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Chapitre IV : Concept d’herméneutique en théologie

IV. 2.2.2 « Linguisticité » du principe herméneutique selon Fuchs

V.I. 2.1 Philosophie comme vérité de la religion

V.2 Philosophie comme « lieu théologique » selon Henri Bouillard

V.2.2 Pensée de Bouillard en référence à la philosophie de Blondel

V.2.2.2 Explicitation de la pensée de Blondel par Bouillard

Pour défendre Blondel du double soupçon porté sur sa thématique de

« l’hypothèse nécessaire du surnaturel », Bouillard invite à une bonne compréhension de la démarche du philosophe qui ne se constitue pas de deux mais de trois étapes, lesquelles correspondent respectivement aux troisième, quatrième et cinquième parties de L’Action3. Il explique qu’en premier lieu Blondel établit l’insuffisance de l’ordre naturel et l’inaccessibilité de la condition indispensable de son achèvement. Dans cette perspective, B. Lucchesi commente justement : « la dialectique de vie intérieure nous conduit inéluctablement à cette affirmation que, pour donner un sens et une valeur absolue à notre vie, quelque chose nous est nécessaire que nous ne pouvons saisir. »4 C’est dire que notre vie humaine n’a de sens que grâce à cette valeur absolue insaisissable et c’est là qu’habituellement on introduit l’idée du surnaturel comme nécessaire ou possible avec le dilemme qui en ressort alors : si le surnaturel est nécessaire, il n’est pas donc gratuit et s’il est possible, il n’est pas donc obligatoire. Sur ce point de dilemme, « l’originalité de Bouillard interprétant Blondel est de montrer que la nécessité ne se situe pas au niveau de l’idée du surnaturel, mais la nécessité est

1 Cf. M., Blondel. L’Action - Tome II  : L’action humaine et les conditions de son aboutissement, p.

520, 522-524.

2 B., Lucchesi. Le mystère chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 84.

3 Cf. BC, p. 82.

celle de l’exigence de la volonté qui dépasse son propre pouvoir »1. C’est pourquoi notre auteur parle de la « dialectique de l’indispensable inaccessible, ou du nécessaire impossible »2 qui introduit à la deuxième étape de la genèse de l’idée de surnaturel.

La deuxième étape de l’explicitation de la pensée blondélienne, consiste en ce que la valeur absolue seule capable et nécessaire de donner un sens à la vie correspond à l’idée du surnaturel, mais cette idée nécessaire porte sur le surnaturel qui n’a philosophiquement aucune détermination. D’où l’idée du surnaturel qui est indéterminée :

cette idée reste entièrement indéterminée, tant qu’elle ne s’offre pas à nous comme un objet dans l’histoire. Disons, en termes directs : nous pouvons comprendre de nous-mêmes que quelque chose nous manque pour donner un sens à notre vie ; mais nous ne saurions pas dire ce que c’est, si le Christ ne nous l’avait pas révélé3.

Selon Bouillard, c’est le rapport à la révélation comme histoire du salut qui permet de parler du surnaturel en termes de nécessité et de gratuité, car pour que la foi saisisse le don de Dieu, il faut que l’action de Dieu soit contingente, c’est-à- dire une initiative divine libre mais objectivée dans l’histoire.

C’est en effet, explique Lucchesi, seulement par la médiation d’un objet historique que Dieu peut devenir sujet, c’est-à-dire un être qui nous offre librement un amour que nous acceptons librement. C’est seulement par le Christ que Dieu se révèle et se communique. Le surnaturel n’est tel que s’il nous apparaît contingent. La révélation, la médiation, la rédemption ne peuvent être qu’une histoire. Et comme on ne déduit pas l’histoire, il faut dire que la dialectique philosophique ne nous fournit aucune idée positive du surnaturel. La notion qu’elle en procure ne peut être qu’indéterminée4.

La distinction entre surnaturel indéterminé et déterminé a manqué dans la pensée de Blondel et Lucchesi en explique la raison lorsqu’il écrit que

la philosophie, même rationaliste, a toujours plus ou moins accepté la nécessité du recours à l’expérience universelle. Mais elle a généralement refusé comme irrationnel le recours à l’histoire. C’est le cas en particulier, au temps où Blondel commençait à écrire. Le courant dominant était trop rationaliste encore, pour qu’on pût facilement et nettement concevoir que l’histoire même doit être intégrée dans la réflexion philosophique. Or il le fallait, pour qu’on

1 B., Lucchesi. op.cit., p. 35-36.

2 BC, p. 96.

3 B., Lucchesi. Le mystère chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 84.

admît franchement qu’une idée ayant droit de cité en philosophie ne pouvait se déterminer que dans un objet historique1.

