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4.5 Les jeux et stratégies politiques

4.5.2 L’embrigadement dans les partis

Bien que les parlementaires paraissent refuser tout opportunisme partisan, il est indéniable que la question de l’appartenance partisane des femmes se pose, comme l’a remarqué Karl Wick (LU/PDC). En dépit de la supposée homogénéité féminine, qui émane de cette féminité essentielle et sur laquelle les opposants aiment à fantasmer, les plus clairvoyants reconnaissent que les femmes s’intègreront tant bien que mal aux partis existants100

. Armand Droz (FR/PLR) estime, en 1951 : « Un apprentissage sera sans doute nécessaire, mais les partis s’en chargeront, car qu’elle le veuille ou non, la femme n’échappera pas à l’emprise des partis politiques et ne pourra, comme certaines se l’imaginent, constituer une force au-dessus des partis politiques. L’exemple de l’étranger est là pour nous en convaincre101

». Ce parlementaire dément, à sa façon, l’idée rassurante et commode de l’existence d’une homogénéité féminine102. Il s’agit donc bien

99 BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 266. 100

L’appel du « Schweizerischen Frauenkomitees gegen das Frauenstimmrecht » confirme cette optique. Le suffrage féminin met en danger la neutralité féminine dans la mesure où les femmes seraient embrigadées dans les partis existants, Appenzeller Zeitung, 26 janvier 1959, p. 7.

101 BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 514, 102

Affirmation opposée à celle de Karl Hackhofer (ZH/PDC) qui considère les femmes unies dans un groupe neutre ! « Die schöne, versöhnende Neutralität der Frauen, […], wäre schwer gefährdet » (BSOAF, Conseil national, 20 mars

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plus, pour certains, d’une redistribution naturelle des forces ; pour d’autres, la mise à disposition d’un nouveau vivier électoral semble promouvoir une lutte acharnée et sans merci entre les partis pour s’attirer les faveurs des femmes. Telle est l’impression de Karl Wick (LU/PDC), en 1958. « Haben wir einmal diese volle Gleichberechtigung, dann geht sofort der Kampf um den Einbezug der Frau in die Männerparteien los103 ». Cette image caricature au niveau politique la lutte des hommes pour la possession des femmes. Et c’est bien en ces termes grossiers et peu flatteurs que Karl Wick continue de déconsidérer l’intégration, ou plutôt le rapt, des femmes. Sa représentation de la féminité transparaît clairement à travers ses dires. D’abord, la femme ne reste femme que dans son intérieur ; si elle en est extraite, elle n’est plus femme, mais un être partisan et un objet de spéculation104. Ensuite, quoi qu’elle fasse, la femme n’a pas droit au chapitre : soit elle est sujet de la politique, soit elle en est l’objet105

. Dans les deux cas, elle demeure muette. Il apparaît clairement que Karl Wick préfère une femme sujette qu’une femme objet ; mais femme sans voix, elle demeure. En 1958, Karl Hackhofer (ZH/PDC) met lui aussi en garde contre la transformation de la femme en partisane. Alors que Karl Wick lui déniait toute possibilité et probabilité d’avoir une voix, Karl Hackhofer craint, lui, que la femme, en tant que telle, ne soit plus entendue. La femme aura bel et bien sa voix, mais elle ne sera que le jouet des partis106. Quoi qu’il en soit, Karl Wick affirme que l’être sexué est effacé par son appartenance à un parti. « Nicht die Frau als solche kommt zur Geltung, sondern der politische abgestempelte Bürger, sei er nun Mann oder Frau107 ». Alors même qu’il reconnaît que le glissement atteint également les deux sexes, la logique égalitaire de la démonstration disparaît dès lors qu’il focalise son attention sur la représentation politique des femmes. Car celle-là ne se réalise qu’au détriment de celles- ci108. Cette qualification réductrice étonne néanmoins venant de la part d’un représentant de citoyens. Mais cette opinion trahit une image de la femme qui perd tout crédit et crédibilité dans

1958, p. 285). Ce que démentent facilement les affiliations des femmes dans les différentes associations qui poursuivent des buts différents et dont les idéologies, les revendications et les actions sont parfois opposées.

103 BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 266. 104

« Die Frau hat sozusagen eine grosse vorpolitische Aufgabe zu erfüllen. Im Hause ist die Frau noch nicht Spekulationsobjekt der Parteien und kann so indirekt für die politische Verständigung mehr tun, als auf dem Felde der eigentlichen Politik, auf dem sie nicht als Frau wirken könnte, sondern nur als Parteimensch » (BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 521).

105 « Die Frauen werden mit dem Stimmrecht nicht Subjekte der Politik, sondern Objekte, mehr noch als bisher »

(BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 266).

106 « Die Frauen kommen nicht als Frauen zu Gehör, sondern als Vertreterinnen jener politischen Richtung, in der sie

stehen » (BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, p. 285).

