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Les deux guerres mondiales, épisodes exceptionnels et dramatiques, participent de façon intense à la visibilité des femmes. Elles ont remplacé les hommes mobilisés et se sont spontanément engagées dans le service civil d’aide. Prétendre que les années de guerre favorisa la reconnaissance civique des femmes est osé. Certes, les parlementaires reconnaissent de concert l’engagement désintéressé des femmes. Certains en induisent la problématique de la récompense, la reconnaissance masculine envers l’engagement des femmes ne suivra pas sous la forme du suffrage féminin. Le gouvernement refuse de l’instaurer de façon volontariste et « autoritaire », propose une mise en consultation en 1959, seulement, et les citoyens suisses ne l’accorderont qu’en 1971, soit 26 ans plus tard. La neutralité helvétique a épargné le pays des ravages de la guerre et lui a permis de restaurer et poursuivre un état précédent la guerre. Georges Moeckli (BE/PSS) l’a parfaitement exposé en 1951. « Disons aussi que notre indifférence, voire notre opposition à l’égard d’une revendication parfaitement légitime et justifiée doit être attribuée à notre avis, pour une bonne part, au fait que nous n’avons subi que les remous des deux grands cataclysmes de 1914 à 1918 et de 1939 à 1945. […] Chez nous, passée la grande frayeur d’être entraînés dans la tourmente, nos habitudes psychologiques de calme, de lente continuité, de stabilité, de sécurité, avec leurs avantages indéniables ont repris fortement le dessus et se sont traduites par le retour – […] – aux formes et aux usages précédents de la démocratie avec ses lenteurs mais aussi sa sagesse proverbiale114 ». Les guerres mondiales, en soi, ne favorisent pas l’instauration du suffrage féminin ; elles forcent, cependant, la prise en considération de la présence incontournable des femmes dans tous les domaines de la société.

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3.6.1 L’engagement des femmes

Armand Droz (FR/PLR) le reconnaît, en 1951 : « Il est indéniable que les deux guerres mondiales ont apporté dans la vie publique des citoyens, même ceux dont les pays sont demeurés en dehors des conflits, des modifications importantes qui se sont traduites pour les femmes par des charges accrues et des devoirs nouveaux115 ». Et en 1957, Ernst Vaterlaus (ZH/PLR) aboutit à la même constatation. Il faut en chercher la raison dans l’obligation pour les femmes de remplacer, dans tous les domaines, les hommes mobilisés116. De manière générale, les parlementaires louent l’engagement volontaire et désintéressé des femmes, que ce soit dans l’économie ou dans le service civil. Cet aspect reconnu avec gratitude en induit cependant un autre dont les conséquences peuvent paraître imprévisibles. « Herr Präsident Aeby [FR/PDC] hat in seiner Eröffnungsrede der gegenwärtigen Session am 3. Dezember im Nationalrat auf die Bedeutung der Rolle der Frau in den vergangenen 6 Kriegsjahren hingewiesen. Er hat dabei gezeigt, dass die Frau auch im Militär, wenn ich so sagen darf, ihnen « Mann gestellt hat ». So bleibt uns einzig das Problem zu lösen, der Frau auch die politischen Gleichberechtigung zu geben117 ». Les femmes sont capables de remplacer les hommes dans la plupart des circonstances, et elles le font tout aussi bien, si ce n’est mieux qu’eux. Perspectives alarmantes pour l’invulnérabilité et l’unicité masculines. D’autant plus que les femmes refusent rarement de le faire, comme le reconnaît Ernst Reinhard (BE/PSS), en 1945. « Wir dürfen anerkennen, welch gewaltige Arbeit die Frau zu Stadt und Land geleistet hat und wie froh wir waren, dass die Frau nicht sagte : Das ist Männerarbeit, die tue ich nicht, sondern dass die Frau selbstverständlich als Kameradin an die Seite des Mannes getreten ist und härteste Arbeit geleistet hat118 ». Les femmes sont disponibles, prêtes à s’engager sans compter pour une cause qui leur paraît juste malgré (ou justement à cause de ?) l’éloignement des tâches attendues d’elles dans leurs occupations coutumières. En 1951, Harald Huber (SG/PSS) martèle que grâce à l’engagement des femmes, l’activité économique s’est maintenue à un haut niveau, et il prédit que, dorénavant, les femmes seront davantage présentes dans tous les aspects de la vie119. Que les femmes soient sous-payées

115 BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 513. 116 BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 390.

