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2.1 La démocratie

2.1.2 La dignité

La majorité des arguments issus de la presse considèrent le suffrage féminin comme un parachèvement du principe de dignité humaine, selon lequel l’être humain doit être considéré comme une fin en soi36. D’une part, le suffrage féminin assied la dignité ontologique des femmes,

36 Par exemple, la Gazette de Lausanne parle de la « dignité de citoyenne » (Gazette de Lausanne, « Suffrage

féminin » par Pierre Béguin, n° 1, 3-4 janvier 1959, p. 1). Pour Anne-Marie Burger, l’accession aux droits civiques signifie « entrer dans un monde où elles [les femmes] seront haussées à une nouvelle dignité » (Journal de Genève, « Si l’homme refuse à sa moitié le droit de vote, ce n’est pas pour les motifs qu’il affiche… », 5 mars 1960, p. 12. Dans l’Appenzeller Zeitung, le pasteur J. Zolliker considère, désormais, l’absence du suffrage féminin comme une « Herabwürdigung und Geringschätzung » des femmes (Appenzeller Zeitung, « Warum ich nicht mehr « Nein » stimmen kann », par J. Zolliker, de Rehetobel, n° 27, 3 février 1971, p. 6.

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et, d’autre part, il complète celle-ci en lui accordant une dignité politique37

. Certains auteurs lui accordent donc une finalité métaphysique alors que d’autres, la majorité, le considèrent comme un perfectionnement d’une des composantes essentielles de la philosophie politique à l’origine de la démocratie. Le suffrage féminin, simple mécanisme démocratique pour certains38, relève, pour d’autres, des attributions ontologiques des êtres humains.

Les arguments issus des débats parlementaires mettent clairement en évidence la différence entre dignité essentialiste et universaliste. Les opposants se placent résolument du côté de l’acceptation essentialiste. Un membre de la Commission constituante du canton du Tessin, Cattaneo, estime que l’introduction des femmes en politique porterait préjudice à la dignité des femmes39. Dans le même ordre d’idées, Karl Wick (LU/PDC) estime que le suffrage féminin dépouille les femmes de leur dignité. « Die Frau müsste durch das Herabsteigen in die politische Arena von ihrer eigentlichen Aufgabe als Frau und Mutter abgelenkt werden, und sie würde – ich sage das, auch wenn darüber gespöttelt wird – ihrer eigentlichen fraulichen Würde entkleidet40 ». Par conséquent, les rôles d’épouses et de mères déterminent le sexe féminin qui acquiert toute sa dignité par l’entremise de ces rôles41

. Hors de cette sphère féminine, les femmes perdent leur dignité et leur intégrité féminine dans la conception dualiste de Karl Wick (LU/PDC). Dans le même débat, Leo Lejeune (BL/PSS) explicite la pensée des opposants en y apportant une précision. Il estime que la capacité à prendre des responsabilités en politique est précisément ce qui détermine la dignité humaine. « Ich glaube, dass wir uns in diesem Punkte ganz bestimmt einigen könnten und dass deshalb auch nicht richtig ist, einfach zu sagen, die Würde der Frau könne – im Unterschied zur Würde des Mannes – nur dadurch erhalten und geschützt werden,

37 Geneviève Fraisse définit également ces deux types de dignité : dignité de l’être humain et dignité de l’exercice

d’une fonction, Muse de la raison, op. cit., p. 263.

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Telle est l’opinion de Karl Wick (LU/PDC) : « Aber es handelt sich beim Frauenstimmrecht ja nicht, wie Herr von Roten behauptet, um ein solcher Naturrecht, um ein Postulat höherer Legitimität, es handelt sich um ein blosses politisches Entwicklungsprinzip, um eine Zweckmässigkeitsfrage, über die man in guten Treuen verschiedener Auffassung sein kann » (BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 519).

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AFS, E 1, vol. 115, Il Dovere, 2 août 1921, s. p. Cattaneo propose un droit de vote limité, au niveau communal, et l’éligibilité des femmes.

