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3.1 Les exemples et le regard de l’étranger

3.1.4 Les relations internationales

En 1958, même si Rudolf Gnägi (BE/UDC) réfute toute comparaison avec l’étranger, il reconnaît l’interdépendance croissante de la Suisse avec les pays étrangers34. Le « Sonderfall » helvétique, évoqué par la conseiller fédéral Ludwig von Moos (OW/PDC) lors de la même session, n’apparaît plus comme un blanc-seing. Et, en 1966, Werner Vogt (SO/PSS) de rappeler les interventions de deux conseillers fédéraux, Max Petitpierre (NE/PLR) et Friedrich Wahlen (ZH/UDC), favorables au suffrage féminin, qui ont mis en garde contre un isolement helvétique

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BSOAF, Werner Meister (BE/UDC), Conseil national, 19 mars 1958, p. 281. Même réflexion chez Jacques Chamorel (VD/PLS), Conseil national, 20 mars 1958, p. 295.

31 Gottlieb Duttweiler (ZH/AdI.) reconnaît, en revanche, une certaine mauvaise conscience : « Gleichzeitig habe ich

ein schlechtes Gewissen, wenn wir gewissen Weltentwicklungen überhaupt nicht folgen » (BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 391).

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Werner Vogt (SO/PSS), BSOAF, Conseil des Etats, 4 octobre 1966, p. 265.

33 BSOAF, Conseil national, 23 juin 1970, p. 456. A l’aube du scrutin de 1971, un journaliste de la Kölnische Rundschau estime que : « Die Argumente, die man hörte, waren erstaunlich ähnlich jenen, mit denen Schwarzenbach

sein Prozedere begründete : sie stammten samt und sonders aus Emotionen und Komplexen » (AFS, E 4001 (D), 1973/125, vol. 72, neue Vorlage, Presse, Pressestimmen vor der Abstimmung, Kölnische Rundschau, 26 juin 1970).

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dangereux35. Il cite, à la même occasion, les paroles du directeur du secrétariat des Suisses résidant à l’étranger : « Leider muss ich sagen, dass die Schweiz im Ausland an internationalen Prestige eingebüsst hat36 ». En effet, les commentaires de la presse étrangère deviennent de moins en moins indulgents, à l’exemple du journaliste du journal Die Welt, à l’issue de la votation négative de 1959. « Wir wollen dabei von einem groben bäuerlichen Egoismus absehen, aus dem die Frage enstand : Ja, wer soll denn kochen und das Vieh füttern, während wir Männer wählen gehen ? Das Frauenstimmrecht wurde abgelehnt aus Gefühlen, die tief im Unbewusstsein wurzeln und sich als männliche Minderwertogkeitskomplexe, Angstzustände vor einer gefürchteten Überlegenehit der Frau, Verärgerung über den Kampf der Frauenvereine gegen den Alkoholismus und für die und die Vorverlegung der Polizeistunden in den Wirtschaften, ferner schlechte Eheerfahrungen und ähnliches erweisen37 ». W. Gyssling énumère certains apsects mis en évidence par les parlementaires eux-mêmes dans les débats. La presse étrangère explique le refus helvétique, en 1959, principalement, par l’existence d’un sentiment défavorable envers le suffrage féminin38 et de motivations inconscientes39. La raison ne pouvant saisir ce refus, les explications sont recherchées dans l’inconscient et l’émotion. En ce sens, le regard étranger s’apparente à la stratégie des partisans du suffrage féminin. En définitive, il s’agit de cette même incompréhension étrangère, croissante envers la Suisse, déjà relevée par Alfred Borel (GE/PLR), concernant le refus d’un développement des mœurs et de la démocratie. Il semble que les parlementaires reconnaissent la disposition compréhensive de nombreux Etats pour le cas particulier helvétique40, mais ressentent malgré tout une pression, un regard interrogateur, et probablement de moins en moins indulgent, qui parfois appellent une explication. En 1951, Karl

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« Die beiden Aussenminister haben, der eine in der Presse, der andere im Parlament und im Fernsehen, auf eine zunehmende und durchaus ernst zu nehmende Gefahr der Isolierung unseres Landes aufmerksam gemacht. Die Schweiz steht mit Lichtenstein in Europa, ja fast in der ganzen Welt, als einziges Land da, in dem das Frauenstimmrecht nicht anerkannt ist » (BSOAF, Conseil des Etats, 4 octobre 1966, p. 266).

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Werner Vogt (SO/PSS) ajoute : « In seinen weiteren Darlegungen unterstrich er die von allen Rednern geäusserte Meinung, das fehlende Frauenstimmrecht in der Schweiz koste der Schweiz viel Goodwill » (Ibid.).