117 Hans Oprecht (ZH/PSS), BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 722. Le conseiller fédéral Ludwig von

Moos (OW/PDC) utilise cette expression en 1970, BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 279.

118 BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 734.

119 « Denken Sie an die Kriegsjahren zurück, wo es die Frauen gewesen sind, die durchgehalten haben, wo ohne die

aktive Mitarbeit der Frau wahrscheinlich das ganze Getriebe in der Schweiz zwar vielleicht nicht stillgestanden, aber doch ganz wesentlich gebremst worden wäre. Die Männer waren im Dienst, die Frauen zu Hause. Aber die Frauen waren auch nicht nur zu Hause, sie haben sogar militärisch ihre Pflicht erfüllt in allen möglichen Bezirken, und wir

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ou non, qualifiées ou non, Luc Capdevila et ses collègues estiment que « les guerres ont été l’occasion du développement du salariat et d’un recul du bénévolat féminin120

». Bien que cette nouvelle situation extraordinaire ait été ressentie comme temporaire, elle « ancrait dans les habitudes l’idée de l’interchangeabilité des hommes et des femmes au travail121

». Par conséquent, ils remarquent qu’il peut survenir un « brouillage identitaire », « proche de l’inversion » lorsqu’une femme peut remplacer un homme, quel que soit d’ailleurs le type de substitution122.

3.6.2 Le service civil

Cet engagement ne se limite pas à l’activité économique, mais déborde sur un autre domaine, celui-là masculin par excellence : l’activité militaire, comme le remarque Alois Grendelmeier (ZH/AdI.). « Selbst in militärischen Dingen ist dies der Fall. Im Mobilmachungs- und Kriegsfall werden, wie wir erfahren haben, die Frauen ebenfalls zum Dienst herangezogen und im Kriege selber wird es keine Unterscheidung geben, wenn es ans Sterben geht. Die Bomben machen keinen Unterschied123 ». Le service actif ou le service d’aide des femmes agissent comme des euphémismes, rhétorique toute féminisée, quand certains parlementaires s’expriment en termes à connotation très masculine. Le conseiller fédéral Markus Feldmann (BE/UDC) cite le conseiller fédéral Giuseppe Motta (TI/PLR) qui parle, en 1939, d’ « organisation militaire » et Heinrich Heer (GL/Dém.) de « service militaire des femmes124

». La guerre, même maintenue à distance, comme en Suisse, concerne et cause de la souffrance à toute la population, sans exception. Les femmes sont désormais inclues dans le système guerrier ; elles y participent, malgré elles, et, là aussi, partagent toujours davantage les mêmes aléas que les hommes. Cette absorption contraignante anéantit du même coup la relation historique entre la

sehen voraus, dass das in Zukunft viel mehr der Fall sein wird » (BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 523). Erich Ullmann (TG/UDC) relève encore en 1970 l’important engagement économique des femmes pendant la guerre,

BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1970, p. 400.

120 Luc Capdevila, François Rouquet, Fabrice Virgili, Danièle Voldman, Sexes, genre et guerres (France, 1914- 1945), Payot 2010, op. cit., p. 230.

121 Ibid. 122

Ibid., p. 214. Bien que l’expérience française ait été très différente de l’expérience helvétique, il est intéressant de suivre le développement de ce concept de brouillage identitaire par les auteurs. En effet, ils mettent en parallèle la découverte et l’apprentissage par les blessés et les mutilés de guerre de leur faiblesse biologique et physique, caractéristique auparavant seulement attribuée aux femmes.

