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Les considérations historiques et les valeurs issues de la tradition6 sont des arguments de prédilection des opposants. Elles démontrent l’ancienneté, et par la même occasion, la stabilité de cet ensemble disparate qui constitue la Suisse, et elles sont à la base de sa constitution : le fédéralisme, la volonté d’être ensemble, une vision téléologique de la nation, un concept de l’harmonie organique dans le développement de la Confédération…et tout cela en l’absence des femmes. En 1945, Josef Schuler (SZ/BV7) provoque l’hilarité lorsqu’il rappelle un haut fait historique et symbolique de la fondation de la Suisse. « Anno 1291 sind auf dem Rütli nur Männer gewesen. Da hat man keine Frauen gesehen8 ». Felix Moeschlin (ZH/AdI.) lui répond sans se décontenancer. « Auch er ist 1291 nicht dabei gewesen ; dennoch hat er heute das Stimmrecht. Also soll man den Frauen nicht Vorwürfe machen, für die sie nichts können9 ». Bien que le temps se soit écoulé depuis lors, le rappel de la création de la nation helvétique fige le passé dans le présent. Et plus il est considéré comme inéluctable et figé, plus il est ardu de réaliser des transformations. Tel est le pouvoir du mythe : la glorification du passé le lisse et le pétrifie dans une vision mythique et téléologique. L’image d’Epinal vide l’histoire de sa substance révolutionnaire, brutale, soumise aux nécessités de l’instantané, dans un anachronisme aveugle. Au-delà de l’aspect profondément émotionnel que suscitent les réminiscences historiques, elles dénotent une forte identification des contemporains aux héros d’antan et accentuent le fossé entre les sexes. En 1945, Karl Wick (LU/PDC) reconnaît dans l’exclusion implicite des femmes de la Constitution le renversement d’une domination. « Diese Selbstverständlichkeit ergab sich aus der geschichtlichen Tatsache der männlich bestimmten Kultur unserer Zeitepoche, im Gegensatz zur vorgeschichtlichen Zeitepoche des Matriarchates10». Relevons la situation temporelle d’une supposée domination féminine dans une préhistoire lointaine, réputée pour son barbarisme et épuisée par celui-ci, supplantée par l’histoire de la domination masculine. La justification de l’état actuel par l’histoire et son maintien en

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Michel Foucault met bien en évidence les spécificités de la tradition : « elle vise à donner un statut temporel singulier à un ensemble de phénomènes à la fois successifs et identiques (ou du moins analogues) ; elle permet de repenser la dispersion de l’histoire dans la forme du même ; elle autorise à réduire la différence propre à tout recommencement, pour remonter sans discontinuer dans l’assignation indéfinie de l’origine ; grâce à elle, on peut isoler les nouveautés sur fond de permanence, et en transférer le mérite à l’originalité, au génie, à la décision propre aux individus » (L’archéologie du savoir, op.cit., Paris 1969, pp. 31 et 32).

7 BV est l’abréviation du parti cantonal schwyzois « Bauernvereinigung ». 8 BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 726.

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Ibid., p. 729.

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l’honneur des sacrifices consentis par les héros du passé agacent Ernst Reinhard (BE/PSS). En 1951, il en vient à douter de la loyauté et de la pertinence d’un tel étalage historique. « Herr Schuler zitiert in jedem Augenblick die Schweizergeschichte. Wir scheuen uns ein wenig, jeden Augenblick für unsere kleinen egoistischen Interessen den Rütligeist zu zitieren. Wir scheuen uns, in jedem Augenblick den Geist der Stauffacherin zu profanieren11». Guillaume Tell, Madame Stauffacher12 et l’esprit du Grütli représentent le point de départ de cette histoire suisse séculaire dont le poids symbolique pèse encore sur les représentations du mécanisme de l’évolution. Et, en effet, la perception temporelle des événements agit comme une chape de plomb qui semble désormais extrêmement malaisé à moduler et à adapter. L’usage des mythes apparaît finalement comme une excuse et comme la raison principale pour ne pas modifier l’état actuel des choses de façon volontariste. Mais il semblerait aussi que la profondeur historique, la longévité d’un acquis rendît sa manipulation d’autant plus problématique. L’insistance sur le temps écoulé, non sous sa forme dynamique, mais au contraire sous sa forme statique, la vision d’un point éloigné survolant les siècles jusqu’au moment contemporain, rend bien compte de la transformation d’un droit en habitude13

. Les réminiscences historiques se confondent avec l’idée d’un développement organique, les racines de la nation helvétique s’enfonçant profondément dans l’histoire, dans cette expérience séculaire. Karl Wick (LU/PDC), se référant à un dictionnaire politique, paru en Allemagne, le rappelle, en 1951. « Dieser Grund liege dahin, dass die Schweiz ein organisch gewachsenes Staatsgebilde sei, das immer von den gleichen Grundgedanken der Freiheit, des Masses ausgehend zum heutigen Staate geworden sei. Seine geschichtliche Auffassung, sein Sinn für Mass habe den Schweizer durch die Wirrnisse der Zeit geführt und er wolle die Vergangenheit ins Leben der Gegenwart fortsetzen14 ». La sagesse, que

