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Chapitre I : Préliminaires : quelques précisions sémantiques

III.3 Travail d’investigation d’Henri Bouillard sur le thomisme

III.3.2 Méthodologie et résultat de l’investigation de Bouillard

III.3.2.2 Résultat de l’investigation

Rappelons qu’investiguant sur les notions de « conversion » et de « grâce » chez saint Thomas d’Aquin, Bouillard concentre sa recherche sur la question suivante : « Quel est, selon saint Thomas, le rôle de la préparation à la justification ? Est-elle l’effet d’une grâce divine? »2 Dans sa démarche de recherche d’une réponse à cette question fondamentale, le jésuite commence par admettre avec saint Thomas, que l’homme n’est pas un déshérité de la nature. Puis, il met en place une « logique de la foi » qui décrit le mouvement par lequel l’existence de l’homme prend sens, mouvement où l’homme se convertit ou non vers3 Dieu. Dans ce profond mouvement de conversion, l’action est toujours double remarque le jésuite : d’un côté celle de la liberté de l’homme, de la préparation naturelle à la rencontre de Dieu, de la conversion « nécessaire » et du

pensée contemporaine en matière d’apologétique (1896). Histoire et dogme, p. 149-245, cité par K. H., Neufeld. « Comment parler de Dieu ? », op. cit., p. 16.

1 E., Guerriero. Hans Urs von Balthasar, p. 48.

2 CG, p. 2.

3 L’adverbe de mouvement ‘‘vers’’ est ici significatif du premier mouvement qu’il y a dans la

besoin abyssal de la grâce divine, et de l’autre, celle de la nécessité de la grâce, de la gratuité absolue du surnaturel, de la rencontre toujours proposée et jamais imposée. A partir de là, le nœud technique de théologie dogmatique discuté est celui de savoir si la « motion divine », entendue comme motion qui meut et qui n’élève pas, intervient dans le processus de conversion sans être donc considérée comme « grâce sanctifiante ». Bouillard répond que selon saint Thomas d’Aquin, seule la « conversion du juste par l’effusion de la grâce constitue la préparation parfaite à la justification »1. La « grâce sanctifiante » est nécessaire et suffisante pour la préparation à la justification. Néanmoins, note le jésuite, Thomas souligne aussi par ailleurs qu’il y a une préparation imparfaite qui peut précéder le don de la « grâce sanctifiante » et qui requiert la motion divine2. Cette préparation permet à l’homme de poser des actes de foi avant même la justification, grâce à cette première action de Dieu qui convertit le cœur3.

Pour avancer dans son investigation, la question que se pose ensuite Bouillard par rapport à cette première explication thomasienne, est la suivante : Cette première « motion » est-elle élevante ou bien agit-elle par un habitus infus. Explorant Thomas d’Aquin, il avance que l’homme ne pose un acte de foi que par l’« habitus » de foi et même les actes, qui constituent la préparation imparfaite à la grâce, procèdent d’un habitus, car c’est l’habitus et non la motion qui élève l’homme au-dessus de sa nature4. Si la préparation à la grâce commence avec l’acte de foi et si l’acte de foi est impossible sans l’habitus de foi, qui est nécessaire aussi quant à la préparation parfaite ou imparfaite, toutefois pourquoi Thomas ajoute-t-il qu’à tout cela, « il faut présupposer un secours divin, par lequel Dieu meuve l’âme intérieurement »5? La réponse de Bouillard suit immédiatement sa question. Il nous faut la reprendre entièrement :

La préparation à la grâce est, comme nous l’avons expliqué, la coopération de l’homme à sa justification. C’est par un acte de son libre arbitre qu’il coopère à la grâce ou s’y prépare. Pour passer à l’acte, le libre arbitre, comme toute créature, a besoin de la motion du premier moteur. Mais il n’a pas besoin d’un habitus. Exiger un habitus pour le faire passer à l’acte, c’est lui ôter toute existence. Il faudrait un autre acte pour le préparer à recevoir cet habitus et