40 BSOAF, Karl Wick (LU/PDC), Conseil national, 19 mars 1958, p. 270.

41 Dans le même ordre d’idées, Fabienne Malbois et Magdalena Rosende soutiennent que « ce n’est pas parce

qu’elles sont des femmes que ce sont les femmes qui effectuent les tâches domestiques ; au contraire, elles sont des femmes parce qu’elles réalisent les tâches domestiques », « Peut-on être chirurgienne dans être une femme ? Peut-on être une agricultrice sans être un agriculteur ? » (« Peut-on être chirurgienne sans être une femme ? Peut-on être une agricultrice sans être un agriculteur ? », in : Swiss Journal of Sociology, 31 (3) 2005, pp. 509 et 510). Regula Argast rappelle que l’insertion des femmes dans le foyer et la famille est la principale justification de l’exclusion des femmes de l’activité politique, Regula Argast, Staatsbürgerschaft und Nation, Göttingen 2007, p. 87.

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dass man sie von der Politik fern hält42 ». Ici, les femmes forment un groupe ontologique distinct de celui des hommes ; la définition de leur dignité et les valeurs qui l’établissent sont différentes de celles des hommes. Cette acceptation repose sur la philosophie de Fichte ; il estime que « la femme affirme (et garde) sa dignité d’être humain en devenant un moyen (celui de satisfaire l’homme), en cessant d’être sa propre fin, ce qu’elle fait en toute liberté43

». Selon Geneviève Fraisse, la femme ne saurait reconnaître son instinct sexuel ; elle en perdrait sa dignité. Par conséquent, « cette dignité de la raison impose à la femme de devenir moyen, ce qui est le « moyen de sa propre fin »44 » . Finalement, la dépendance de la femme l’empêche d’être citoyenne et la contraint à déléguer à l’homme sa représentation. Non seulement la dignité des femmes et celle des hommes sont distinctes, déterminée par les caractéristiques sexuées, mais les hommes ont aussi le devoir de protéger la dignité des femmes, menacée par la pratique politique. Ainsi, les femmes ne jouissent pas d’une dignité intrinsèque, composante élémentaire de leur humanité. Leur dignité est définie par leur sexe et à la merci des hommes qui disposent du pouvoir de la leur reconnaître ou de la leur refuser.

Le président de la Confédération, Eduard von Steiger (BE/UDC), refuse, quant à lui, le débat concernant la dignité. « Das Stimmrecht ist nicht eine Frage der Würde. Die Schweizerfrauen haben einen solchen Einfluss auf das öffentliche Leben, seien sie verheiratet oder nicht, und sie haben durch ein undefinierbares geistiges Miterleben auf allen Gebieten schon heute eine derartige Rolle gespielt, dass es vollständig falsch wäre, hier den Ausdruck Würde zu gebrauchen45 ». Etonnant tour de passe-passe. Sortie de la guerre, la Suisse reconnaît l’engagement des femmes pour le bien du pays, donc son dévouement pour la patrie au même titre que les hommes. Ce don, cependant, n’induit pas le suffrage féminin, pure pratique politique.

Le concept de dignité met bien évidence les différentes acceptations et représentations, essentialiste et universaliste. Les premières relient la dignité au sexe, alors que la seconde la relie à l’humain. Une confusion de la répartition des tâches entre les sexes a pour conséquence d’effacer la dignité des femmes. Ainsi, la dignité des femmes est intimement liée à son sexe et aux représentations qui en découlent. Par ailleurs, les hommes se reconnaissent comme les défenseurs de la dignité féminine et, indirectement, de la leur. Ce thème apparaît dans le premier

42 BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, pp. 287 et 288.

43 Geneviève Fraisse, Les femmes et leur histoire, Paris 2010, p. 71.

44 J. G. Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science, 1796-1797, cité par

Geneviève Fraisse, ibid.

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débat en 1945, mais pour en démontrer son caractère non argumentable. Il est utilisé dans les débats des années 1950, de façon très parcimonieuse. La dignité est probablement un concept trop proche et trop intégré de la définition chrétienne de l’être humain, qu’il soit femme ou homme, et trop délicat à essentialiser. Les hommes pourraient aussi en pâtir.