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Chapitre IV : Concept d’herméneutique en théologie

IV. 2.2.2 « Linguisticité » du principe herméneutique selon Fuchs

V.I. 2.1 Philosophie comme vérité de la religion

V.2 Philosophie comme « lieu théologique » selon Henri Bouillard

V.2.3 De Blondel à Weil

Bouillard passe de Blondel à Weil comme de la logique de l’« Action » à la « logique de la philosophie ».

Éric Weil compte parmi les philosophes avec lequel Bouillard a longuement dialogué en étant notamment marqué par une pensée qui à ses yeux présente une herméneutique du rapport souhaité entre philosophie et théologie. Chez E. Weil, il retrouve même à l’égard de Kant une attitude en somme comparable à celle qu’il avait lui-même adoptée à l’égard de saint Thomas : « Kant a formulé des problèmes dans le langage de l’ancienne métaphysique, d’où les malentendus que

1 BC, p. 252.

2 Ch., Theobald. Le christianisme comme style..., op. cit., p. 241.

le lecteur doit déceler, d’où aussi la tâche de devoir recommencer l’entreprise kantienne »1. C’est en référence à ses conversations avec le philosophe niçois, qui se dit « athée »2, que le jésuite Bouillard déclare avoir eu un jour la définition suivante : « L’ecclésiastique est l’homme avec qui l’on parle de mondanités ; l’athée est celui avec qui l’on parle de Dieu »3. Voyons au plus près quoique brièvement cet intérêt que porte Bouillard pour le philosophe aux origines allemandes.

V.2.3.1 Intérêt de Bouillard pour Weil

L’intérêt de Bouillard pour Weil tient d’abord à la parenté de pensée qu’il relève entre ce dernier et M. Blondel. En effet, souligne Bouillard, même si Éric Weil est un « philosophe peu suspect d’irrationalisme et bien éloigné par ailleurs de la pensée blondélienne »4, néanmoins, la « logique de la philosophie » développée par Weil est analogue à la « logique de l’action » de Blondel, puisque comme l’affirme le premier, « le passage d’une catégorie à la suivante est libre et incompréhensible »5 :

Ceci veut dire explique Bouillard, qu’on ne peut pas forcer l’homme à dépasser une position. Mais on peut montrer qu’il l’a déjà dépassée sans le remarquer. Et c’est ainsi qu’on dégage la “logique de la philosophie”. C’est d’une façon analogue, quoique dans une perspective bien différente, que Blondel dégage la “logique de l’action”. Il n’y a pas plus d’irrationalisme d’un côté que de l’autre, mais simplement aperception réelle de ce qu’est la pensée humaine.6

Pour Bouillard, avec le philosophe d’Aix comme avec celui de Nice, on est en présence d’une philosophie laquelle, sous le terme de « logique », recherche la

1 « Aux dires du moins de l’un des commentateurs, G. Kirscher, « Éric Weil ». Dictionnaire des

Philosophes. T. II. Paris : P.U.F, 1984, p. 2637 cité par J., Doré. « Théologie et philosophie chez Henri Bouillard », op. cit., p. 815.

2 « Weil m’a dit un jour : ‘‘je suis athée, en ce sens que je ne propose aucune religion positive ;

mais Dieu, pour moi, a un sens ; il est même ce pour quoi le discours a un sens’’ ». H., Bouillard. Les incidences de la philosophie d’Éric Weil sur la théologie chrétienne. B., Lucchesi. Le mystère

chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 506.

3 Les incidences de la philosophie d’Éric Weil sur la théologie chrétienne, op. cit., p. 507.

4 Cf. E. Weil. Logique de la philosophie.

5 E., Weil. Logique de la philosophie, p. 345.

6 BC, p. 242. Bouillard renvoie à E., Weil. Logique de la philosophie, op. cit., p. 50. Dans son article « Philosophie et religion dans l’œuvre d’Éric Weil », il établira un nouveau parallèle entre les deux philosophes, mais cette fois, à partir de la contradiction interne du moi qui appelle, par une nécessité interne, l’idée de Dieu. Cf. E., Weil. Logique de la philosophie, p. 173 ; VC, p. 242.

cohérence et le sens de la réflexion philosophique et surtout de l’existence humaine.

Et pourtant, le jésuite est bien conscient des deux déplacements importants qu’il opère dans le passage de Blondel à Weil en dépit de quelque référence commune à ceux-ci avec Kant et Hegel.

D’abord, du philosophe d’Aix à celui de Nice, notre auteur passe d’une analyse de « l’action » (humaine) à une réflexion sur « l’existence ». Ensuite, le contexte historique, épistémologique et personnel de Weil est caractéristique de sa singularité par rapport à Blondel. Tandis qu’on peut aisément trouver un point de rapprochement entre la pensée de Blondel, un croyant chrétien d’une part et le principe anselmien sur le registre de l’intelligence de la foi d’autre part, cela ne semble pas évident tout d’un coup avec la pensée de Weil qui est un philosophe, un penseur sympathisant mais agnostique voire « athée ». Mais c’est même en considération de ce dernier point de différence, que l’on s’empresse de savoir, en quoi consiste alors l’intérêt de Bouillard pour le philosophe niçois : Comment celui-là considère celui-ci ; quelle interprétation le premier fait de la pensée du second et ce qu’il en retient pour sa perspective théologique.