107 Ibid., p. 265. 108

« Totale Gleichberechtigung von Mann und Frau auf politischem Gebiet geht auch hier auf Kosten der Frau, die im Falle dieser Gleichberechtigung nicht als Frau in Erscheinung tritt, sondern nur als Parteimensch » (Ibid., p. 264).

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un milieu qui est réputé ne pas être le sien. En effet, on peine à imaginer la disparition de l’homme, en tant que tel, derrière l’étiquette partisane ! Peut-être imagine-t-il le désarroi des femmes de pénétrer un milieu créé par et pour les hommes109. Très certainement craint-il la disparition des femmes, ce qu’il exprime de façon humiliante. « Angesichts der heutigen Situation besteht bei voller politischer Gleichberechtigung für die Frau nur die Gefahr, zu einem Mann zweiter Klasse degradiert zu werden (Heiterkeit)110 ». L’hilarité trahit bien le malaise qui s’empare des parlementaires face à ces assertions. Et bien qu’il reconnaisse que la vie partisane soit nécessaire à toute démocratie, il estime essentiel qu’une partie de la population, les femmes, en l’occurrence, demeure extérieure à la partialité des partis111

. Sa peur de la « sur- démocratisation » et de l’importance disproportionnée de l’Etat, au détriment de l’espace social, implique le sacrifice civique et politique des femmes. En 1958, lors des mêmes débats, Karl Hackhofer (ZH/PDC) relève encore une réalité, devenue problématique, à savoir que les femmes seront intégrées dans un système qui ne leur est pas initialement favorable112. Il insinue bien l’existence d’une réalité dichotomique, de l’existence d’un espace créé par les hommes, pour les hommes, qui semble plutôt défavorable aux femmes, surtout parce que les hommes semblent récalcitrants à les y intégrer. De façon moins virulente et humiliante que Karl Wick (LU/PDC), il met en évidence une des difficultés que les femmes auront à surmonter au moment d’entrer sur la scène politique, soit l’intégration dans des structures masculines. La revendication du suffrage féminin est aussi une réaction contre le manque de moyen de coercition dont les femmes disposent pour imposer leurs attentes et leurs besoins dans la société en général, plus particulièrement dans un domaine également dominé par les hommes : l’économie. Elles n’en sont donc pas à leurs balbutiements ; elles possèdent déjà une certaine expérience dans l’insertion et le début de partages dans des domaines auparavant réservés aux hommes. La crainte de la

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Selon Mariette Sineau, ce sont des « des structures [de pouvoir] conçues par les hommes et pour les hommes qui, en se retrouvant entre eux, n’ont jamais conscience d’exclure mais de travailler au bonheur du genre humain (femmes comprises) » (« Droit et démocratie », in : Georges Duby et Michelle Perrot (éd.), Histoire des femmes. Le

XXe siècle, p. 495). 110

BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 265. C’est avec une métaphore semblable que les féministes différentialistes décrivent les femmes en considération de ce qu’elles appellent l’échec de la théorie des féministes universalistes. « Pour être les égales des hommes, les femmes ont dû renier leur essence féminine et se faire de pâles décalques de leurs maîtres » (Elisabeth Badinter, XY. De l’identité masculine, op. cit., p. 44).

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« So nötig das Parteileben in der Demokratie ist, so nötig ist es auch, dass nicht das ganze Volk nur parteimässig abgestempelt ist. Der Ausschluss der Frau vom Stimmrecht ist eine wohltätige Korrektur gegenüber einer vollen Politisierung unseres Lebens » (BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 264).

112 « Ich möchte Ihnen nur noch sagen, dass wir der Schweizer Frau nach meiner Meinung mit der Eingliederung in

diesen von Männern aufgebauten und von Männern nach wie vor dirigierten Apparat keinen Dienst erweisen » (BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, p. 285).

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disparition des femmes, telles que décrites par les parlementaires cités, implique l’attribution d’un trait de caractère proprement féminin et largement répandu. Il s’agit de la représentation des femmes comme êtres sensibles, faibles, émotifs et sans défense face à un monde d’hommes violent et brutal. Mais aussi, et surtout, elle contient l’idée selon laquelle les femmes n’ont pas la force de caractère et ne possèdent pas de personnalité assez marquée pour s’imposer en tant que telles. Elles ne la possèdent que dans leur intérieur. Ce n’est que là qu’elles sont et demeurent réellement femmes. Cette vision est favorisée et défendue par les hommes qui semblent les protéger et les honorer dans leur foyer, alors qu’exposées à l’extérieur, le comportement masculin risque de se transformer à leur égard. Ces caractères féminins impliquent simultanément une autre idée dont les conséquences peuvent se révéler dangereuses en politique : la propension à être influencées. Werner Christen (NW/PDC) estime, en 1957 : « Die Parteien überschwemmen die Haushaltungen nicht nur massenhaft mit Stimmzetteln, sondern sie beeinflussen die Leute auch persönlich. Das ist natürlich keine Abstimmung mehr113 ». Selon lui, l’issue d’une votation dépend fortement de la façon dont les partis l’ont organisée, soit comment ils ont réussi à influencer les citoyens selon leur mot d’ordre. De ce point de vue, sa critique vise tout autant les femmes que les hommes, en faisant abstraction des préjugés concernant les possibilités de discernement des femmes. Bien que Werner Christen (NW/PDC) reconnaisse le caractère équitable de l’entière égalité des femmes au niveau fédéral, il craint une influence défavorable des femmes114. Probablement doute-t-il des capacités personnelles des femmes à se forger une opinion objective et indépendante, non manipulée par des groupes de pression spécifiques, comme les coopératives et autres associations défendant des intérêts particuliers. Et la participation d’un grand nombre de nouvelles citoyennes sous influence pourrait modifier l’orientation politique décidée par la majorité des hommes. Crainte évidemment illusoire de cette homogénéité féminine en politique ; crainte, aussi de perdre une suprématie politique masculine. Mais aussi aveuglement envers son propre sexe : les hommes sont autant sous influence que les femmes et leur esprit critique inné n’est pas toujours à l’œuvre.

