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4.5 Les jeux et stratégies politiques

4.5.5 Les femmes votent comme les hommes

Cette rhétorique se révèle très ambiguë puisque, d’une part, elle serait à même de rassurer ceux qui craignent un bouleversement institutionnel avec l’entrée en vigueur du suffrage féminin, mais, d’autre part, conforte les opinions de ceux qui démontrent l’inutilité du suffrage féminin ou le risque de dénaturation et d’inaudibilité des femmes par la et en politique. Cet argument est d’autant plus aléatoire qu’il repose sur des projections fondées sur les expériences faites à l’étranger. Mais justement, la situation helvétique étant incomparable, la contradiction réapparaît de façon frontale et irréductible.

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En 1945, Ernst Reinhard (BE/PSS), favorable au suffrage féminin, reconnaît d’emblée que la participation des femmes ne changera pas fondamentalement le cours et le contenu de la politique contemporaine. Il n’en escompte aucune amélioration notoire ni une péjoration, fait remarquable dans la mesure où il admet que les femmes ne sont pas des saintes152 ! Trois parlementaires favorables au suffrage féminin avancent des arguments censés rassurer quant aux effets du vote féminin, mais qui désarçonnent par leur trivialité et font même douter de leur positionnement favorable. A la lumière des expériences issues de l’étranger, Harald Huber (SG/PSS) estime, en 1951, que le suffrage féminin a fait ses preuves. Triste constatation à la considération de ces preuves : « Die Frauen haben mindestens so gut und nicht viel anders als die Männer gestimmt153 ». Quant aux opinions émises par Kurt Schoch (SH/PLR) et Frédéric Fauquex (VD/PLS) sur la participation des citoyennes et des citoyens, elles dénotent une profonde perplexité concernant les capacités de ceux-ci. Ainsi, le premier estime, en 1951 : « Es wäre bei den Frauen sicher so wie bei den Männern, dass – erfreulicherweise – ein relativ nur kleiner Teil wirklich aktiv am politischen Leben teilnähme, und wahrscheinlich würde dieser Teil bei den stimmberechtigten Frauen noch kleiner sein als bei den Männern154 ». Et le second, en 1957 : « Lorsque les femmes auront le droit de vote, je ne pense pas qu’il y aura quelque chose de changé ou d’amélioré dans l’orientation de notre politique fédérale. La façon dont les hommes font actuellement usage de leur droit de vote est déjà si scandaleuse que cela ne saurait empirer encore155 ». Aucune illusion n’est possible quant aux espoirs d’amélioration que fait miroiter le suffrage féminin. Que ce soit un argument stratégique ou une opinion personnelle, leurs positions respectives n’augurent pas d’un sentiment positif à l’égard du suffrage universel, femmes et hommes confondus156. En 1957, l’opinion de Xaver Stöckli (AG/PDC) est encore plus pessimiste, si cela est possible. « Die Erweiterung der Rechte in der Demokratie in dieser

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« Ich bin zwar nicht der Meinung, dass mit dem Frauenstimmrecht in wesentlichen Punkten eine Änderung des Charakters unserer Politik eintreten würde, wir wollen uns nicht etwa vormachen, als ob die Frauen Heilige seien, die, wenn sie ins politische Leben eintreten, einen ganz andern Zug hineinbringen können » (BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 733).

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BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 525.

154 BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 393.

155 BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 400. Harald Huber (SG/PSS) fait une prévision analogue, BSOAF,

Conseil national, 13 juin 1951, p. 525.

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Les critiques à l’encontre du suffrage universel peuvent être acerbes, comme le relève un journaliste qui pointe du doigt certaines vues antidémocratiques attribuées à Eugen Bircher (AG/UDC) : « Les curieux pourraient, en feuilletant la collection d’un journal argovien, retrouver une série d’articles qu’il y publia voici quinze ans et où il a fait une charge à fond contre le suffrage universel. Est-ce ce mépris du « populaire » qui l’a empêché de quérir les suffrages des électeurs argoviens ? » (AFS, J. 1. 106, 1969/42, vol. 4, [Eugen Bircher] Presseausschnitte, La Suisse, lundi, 29 décembre 1924, N° 364, p. 1).