Bouillard cite Weil dès 19571, et si son premier article consacré entièrement à ce philosophe date de 19772, le dernier du genre a paru l’année même de la mort de Bouillard, en 19813. Ce long dialogue qu’on peut bien considérer comme interminable de Bouillard avec le philosophe Weil atteste de l’intérêt que le jésuite accorde à l’œuvre de ce dernier dont il parle en ces termes :

Cette œuvre me paraît être aujourd’hui un des meilleurs guides pour qui veut apprendre à penser et comprendre le monde dans lequel nous vivons. A une époque où, même parmi les chrétiens, tant de gens accueillent sans contrôle des slogans et des idéologies, il est salubre de s’accorder une cure de pensée lucide et rigoureuse.4

1 Cf. KB II., p. 275. 280. Bouillard y fait référence respectivement à l’article de E., Weil.

« Christianisme et Politique ». Critique 75-76 (août-septembre 1953) et à son ouvrage :

Philosophie politique. Paris, 1956, p. 34-41 ; 191-193.

2 Cf. VC, p. 233-316.

3 Transzendenz und Gott des Glaubens. Chistlicher Glaube in moderner. Vol. 1. Gesellschaft.

Freiburg, 1981, p. 87-131 ; Cf. traduction française : Transcendance et Dieu de la foi. VC, p. 317- 354.

4 Les incidences de la philosophie d’Éric Weil sur la théologie chrétienne. B., Lucchesi. Le mystère

Plus encore, l’intérêt particulier tenu à la pensée de Weil par le jésuite réside dans le fait que celle-ci, athée au regard d’une profession positive, est plutôt « théiste »1 du point de vue du langage : « Dieu, tient E. Weil, est ce sans quoi le discours et l’action n’auraient pas de sens »2. Une pensée telle que celle d’Éric Weil, écrit Bouillard,

vous le devinez, pose aujourd’hui un problème fondamental, plus subtil que les problèmes posés par l’athéisme de Marx, de Nietzsche ou de Freud. Car ici, l’élément spirituel de la réalité humaine est expressément reconnu, mais il a cessé d’être le Tout-Autre ; la vérité qu’a portée le christianisme est, en un sens, conservée, mais à l’écart de la confession chrétienne. Ainsi, cette philosophie post-chrétienne présente, sous une forme particulièrement élaborée, une attitude ou une tendance assez commune aujourd’hui et qui tente même les chrétiens. Elle nous oblige donc à ressaisir le caractère propre de la foi chrétienne, en présence de la pensée moderne. Elle nous invitera peut-être à redéfinir autrement le rapport du christianisme et de la philosophie, et à concevoir d’une autre manière la justification de la foi chrétienne. Plus une tâche est difficile, plus elle est stimulante pour l’esprit. C’est une raison, pour les théologiens, d’entreprendre le dialogue avec la pensée d’Éric Weil, plutôt qu’avec d’autres où le débat serait plus facile3.

On le voit, dans son contexte « post-chrétien » et même déjà post-moderne, c’est à l’« élément spirituel » reconnu par le philosophe logicien niçois que s’intéresse particulièrement Bouillard4, dans son investigation épistémologique sur le rapport entre philosophie et théologie, dans le but de se laisser, comme théologien, interpelé par les questions du « penser » philosophique de son temps. En effet, l’« élément spirituel » que reconnaît le logicien niçois, interfère la mentalité intellectuelle ambiante et interpelle le théologien en lui posant une question,

la plus difficile : quel rapport y a-t-il entre l’infini présent à la pensée d’Éric Weil et le Dieu de la révélation chrétienne ? Quelle place laisse à la foi et à la religion cette philosophie qui s’abstient d’y conduire ? Peut-on encore

1 Il nous faut mettre ici « théiste » entre guillemets, parce que, la notion de théisme est complexe

aux regards de Bouillard lui-même, qui lui a consacré un article fort intéressant : « Sur le sens du mot théisme » VC, p. 219-232. Dans le sens de Bouillard, le terme ne correspond à E. Weil qu’au niveau formel du langage et implicite du point de vue de l’intelligence de la foi.

2 Les incidences de la philosophie d’Éric Weil sur la théologie chrétienne. B., Lucchesi. Le mystère

chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 506.

3 Les incidences de la philosophie d’Éric Weil sur la théologie chrétienne. Ibid.

4 Ceci explique déjà en partie l’intuition de Bouillard à faire après de « l’idée de Dieu, le point

focal » de la perspective de renouvellement qu’il a donné à la théologie fondamentale. Cf. Cl., Geffré. « La leçon toujours actuelle d’Henri Bouillard ». RSR, 2009, 2, 97, p. 211-222.

professer la foi chrétienne en toute bonne conscience, quand on a appris à penser avec Éric Weil ?1

Les réponses bouillardiennes à ces questions manifestent la Logique de la

philosophie de Weil comme un « lieu théologie », c’est-à-dire comme un creuset de rencontre et de réflexion philosophico-théologique qui constitue l’objectif premier de notre théologien, et pour lequel il se laisse provoquer, bousculer et stimuler par le discours philosophique pour enfin se livrer à l’effort, comme il le précise lui-même, de « penser sa foi au sein du monde où il vit »2.