En 1958, un seul partisan du suffrage féminin, Leo Lejeune (BL/PSS), prend la parole dans ce cas de figure. Son discours introduit une notion implicite, qu’il croit avoir reconnue dans la rhétorique des opposants, concernant l’hommage que les hommes rendent aux femmes. Selon cette idée, l’entrée des femmes en politique provoquerait une transformation du comportement

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AFS, E 1070, 1974/32, vol. 16, protocole de la Commission du Conseil des Etats, 8 juillet 1957, p. 13.

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des hommes envers les femmes, en ce sens qu’ils seraient épargnés de leur témoigner des égards. Non seulement les femmes sortiraient des attributions et de l’exercice de leur sexe, mais elles deviendraient également des concurrentes redoutables pour les hommes. D’où la probable disparition des égards envers les femmes. La déchéance féminine est également reconnaissable dans les paroles de Karl Wick (LU/PDC) lorsqu’il considère les femmes partisanes comme des hommes de seconde catégorie. Malgré ces dangers et ces craintes, Leo Lejeune prévoit le contraire. « Ich glaube, dass gerade in diesen kurz berührten Beziehungen die Frau noch mehr gewürdigt würde, […]115

». Hommage, reconnaissance et soutien aux femmes qui pénètrent une nouvelle sphère, inconnue, et dont la bonne intégration sera peut-être aussi dépendante de la prédisposition favorable des hommes à leur égard. Ces positions contraires sont la résultante d’opinions et de dispositions personnelles à chaque homme envers les femmes face à ce défi. Leo Lejeune (BL/PSS) remarque encore qu’il s’efforce de reconnaître l’individu malgré son appartenance à un parti. Il n’y aurait, par conséquent, pas de raison de ne pas procéder de même avec les femmes, de ne pas reconnaître la personnalité de chaque femme dès le moment où elle montrerait son appartenance politique. Quoi qu’il en soit, selon lui, un individu ne disparaît pas derrière l’étiquetage statique et réducteur d’un parti116.

L’exposé des dangers, supposés et imaginés, que signifierait l’accaparement des femmes par les partis et groupes de pression, reflète l’opinion des parlementaires sur l’activité politique. Ces arguments, utilisés principalement contre le suffrage féminin, aboutissent à une critique de la démocratie semi-directe en vigueur. Toutes les objections que les politiciens adressent à ce système émanent de l’expérience, c’est-à-dire du droit de vote exercé par les hommes. Par conséquent, elles s’adressent prioritairement aux hommes et à la façon dont ils utilisent ou non leurs droits, et finalement, à leur aptitude à rester intellectuellement indépendants et autonomes envers les partis, enfin, à leur capacité à se forger une opinion objective et neutre, dépassionnée, sur l’objet qu’ils sont appelés juger. Que ce soit le lieu adéquat et le moment judicieux ou non, les débats sur le suffrage féminin permettent aux parlementaires de formuler leur conception de la politique idéale, puis d’en faire une critique à l’aune des expériences masculines, pour enfin en tenir les femmes éloignées, sous prétexte que des abus sont commis et que les citoyens, en général, ne satisfont que très partiellement à ce que l’on attend d’eux. Certains parlementaires

115 BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, p. 287.

116 « Besonders bei meinen Kollegen von der konservativ-christlich-sozialen Fraktion lohnt sich heute dies Bemühen,

weil ich genau weiss, dass die Vertreter dieser Fraktion, die hier gesprochen haben, ja nicht die Meinung der geschlossenen Fraktion vertreten » (Ibid.).

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formulent ainsi une opinion négative concernant l’exercice des droits et des activités politiques. Jean-Jacques Cevey (VD/PLR) rappelle encore cette objection des opposants en 1970 où ils reconnaissent un danger à inciter les femmes « à se mêler au jeu des politiciens, ce terme étant bien entendu employé dans son sens le plus péjoratif ». Il estime qu’à l’exposé de ces craintes, « la bonne foi n’est pas toujours des plus évidentes117 ». Ce sont les opposants qui dépeignent une telle politique de laquelle il faut absolument protéger les femmes.