1 CG, p. 182.

2 Cf. Th., d’Aquin. Somme théologique, Ia IIae, q. 112, a. 2, ad. 1 ; Cf. CG, p. 182.

3 Cf. Th., d’Aquin. Somme théologique, IIIa, q. 85, a. 5-6 ; Cf. CG, p. 182.

4 Cf. CG, p. 189 ss.

ainsi de suite indéfiniment : le libre arbitre n’existerait plus comme pouvoir consistant ; sa notion serait détruite. On se prépare donc à la grâce par un acte libre accompli sous la motion divine, non par un habitus. L’habitus n’est pas ce par quoi l’homme se prépare, mais ce à quoi il se prépare et aussi ce par quoi Dieu le prépare. Il est vrai que la disposition ultime est l’effet de l’habitus, mais de celui même auquel on se prépare, non d’un autre qui lui serait présupposé1. A travers cette réponse qui manifeste la position de Bouillard sur la question dogmatique posée à Thomas d’Aquin, celui-ci nous amène comme le dit B. Lucchesi « à la frontière de la théologie fondamentale »2 avec à son cœur la préoccupation qui a toujours animé la vie et la pensée du jésuite, celle de la relation de l’homme et de Dieu dans le grand mystère de la coopération.

L’homme écrit Bouillard, se prépare par ses actes ; c’est Dieu qui le prépare par des habitus. L’acte de foi procède en même temps de l’homme et de Dieu : de l’homme en tant qu’acte libre, de Dieu [par l’habitus] en tant qu’acte surnaturel. Mais c’est comme acte libre qu’il constitue la préparation ou coopération de l’homme3.

Face à l’extrinsécisme de la théologie classique catholique d’inspiration thomiste pour sauver la gratuité de la grâce et du surnaturel, Bouillard par son investigation, parvient à un résultat qui revêt l’acte de foi posé par l’homme de son caractère libre et de la sorte dans un rapport de « coopération » à l’action surnaturelle de Dieu. Dans la relation de l’homme à Dieu, l’enjeu est donc double et non unilatéral comme dans la conception théologique classique de la « grâce » : D’une part, la capacité et la liberté de l’homme pour discerner et recevoir le « surnaturel » et d’autre part, la gratuité et la liberté du don de Dieu. Dans un monde moderne où la conception philosophique et scientifique de la liberté de l’homme n’est plus la même que celle aristotélicienne qui est sous-entendue à la conception théologique de saint Thomas, la conception de Bouillard est à même d’être au concert des débats de son époque. Sa pensée théologique ne se conforme pas à la conception du monde moderne, mais se rend apte au débat dans les mêmes termes et schèmes de penser.

1 CG, p. 194-195.

2 B., Lucchesi. Le mystère chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 32.

3 CG, p. 195. Ici il nous faut signaler pour sa pertinence, la réserve émise sur la position de

Bouillard par Y.-M., Congar dans son livre : La foi et la théologie, op. cit., p. 80. Pour ce dernier en effet, la question non entièrement éclaircie est de savoir ce qu’il faut entendre par surnaturel intrinsèque chez saint Thomas d’Aquin.

La réflexion théologique aujourd’hui, témoigne encore de l’éclairage scientifique qu’a apporté le travail de Bouillard dont le succès a davantage été perçu bien après son époque. A cet égard, J. Doré, percevant la pertinence de l’exercice herméneutique de Bouillard sur la pensée de saint Thomas en explique le résultat1 en ces termes :

Telle est donc la réponse de Bouillard à la double question qu’il a posée : tout homme [et tout l’homme] est naturellement orienté vers Dieu, habité par le désir de Dieu ; mais il n’a pas dans sa seule nature les moyens de rejoindre Dieu, même s’il peut parvenir à en affirmer conceptuellement l’existence. Lorsqu’elle viendra à sa rencontre, la révélation divine n’en exaucera pas moins en l’homme des capacités et des potentialités, tant d’action que de pensée, qui l’attendaient, l’appelaient et, inefficacement mais authentiquement cependant, l’y disposaient. C’est particulièrement net dans le cas de la pensée et de la réflexion. Si saint Thomas a pu lui, déployer une théologie qui lui permettait de comprendre pour son propre compte ce qu’il croyait, c’est en recourant à une philosophie élaborée, antécédemment, par les seules lumières de la raison : celle d’Aristote2.