Se trouve ici explicitée la raison pour laquelle la perspective blondélienne de la connaissance de l’homme concret en tant qu’esprit réel, par la logique de sa propre action, ne peut aboutir et reste inachevée, sans la référence à l’histoire, car l’esprit ne se connaît qu’en s’objectivant. C’est en cela que pour Bouillard, la voie de la dialectique concrète ne saisit qu’une idée nécessaire, mais « indéterminée ». Cette indétermination explique que l’idée du surnaturel qui est en l’homme reste une idée floue qui peut conduire celui-ci à l’idolâtrie ou au désespoir. D’où l’importance de la troisième étape de l’explicitation de la genèse du surnaturel.

Cette troisième étape fait comprendre l’« hypothèse nécessaire » du surnaturel elle-même. La question d’où part ici Bouillard est celle-ci : Pourquoi hypothèse et nécessité de l’hypothèse ?

La réponse qu’il apporte à cette question est que la justification du caractère nécessaire de l’hypothèse blondélienne, tient d’abord au fait que Blondel se réfère expressément aux

dogmes non point (…) d’abord comme révélés, mais comme révélateurs ; c’est-à-dire (pour) les confronter avec les profondes exigences de la volonté, et d’y découvrir, si elle s’y trouve, l’image de nos besoins réels et la réponse attendue. Il est [alors] légitime de les accepter, à titre d’hypothèses […]2.

Ensuite, le fait aussi que la vérité surnaturelle ne peut pas se formuler sans l’apport historique, permet de sauvegarder et la contingence du surnaturel et sa gratuité. Or, le caractère contingent et gratuit traduit la dimension hypothétique du surnaturel, tandis que le caractère expérimental de la saisie de l’objet dans l’histoire comme détermination signifie la dimension nécessaire de l’hypothèse du surnaturel. Par ailleurs, l’hypothèse du surnaturel est nécessaire, car l’analyse de l’action conduit le philosophe en présence de l’idée d’absolu, d’unique nécessaire, totalement indéterminée. C’est pourquoi, le philosophe de L’Action note de façon générale que

constitutionnellement pour ainsi dire, la philosophie, si elle veut être intégralement rationnelle, doit aboutir à reconnaître qu’elle est normalement incomplète, qu’elle creuse en elle et devant elle un vide préparé non seulement

1 B., Lucchesi, op. cit., p. 91.

pour ses découvertes ultérieures, et sur son propre terrain, mais pour des lumières et des rapports dont elle n’est pas elle-même et ne peut devenir l’origine réelle.1

A ce niveau, le philosophe indéterminé, selon Bouillard,

se trouve donc, par [l’idée d’absolu], placé devant l’alternative suivante : ou bien n’en rien dire, renoncer à la déterminer ; mais alors, il renonce aussi à achever sa philosophie ; ou bien accepter la détermination que lui offre la tradition religieuse. C’est le parti qu’a choisi Blondel2.

Enfin, la nécessité de l’hypothèse est dans le fait que pour pouvoir passer de l’indétermination de l’idée du surnaturel à sa détermination historique, l’esprit humain doit « en prendre conscience » et montrer la nécessité de ce passage3. Plus tard, Bouillard fera coïncider cette troisième étape avec « la nécessité d’accueillir la révélation positive de Dieu, si elle se manifeste au sujet à travers la prédication chrétienne »4, de telle manière que la deuxième étape invite à la foi de la raison qui est générosité du cœur, et la dernière nous ouvre à la foi théologale5.

Mais le problème que pose la distinction qu’opère Bouillard entre surnaturel indéterminé dans l’esprit humain et surnaturel déterminé dans l’histoire est que si l’idée de Dieu ou d’absolu ou encore d’unique nécessaire que le philosophe trouve au terme de sa dialectique est entièrement indéterminée, cependant, le nom de Dieu, que peut donner le philosophe à cette idée et par lequel il détermine cette idée, c’est à la religion qu’il l’emprunte, c’est-à-dire à une tradition, à une histoire. Ainsi, comme le fait remarquer Lucchesi en reprenant la pensée de Bouillard, quand le philosophe donne à l’Absolu le nom de Dieu, il se réfère à une histoire, qui est toujours une histoire religieuse et, au moins dans le cas du christianisme, l’histoire de la Révélation.6

De la sorte, le jésuite met en évidence « comment Blondel passe de l’idée indéterminée de l’Unique nécessaire à l’idée de Dieu que lui offre la tradition religieuse universelle »7. En résumé, pour Bouillard, « la philosophie affirme

1 Cf. M., Blondel. Le problème de la philosophie catholique.

2 B., Lucchesi. Le mystère chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 92. Cf. M., Blondel. L’Action..., op. cit., p. 350.