37 AFS, E 4001 (D), 1973/125, vol. 70, Pressekommentare, Département politique fédéral, information et presse, W.

Gyssling, Die Welt, 3 février 1958, p. 6.

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Selon René Gérard, « l’opposition est avant tout sentimentale, et le Suisse allemand, qui n’admet pas dans sa famille l’égalité des conjoints, n’est pas prêt à la reconnaître aux femmes et aux hommes sur le terrain politique » (AFS, E 4001 (D), 1973/125, vol. 70, Pressekommentare, Département politique fédéral, information et presse, La

libre Belgique, 4 février 1959, p. 2). 39

A la veille du scrutin de 1959, un journaliste libanais reproduit une enquête menée par Die Tat auprès de plusieurs psychologues et psychanalystes pour tenter de comprendre quelles sont les motivations inconscientes du citoyen suisse pour refuser le suffrage féminin, AFS, E 4001 (D), 1973/125, vol. 70, Pressekommentare, Département politique fédéral, information et presse, L’Orient, 2 février 1959, pp. 15 et 16.

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Urs Dietschi (SO/PLR) donne un exemple de la compréhension de l’étranger, en l’occurrence de l’Allemagne,

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Wick (LU/PDC) écarte ces doutes avec aplomb. Se référant à une encyclopédie de la politique, publiée en Allemagne, il affirme : « Sie sehen, dass man im Auslande die besondere Situation der Schweizer Frau, die das allgemeine politische Wahl- und Stimmrecht noch nicht besitzt, durchaus positiv zu würdigen weiss, […]41

». Les propos de Karl Wick mettent en opposition, comme cela arrive souvent, la situation effective des femmes suisses, qui ne semble pas si mauvaise, aux valeurs abstraites de la démocratie, qui, en l’occurrence, sont bafouées. Quoique cet acte soit plus imaginaire que réel, François Perréard (GE/PLR) imagine, en 1957, la situation inconfortable dans laquelle se trouve le défenseur des traditions historiques helvétiques face à des interlocuteurs ébahis. « Il nous est difficile de faire comprendre que cet état de fait repose sur des questions historiques, et est résulté d’une conception selon laquelle l’homme assure la défense du pays tandis que la femme assume le maintien du foyer42 ». Augustin Lusser (ZG/PDC) s’est plié avec témérité et succès à ce devoir de justification au Conseil de l’Europe43

. Celle-ci trahit néanmoins une ambiguïté et une contradiction desquelles les parlementaires ne paraissent pas toujours conscients : à l’abri des frontières helvétiques, les parlementaires répugnent à expliquer, voire à se justifier, ressentant cet acte comme une humiliation pour l’autonomie et l’indépendance nationales. Une fois franchies les frontières, l’étonnement et la curiosité exigent une explication qu’il s’avère parfois très difficile à formuler. Le repli orgueilleux et dédaigneux, qui semblent prévaloir à l’intérieur, s’évanouit à l’extérieur, et relativise fortement certaines convictions. Ces expériences somment également la Suisse à évoluer davantage en harmonie avec les institutions internationales qu’elle ne peut continuer à ignorer. Cette problématique débute dès 1945, avec la Charte des Nations Unies.

En 1945, Henri Perret (NE/PSS) se réfère à la Charte des Nations Unies dont plusieurs articles stipulent l’égalité entre femmes et hommes, notamment. « Nous pensons que si la Suisse voulait entrer dans la Société des Nations Unies, elle serait obligée tout d’abord d’accorder le droit de vote aux femmes44 ». Plusieurs parlementaires s’y réfèrent encore par la suite45. En 1966

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Cette encyclopédie se réfère aussi à la situation civile enviable des femmes suisses et reconnaît que les femmes elles-mêmes sont attachées aux traditions et ne demandent, pour l’instant, pas le droit de vote, BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 510.

42 AFS, E 1070, 1974/32, vol. 16, protocole de la Commission du Conseil des Etats, 8 juillet 1957, p. 7. 43

BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 273.

44 BSOAF, Conseil national, 6 décembre 1945, p. 730. Il cite les articles 1, 4 et 8 de la Charte.

45 Charles Primborgne (GE/PDC), BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 258 ; Werner Vogt (SO/PSS), BSOAF,

Conseil des Etats, 4 octobre 1966, p. 265. Alois Grendelmeier (ZH/AdI) explique : « Ich gebe dabei zu, dass wir nicht Mitglied sind, aber ich glaube, deren Urteil dürfte gleichwohl einen moralischen Wert haben » (BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 272).