Ainsi l’assertion à laquelle est parvenu Bouillard contredit le préjugé rudement tenu à son époque, et qui consiste à retrouver constamment chez saint Thomas d’Aquin, ou la scolastique des siècles suivants, et de nos jours encore, les mêmes types de problèmes qui en étaient l’objet, ainsi que « les mêmes réponses » exprimées à l’aide de « notions identiques »3. Aussi, soutient Bouillard,

« interprétés par ce préjugé, certains textes paraissent contradictoires ou erronés »4. C’est seulement à la lumière de la prise en compte des variations au cours de l’histoire, montre H. Bouillard, qu’on trouve une issue à cette perpétuelle méprise sur le thomisme. Il importe de se rendre compte que le langage et la pensée de saint Thomas proviennent pour une bonne part de la philosophie d’Aristote, qu’ils sont tributaires de la physique et de la métaphysique de cette philosophie grecque comme le dit notre auteur lui-même :

Cette influence a formé, en particulier, son explication de la grâce et les notions dont il use pour l’exprimer. Vu sous cet aspect, le concept thomiste

1 La formulation du même résultat de Bouillard qu’explique si amplement J. Doré est celle-ci :

« Par leurs formes et leurs habitus, tous les êtres sont inclinés vers ce à quoi Dieu les ordonne et les meut, afin qu’ils y tendent non pas forcés de l’extérieur, mais comme spontanément ». CG, p. 163-164.

2 J., Doré. « Théologie et philosophie chez Henri Bouillard », op. cit., p. 807-808.

3 CG, p. 211.

apparaît donc très différent des notions théologiques utilisées par les Pères de l’Église ou même par les modernes1.

La démarche méthodologique à la fois de description et de pénétration effectuée par Bouillard dans son étude des notions-clés de « conversion » et de « grâce » chez Thomas d’Aquin, lui a permis de faire remarquer et d’établir le lien étroit que le théologien doit maintenir entre la recherche historique et la réflexion voire, de façon générale, entre «histoire» et « penser » : « On remarque, affirme-t- il, ce qu’il y a de contingent dans les conceptions et les systèmes où s’incarne successivement la Parole divine »2. Pour Bouillard, entre la Parole divine et les éléments de réflexion théologique qui a pour objet de l’expliciter, il y a une réciprocité de relation : les éléments changeants (notions et expressions de langage) mettent en valeur la vérité inchangée ; et celle-ci exige et requiert l’emploi de termes et de schèmes nouveaux pour être et rester elle-même. Saint Thomas, par la structure de sa pensée, estime Bouillard, nous administre une double nécessité à propos de la pensée de la foi : d’une part, celle de l’importance, voire de la nécessité, d’un recours à la philosophie, donc à la rationalité naturelle, si l’on veut « comprendre ce que l’on croit » ; d’autre part, celle de la relative liberté qui est laissée au théologien de choisir le type de rationalité qui lui paraît le plus approprié dans son aujourd’hui. Ici se trouve, du point de vue qui nous occupe, le résultat de l’investigation de Bouillard, celui qu’on peut tirer de son exploration de la pensée de saint Thomas d’Aquin, et qu’il formule dans sa thèse en ces termes :

Pour maintenir dans de nouveaux contextes intellectuels la pureté d’une affirmation absolue, les théologiens l’ont spontanément exprimée en des notions nouvelles. Quand l’esprit évolue, une vérité immuable ne se maintient que grâce à une évolution simultanée et corrélative de toutes les notions, maintenant entre elles un même rapport. Une théologie qui ne serait pas actuelle serait une théologie fausse3.

Comme résultat de sa méthodologie, cette thèse est l’aboutissement d’une investigation menée avec abnégation de bout en bout sur l’œuvre de saint Thomas, mais elle mérite d’être remise dans son contexte et comprise pour elle-

1 CG, p. 213.

2 CG, p. 216.

même, pour ne pas être prise comme un « slogan absurde » ni lue à contresens comme cela a pu se faire en son temps avec la grande controverse à travers ce qui est appelé « l’affaire de Fourvière ». En effet, « on s’est étonné à bon droit, écrit K. H. Neufeld, que des hommes réputés théologiens aient pu faire à son sujet une telle erreur et provoquer un tel scandale. »1 Comment doit-on alors comprendre le résultat du travail bouillardien expressément formulé dans sa thèse ci-dessus citée ? Sa thèse voudrait-elle dire que d’après lui, comme certains le lui ont reproché, la vérité chrétienne serait toujours fatalement au moins mêlée d’erreur ?2 Comment se donne-t-elle à comprendre?