3 Cf. B., Lucchesi. Le mystère chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 93.

4 BC, p. 96. Cf. G., Fessard. « Une phénoménologie de l’existence ». RSR, 1935, 25, p. 316-318.

5 Cf. Ibid.

6 B., Lucchesi. Le mystère chrétien à l’épreuve de la raison et de la foi, op. cit., p. 92.

l’Absolu comme une source indéterminée. Le rôle de la religion est de déterminer l’Absolu »1. Il s’ensuit que la religion à laquelle se réfère notre auteur est celle du christianisme dont l’histoire est celle de la « Révélation ».

Rappelons que le motif principal de ce dialogue philosophico-théologique de Bouillard avec Blondel est l’établissement d’un rapport non-conflictuel entre la raison philosophique et la foi chrétienne, c’est-à-dire un rapport de consubstantialité en même temps que d’autonomie entre la philosophie et la théologie. Dans la perspective de la pensée blondélienne sur l’action humaine, ce rapport de consubstantialité s’établit donc par l’entremise de l’hypothèse nécessaire de l’idée de surnaturel qui est indéterminé philosophiquement et déterminé théologiquement sur la base de l’histoire du salut qu’est la Révélation. Ainsi, la pensée philosophique de M. Blondel

montre que la philosophie la plus autonome, par la logique de son mouvement rationnel, se porte d’elle-même au-devant du christianisme et, sans imposer la foi, pose inévitablement le problème religieux, sous l’aspect et avec les exigences du surnaturel chrétien. Considérant les dogmes non comme révélés, mais comme révélateurs, il les confrontait avec les profondes exigences de la volonté, afin d’y découvrir, si elle s’y trouve, l’image de nos besoins réels. Il entendait ressaisir le lien qui les rattache à la logique intégrale de l’action humaine, sans toutefois en affirmer la vérité intrinsèque. Par le jeu alternatif des énigmes philosophiques et des mystères chrétiens, il espérait à la fois apporter des lumières nouvelles à la philosophie et ouvrir les esprits au christianisme en dévoilant son sens humain. Ainsi pensait-il contribuer en philosophe à ‘’l’intelligence même du christianisme’’. Mais, par-là, il stimula aussi les théologiens à retrouver, au sein même de leur discipline, les voies de l’intelligence de la foi2.

Dans cette conception blondélienne exposée par Bouillard, le surnaturel ne se présente pas d’une manière extrinsèque comme dans la théologie classique, mais intrinsèque à la nature sans être naturalisé. La lecture que fait Bouillard de la pensée de Blondel telle que nous venons de la synthétiser, permet à notre auteur, vers la fin de son ouvrage que nous avons suivi3, et sous le titre significatif, « Philosophie et théologie », de porter un jugement d’ensemble sur l’œuvre blondélienne en ces termes : « La pensée blondélienne, sans cesser un instant d’être philosophique, a néanmoins un caractère théologique, de même que la

1 Ibid.

2 CC, p. 16-17.

pensée anselmienne, sans cesser d’être théologique, a aussi un caractère philosophique »1.

Sur ce point, parmi les nombreux théologiens du siècle présent qui épousent la pensée bouillardienne, nous pouvons citer en exemple Christoph Theobald qui, dans son analyse de L’Action, affirme justement que

cette nécessaire passivité [de l’inévitable et en même temps qu’inaccessible transcendance à laquelle aspire la vie humaine telle que le manifeste L’Action blondélienne à travers la volonté voulante et la volonté voulue] requiert une médiation salutaire, et c’est alors qu’apparaît la figure du “messie inconnu” et du “médiateur ignoré” : le discours se montre expressément christologique sans avoir besoin de prononcer le nom du Christ.2

C’est pourquoi, Bouillard à travers sa lecture de l’œuvre de Blondel comme d’un « geste philosophique [revêtant une] totalité signifiante »3 selon l’expression de Theobald, aboutit à un rapport de « consubstantialité » entre la philosophie et la théologie lequel rapport pose en définitive le jalon d’une herméneutique dans la logique de laquelle, la philosophie qu’il définit comme « compréhension de la vie humaine » se présente, sous la forme d’une hypothèse, comme un « lieu théologique ». La certitude de cette hypothèse est établie lorsque, d’Anselme et Blondel, notre auteur ira à la rencontre d’une autre pensée philosophique, celle d’Éric Weil.