec la « chose » dont il s’agit et qui fait la médiation entre eux2. Ce rapport vital avec la « chose » qui fait, directement ou indirectement l’objet du texte à comprendre, s’établit comme une « précompréhension »3 de la « chose » en question. On peut alors dire que le présupposé de la compréhension est la « précompréhension » de la « chose ». Celle-ci ne coïncide pas nécessairement avec l’intention du texte. En effet, l’intérêt qui sous-tend une recherche peut être un intérêt historiographique de reconstitution du passé, ou un intérêt esthétique différent de l’intention de l’œuvre (texte) sur laquelle porte la recherche. Bultmann ajoute, à la suite d’intuitions déjà présentes chez Schleiermacher et Dilthey, mais surtout théorisées dans l’herméneutique heideggérienne, que l’intérêt peut être « existential », c’est- à-dire tourné vers la conception de l’existence fixée dans le texte et en même temps dans les possibilités d’existence qu’il offre à l’interprétant. Il illustre sa thèse par l’exemple des monuments historiques vus par F. Kaufmann qui, développant la réflexion herméneutique de Heidegger dit que ces derniers « ne nous parlent que si nous sommes disposés à connaître d’une manière vécue la problématique, l’insurmontable misère et menace qui constituent le fond et le fin fond de notre existence dans le monde »4.

Il est à observer que dans cette logique de Bultmann, la « précompréhension » s’identifie à la compréhension de soi5, celle que l’on a de l’existence6, et l’on ne

1 R., Bultmann. Le problème de l’herméneutique. Foi et compréhension. Tome 1 : L’historicité de

l’homme et de la révélation, p. 605-606.

2 Dans cette logique de l’herméneutique de Bultmann, par exemple, on peut comprendre un texte

musical, si et dans la mesure où on entretient un rapport vital avec la musique ; de même, on peut comprendre un texte historique, si et dans la mesure où l’on a un rapport avec ce que signifie l’existence historique, etc.

3 « Vorverständnis »

4 Cité par R., Bultmann. Foi et compréhension. Tome 1..., op. cit., p. 620.

5 Selbstverständnis

peut s’en passer si l’on veut que l’œuvre (texte) à interpréter parle ; et le texte parle si on l’interroge ; le texte interroge, si l’on sait accueillir son interrogation :

Sans une telle précompréhension et sans les questions qu’elle oriente, les textes sont muets. Il ne s’agit pas d’éliminer la précompréhension mais de l’élever au niveau conscient, de l’examiner critiquement grâce à la compréhension du texte, de la mettre en question. En un mot, il s’agit qu’en interrogeant le texte on se laisse soi-même interroger par lui, on en perçoive l’exigence.1

Toutefois, note Bultmann, cette interrogation subjective du texte dans la précompréhension n’est pas du subjectivisme, car c’est seulement ainsi que l’on réussit à faire parler le texte et à le déchiffrer dans son objectivité. Être mû, subjectivement, par le même problème que le texte exprime dans son objectivité, voilà la précompréhension : « L’interprétation “la plus subjective” est ici la plus objective” »2.

Mais comment cette compréhension est-elle possible en ce qui concerne les Ecritures?

IV.2.1.2 Herméneutique des Ecritures selon Bultmann

Cette question qu’on pose à Bultmann revêt un intérêt particulier surtout quand on y inclut le fait que cet exégète allemand, comme l’ensemble du monde protestant auquel il appartient, n’admet pas la possibilité d’une « théologie naturelle ». La réponse de R. Bultmann à la question, est qu’il y a possibilité d’un savoir préalable existentiel de Dieu, lequel varie pour chacun, qui s’exprime dans la recherche de sens, d’authenticité, de bonheur, et qui peut faire fonction de « précompréhension » face au thème du Nouveau Testament dont il s’agit. Certes, la « précompréhension » ici est une « précompréhension provisoire » et ouverte à toutes les corrections de la lumière de réponse que donnera le Nouveau Testament lui-même. Il s’ensuit dans cette logique bultmannienne qu’une exégèse sans présupposé est impossible. C’est la thèse que cet auteur soutient dans un article de 1957, en répondant aux critiques sur la précompréhension. L’exégèse doit être

1 R., Bultmann. Foi et compréhension. Tome 1..., op.cit., p. 618.

menée sans préjugé, mais elle ne peut être conduite sans le présupposé d’une compréhension préalable de la chose dont traite le Nouveau Testament, explique Bultmann :

Une certaine compréhension des choses fondée sur une relation vitale avec elle est donc toujours présupposée par l’exégèse et c’est pourquoi il n’y a pas

d’exégèse sans présupposition. Cette compréhension, je l’appelle précompréhension.1

Il ne s’agit pas cependant pour l’interprète de se donner une lentille grossissante neutre, mais de demeurer existentiellement concerné par le thème du texte qu’il veut interpréter. Cette thèse de Bultmann sur l’herméneutique des Ecritures, sera adoptée par son disciple Ernst Fuchs dont la théorie sur le concept reste dans la même veine.