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BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 533.

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capacité à porter les armes et les droits politiques125. Harald Huber (SG/PSS) estime, en 1951, que cet argument, brandi par certains opposants, perd de son impact dans la mesure où il est possible que, tôt ou tard, l’obligation du service militaire pourrait être élargie aux femmes126

. Le conseiller fédéral Ludwig von Moos (OW/PDC) s’y réfère encore en 1970. « Nun müssen wir allerdings sagen, dass in dieser Beziehung heute keine rechtliche, kein zwingende Bindung mehr besteht, und den vielen Frauen, die schon oft, beispielsweise während des vergangenen Weltkrieges, aber auch in anderen Fällen, ihren Mann gestellt hat, soll nicht heute mit dem Hinweis auf die Wehrfähigkeit das politische Recht vorenthalten werden127 ». La femme guerrière, cependant, heurte encore passablement les sensibilités comme étant une réalité contre- nature. Heinrich Heer (GL/Dém.) exprime son malaise en donnant l’exemple de la Russie qui prépare ses femmes aux activités militaires au front. « Das ist eine krasse Missachtung der Sendung der Frau, die dazu da ist, Leben zu schenken und nicht solches zu vernichten128 ». En revanche, l’activité des femmes au sein du service civil, tel qu’il a été instauré en Suisse, est saluée par tous les parlementaires, et surtout par Ernst Vaterlaus (ZH/PLR) qui était à la tête d’environ 25 000 femmes pendant trois ans et demie129

.

3.6.3 La récompense

La reconnaissance unanime de l’engagement exemplaire des femmes pendant les deux guerres introduit la problématique de la reconnaissance. Faut-il récompenser les femmes ou ont-

125 Charles Primborgne (GE/PDC) estime : « La dépendance que d’aucuns, au sein de notre population, croient

discerner entre les droits civiques et le service militaire n’est juridiquement pas fondé. Il n’existe aucun lien entre les deux choses » (BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 260). Il le rappelle encore plus loin : « le service militaire, n’étant pas un devoir politique, n’est pas lié au droit de vote » (BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, pp. 303 et 304). Le Message explicite quant à lui : « Il est exact que la plupart des cantons ont supprimé, déjà avant 1848, le lien juridique entre le service militaire et l’exercice des droits politiques et ce lien n’a jamais existé dans l’Etat fédératif ; […] » (Message du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur l'institution du suffrage féminin en matière

fédérale (Du 22 février 1957), p. 768). Ernst Vaterlaus (ZH/PLR) reconnaît que ce lien ait pu exister par le passé,

mais est devenu sans objet à l’époque des débats, BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 391. Bien que le lien entre service militaire/capacité de porter les armes et droit de vote soit largement répandu dans la population, il ne constitue qu’un argument très modérément utilisé par les parlementaires contre le suffrage féminin, étant donné que ce lien n’est pas explicitement établi dans la législation.

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BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 523.

127

BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 279.

128 « Was ich als eine Verletzung fraulicher Würde empfinde, ist die Ausbildung und der Einbezug der Frau zum

eigentlichen Frontdienst, […] » (BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 403). L. Capdevila et ses collègues remarquent que l’engagement des femmes dans les tumultes guerriers était ressenti comme scandaleux. « En sortant du rôle que l’on attendait d’elles en temps de guerre, elles paraissaient également refuser la sexualité conjugale, seule autorisée » (Sexes, genre et guerres, op. cit., p. 292).

129 « Frauen in leitender Stellung der FHD haben für unsere Armee und für unser Land ganz Hervorragendes

geleistet. Ebenso wertvoll und notwendig war die Mitarbeit der Frauen im zivilen Hilfsdienst. […] Schliesslich müssen wir all der Frauen gedenken, die während der Abwesenheit des Gatten im Aktivdienst für Familie und Geschäft sich einsetzen mussten » (BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 390).