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encore, le conseiller fédéral Ludwig von Moos (OW/PDC) balaie cet argument en garantissant l’indépendance helvétique46. C’était sans compter le tollé que provoquent les débats en 1969 concernant l’adhésion de la Suisse à l’ONU avec une réserve de taille : le suffrage féminin. Parler de pression serait une tautologie. Néanmoins, Ludwig von Moos ne perd pas son aplomb. « Der Bundesrat hat seinerzeit im Zusammenhang mit dem Bericht über die Konvention betreffend die Menschenrechte die Auffassung vertreten – eine Auffassung, die vermutlich von Ihnen allen geteilt wird – das Problem des Frauenstimmrechts sei unabhängig von dieser Konvention zu lösen47 ». Dernière affirmation de l’indépendance helvétique quelque peu dérisoire alors que tous les pronostics sont largement positifs.

En définitive, les expériences étrangères en matière de suffrage féminin, bien que mentionnées, ne paraissent ni déterminantes ni concluantes dans les débats. A défaut, elles rassurent dans la mesure où les affaires publiques demeurent entre les mains des hommes. Le regard des pays étrangers traduit un étonnement qui semble habituel. En effet, le « Sonderfall » helvétique est intégré et la Suisse ne fera jamais comme les autres, et si elle le fait, c’est toujours de façon temporellement décalée. Quant aux pressions, elles restent diplomatiques, c’est-à-dire d’une correction sans défaut. Les politiciens suisses se sont, cependant, soumis à la raison d’Etat48

en 1959, mais les citoyens ne les ont pas suivis. Les possibles pressions psychologiques venant de l’extérieur n’ont pas été ressenties ou volontairement ignorées pendant un certain temps. En fin de compte, il semblerait bien que les acteurs se soient entis en trop grand décalage avec les mœurs et la société qui évoluent. C’est finalement un sentiment intime d’inadéquation

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« Es scheint uns, die Einführung des Frauenstimmrechts sollte in unserem Lande vollständig in eigener Kompetenz und in eigener Beurteilung der Sachlage und der Argumente und ohne Seitenblick auf die Menschenrechtekonvention des Europarats behandelt werden » (BSOAF, Conseil des Etats, 4 octobre 1966, p. 268).

47 BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 278. 48

En 1957, les paroles de Markus Feldmann (BE/UDC) à ce propos sont éloquentes. « Der Bundespräsident [Hans Streuli] warf die Frage auf, ob der gegenwärtige Zeitpunkt zur Veröffentlichung der Vorlage geeignet sei. Er äusserte gegen dieses Vorhaben Bedenken. Ich vertrat folgenden Standpunkt: Der Bundesrat ist in seinen Entschlüssen heute nicht mehr vollständig frei. Er ist vor eine bestimmte politische Situation gestellt. Diese politische Situation beruht auf zwei Faktoren : Die Abstimmung von Volk und Stände über den Zivilschutz einerseits, die damit in Verbindung stehende Aktivierung der Bewegung für das Frauenstimmrecht anderseits » (Tagebuch 1956-1958, Band XIII/5,

Basel 2001, Samstag, den 16. Februar 1957. Persönliche Aufzeichnungen, p. 276). Il met déjà en exergue en 1926 l’importance de la prise en considération de la réalité dans les choix politiques, tout en égratignant Eduard von Steiger (BE/UDC). « Was von Steiger gestern abend [sic] wieder gelogen hat, geht auf keine Kuhhaut mehr. Seine Politik reduziert sich auf eine Advokatenkniffelei konservativer Observanz. Mich betrachtet er mehr oder weniger mitleidig als einen « Theoretiker » ; das mag bis zu einem gewissen Grade stimmen, aber meine Theorien fliessen aus einer Praxis, über die von Steiger trotz seines Grossratsmandates eben nicht verfügt. Ich muss immerhin aufpassen, dass ich mich nicht zum « Staatsanwalt » oder zum politischen Schulmeisterchen der Bürgerpartei entwickle », (Markus Feldmann, Tagebuch 1923-1939, Band XIII/1, Basel 2001, Samstag, den 6. November 1926, p. 93).

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entre les faits et les lois qui forcent à une modification urgente. Le regard extérieur, cependant, détient également une influence déterminante dans la mesure où l’intégration helvétique dans les institutions internationales dépend aussi de l’instauration du suffrage féminin. En 1971, les convictions des citoyens suisses étaient désormais en désaccord avec une tradition surannée. C’est tout autant la raison d’Etat que le développement culturel, qui a subi une influence puissante venant de l’étranger, qui a convaincu les Suisses à accorder aux femmes les droits civiques.