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Richtung kann uns nicht einer bessern Zukunft entgegenführen157 ». Il relève l’inutilité du suffrage féminin puisque, comme l’a démontré le Message du Conseil fédéral, 90% des femmes et des hommes vote pareil. Il préconise dès lors une seule et même voix comme voix de la famille158. Evidemment, la voix est et sera masculine, mais peu importe au fond, puisque c’est la même ! Est-ce vraiment la même, la voix politique serait-elle donc asexuée ? Evidemment pas, la voix politique est masculine par essence et par définition, d’où la crainte de la désexualisation de la voix des femmes en politique, voire de la sexualisation de la politique, et, au-delà, de la confusion des sexes dans la société. Il réduit finalement la complexité de la problématique à cet épitaphe lapidaire : « Warum kompliziert, wenn es einfach auch geht !159 ».

La simple constatation, fondamentalement rassurante, confirmée par les expériences étrangères et mise en évidence par les Messages du Conseil fédéral160, que l’entrée des femmes en politique ne s’accompagnera pas d’un souffle révolutionnaire, incite certains parlementaires à traiter d’illusions les avantages énumérés par les partisans. Encore faut-il différencier les illusions des attentes que certains parlementaires expriment à l’égard des femmes si elles avaient le droit de vote. La différence se révèle souvent infime ; la caractérisation d’illusion, de ce que les parlementaires favorables semblent en attendre, est cependant une forme rhétorique et euphémistique utilisées par les adversaires du suffrage féminin. En effet, pour ceux-ci, le suffrage féminin n’entraîne aucune modification de la relation des forces politiques, dans le meilleur des cas, ou une détérioration de celles-ci et une modification incertaine des relations entre les sexes, dans le pire des cas. Ainsi, mieux vaut s’abstenir que de réaliser un changement inutile ou d’envenimer des relations déjà complexes, mais domptées par l’habitude et le confort. Certains aiment à rappeler que les injustices endurées par les femmes ne se résolvent pas grâce à un bulletin de vote. Leur cercle d’influence se situant à un niveau rhétorique et spatial différent, et

157 BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 393.

158Anne Verjus démontre les origines du vote familial sous l’Ancien Régime. « Nous pensons qu’il n’y a pas de

pensée de la femme « en soi », supposée inférieure aux hommes comme pure catégorie « naturelle » (i.e. définie par son appartenance sexuelle) et pour cela exclue de l’humanité, mais une pensée qui englobe les hommes et les femmes dans une relation socio-naturelle dont le sens est dépendant d’une entité supérieure qui, les dépassant, ne serait pas l’humanité mais la famille. C’est-à-dire non pas un ensemble d’individualités interchangeables, mais au contraire une unité hiérarchisée composée d’êtres différents par nature et par destination » (Anne Verjus, Le cens de

la famille. Les femmes et le vote, 1789-1848, Paris 2002, p. 21). Voir aussi Anne Verjus, « Le suffrage universel, le

chef de famille et la question de l’exclusion des femmes en 1848 », in : Alain Corbin, Jacqueline Lalouette, Michèle Riot-Sarcey (sous la direction), Femmes dans la Cité, 1815-1871, Grâne 1997, pp. 401-413.

159 BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 393.

160 Jean-Pierre Dubois (NE/PdT) rappelle en effet : « Les deux messages insistent également beaucoup sur le fait que

la présence des femmes dans les isoloirs ne modifierait pas considérablement les décisions du peuple suisse et en conséquence nos institutions » (BSOAF, Conseil national, 23 juin 1970, p. 450).

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les femmes ne formant pas un corps politique homogène, elles ne détiendront jamais le pouvoir de persuasion nécessaire pour imposer la réalisation d’une revendication féminine. Quoi qu’il en soit, l’illusion comporte en soi quelque chose de positif et de novateur, tendus vers l’avenir, un certain idéalisme juvénile161.