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elles simplement fait leur devoir ? Et si oui, comment les remercier ? La première question soulève déjà quelques remous dès 1945. « Herr Bundespräsident von Steiger hat erklärt, die Frau habe in der Kriegszeit nur ihre Pflicht getan. Nein, Herr Bundespräsident, sie hat mehr als nur ihre Pflicht getan130 ». Les femmes ont réalisé davantage dans la mesure où elles ont pris des responsabilités qui incombaient normalement aux hommes tout en continuant à assumer leurs activités antérieures. Début du double, voire du triple emploi. Elles ont, en quelque sorte, outrepassé leur domaine d’activités traditionnelles. Et cependant, la nation n’en attendait pas moins d’elles131

. Mais la façon dont les femmes elles-mêmes considèrent leur engagement est sujette à des interprétations opposées. En 1945, Ernst Reinhard suggère que les femmes veulent être récompensées par le suffrage féminin. « […], wir haben eine Frauenpetition vor uns, die in grosser Noblesse verschweigt, was die Frauen während des Krieges geleistet haben, die nach dem Zeugnis des Herrn Bundespräsidenten nicht jetzt den Wechsel präsentieren und erklären : So viel haben wir gearbeitet und so wollen wir belohnt werden132 ». A contrario, le conseiller fédéral Eduard von Steiger (BE/UDC) remercie les représentantes de l’ASSF, « dass sie bei der Darstellung der Verhältnisse mit keinem Wort darauf angespielt haben, was das Schweizervolk den Frauen während des Weltkrieges zu verdanken hat, und dass wir hier diese Frage unabhängig von dieser Dankesschuld ruhig diskutieren dürfen133 ». A la question de savoir si les femmes ont mérité le suffrage féminin en regard de leur engagement pendant les guerres, certains parlementaires répondent par l’affirmative134. L’idée de la dette de reconnaissance est encore puissante en 1945 puisque le conseiller fédéral Eduard von Steiger (BE/UDC) affirme que, si un rapport est demandé, « so geschieht das nicht nur aus Dankesschuld, sondern auch aus einem Gefühl der Loyalität135 ». Il répète une fois encore ces sentiments à la fin de son discours. Il n’est pas anodin que la question du suffrage féminin soit discutée au Parlement au sortir de la guerre. Les partisans estimaient probablement que ce sentiment de loyauté et cette dette de

130 E. Jakob Kägi (ZH/PSS), BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 731.

131 C’est également l’opinion de Heinrich Heer (GL/Dém.). « Ich meine dabei [Militärdienst der Frau] nicht die so

überaus verdienstvolle Tätigkeit des FHD, dessen Aufgabe es ist, dienstpflichtige Männer für militärische Zwecke im engern Sinne frei zu machen, und vor allem auch sozial tätig zu sein » (BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 403).

132 BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 734. Cette pétition est intitulée « Zur Orientierung über das

Frauenstimmrecht, herausgegeben vom Schweizerischen Verband für Frauenstimmrecht », 1945, AFS, E 4001 (C), 1000/783, vol. 133.

133 BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 738.

134 Erich Ullmann (TG/UDC) et Emil Wipfli (UR/PDC), AFS, E 1070, 1974/32, vol. 16, protocole de la Commission

du Conseil des Etats, 8 juillet 1957, resp. 9 et 15 ; Erich Ullmann (TG/UDC), BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 400.

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reconnaissance auraient pu être propices à l’avancement de leur cause. Quoique le postulat de Hans Oprecht (ZH/PSS) ait effectivement été adopté par le Conseil national136, la résolution du problème stagne à nouveau pendant un certain nombre d’années. Et les débats des années 1950 démontrent encore (ou à nouveau) de puissantes résistances. Ce sentiment de dette pouvait effectivement être très présent en 1945, mais elle s’atténue rapidement par la suite, avec le rétablissement d’une situation sociale et personnelle normalisée.

Finalement, si l’accroissement de la visibilité des femmes dans la société et l’économie, et leur engagement pendant les guerres n’ont pas réussi à surmonter les obstacles contre le suffrage féminin, seul un changement de génération peut le faire.