11 Il continue : « Wir wollen nicht behaupten, dass wir alle gerade Tellen seien, aber die Tellentat haben wir

wenigstens fertig gebracht, der Stauffacherin den Einblick in den Ratssaal zu verwehren. […], wenn Sie erklären wollen, es habe die Stauffacherin in unserm Saale überhaupt grundsätzlich nichts zu suchen, dann tun Sie mir und uns allen den Gefallen : Räumen Sie morgen die Statue der Stauffacherin weg und ersetzen Sie diese durch die Statue des Herrn Schuler » (Ibid., p. 734).

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La Stauffacherin conseille à son mari « le landamman de Schwytz Werner Stauffacher, qui avait reçu des menaces de la part du bailli Gessler pour avoir osé se faire construire une maison en pierre, décida, sur les conseils de sa femme (dont le courage sera plus tard donné en exemple), de se réfugier à Uri et d'y fonder une alliance secrète » (Dictionnaire historique de la Suisse, article « mythes fondateurs »).

13 Selon Peter von Roten (VS/PDC) : « Ich glaube, als ein sachlicher Betrachter und als ein nicht zu optimistischer

Kenner der menschlichen Natur kann man sich über die Resultate von Männerabstimmung gar nicht wundern ; im Gegenteil, es wäre sogar höchst verwunderlich gewesen, wenn eine Kollektivität, in diesem Falle die der privilegierten Schicht der Männer, freiwillig auf ein Vorrecht verzichtet hätte, das sie seit Jahrhunderten besessen hat und zu dessen Stützung sie sich auf ethische, moralische, historische und allerlei andere Erklärungen beruft » (BSOAF, Conseil national, 20 décembre 1950, p. 3).

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Karl Wick (LU/PDC) croit reconnaître dans la continuation du passé dans le présent, implique une retenue pudique de l’homo helveticus pour la nouveauté. D’autres insinueraient l’existence d’une vision obtuse et bornée. Il n’en demeure pas moins qu’en 1958, pour Karl Wick, la perspective de l’instauration du suffrage féminin représente un pas audacieux. « Bei uns nun den Frauen das Wahlrecht plus das Stimmrecht zu geben, wäre ein sehr riskanter Schritt in ein ganz unbekanntes Gebiet und widerspräche ganz unserer bisherigen politischen Tradition15 ». Heinrich Heer (GL/Dém.) considère le déroulement de l’écheveau historique, sous sa facette téléologique, comme un développement lent, pondéré, logique qui mène à sa réalisation inhérente. « […] wie Werner Näf […] ausführt, unsere Geschichte zu bejahen, die Umbildungen als deren Modifikation betrachten zu können, in der Tradition, wenngleich nicht problemlos und gefahrenfrei, so doch ohne Bruch weiterzuschreiten und das Werdende zum Geworden zu fügen16 ». Peur de l’inconnu, manque d’expériences, absence de nécessité politique et entorse à la tradition forment un conglomérat d’éléments composites qui dépassent la capacité visionnaire des citoyens suisses. Et Ferruccio Bolla (TI/PLR) de citer, en 1970, la conclusion d’une étude sur la démocratie suisse, qui abonde en ce sens, réalisée par Hans Huber, professeur de droit public à l’Université de Berne. «Die schweizerische Demokratie darf in vielem auch heute noch als Muster altbewährten demokratischen Zusammenlebens als Hort guter Ordnung gelten. Sie kann aber in der Gegenwart nicht mehr allein aus ihren inneren Wurzeln leben. Sie leidet auch an einer gewissen geistigen Enge, Unbeweglichkeit und Abschliessung17 ». Vision autarcique de repli, vivant des fruits qu’ont légués l’histoire et la tradition, opposée à une nécessité d’ouverture et d’échange que la société contemporaine semble imposer toujours davantage.

4.1.1 L’exclusion tacite

L’omission et l’exclusion tacite des femmes de la Constitution représentent une autre référence historique que les opposants aiment à mentionner. Ainsi, selon Karl Wick (LU/PDC), en 1945 : « Die Erheblichkeit dieses Unterschiedes der Geschlechter galt als so selbstverständlich, dass er gar nicht expressis verbis in der Bundesverfassung aufgenommen wurde, trotzdem ja die Bundesverfassung auf dem Boden der Rechtsgleichheit steht18 ». Tous les

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BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 266.

16 « Vom Sinn der Geschichte », in : Schweizer Beiträge zur allgemeinen Geschichte, vol. 13, 1955, cité par Heinrich

Heer (GL/Dém.), BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 403.

17 Die Demokratie im Wandel der Gesellschaft, Berlin 1963, p. 112, cité par Ferruccio Bolla (TI/PLR), BSOAF,

Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 266.

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parlementaires reconnaissent l’évidence de cette volonté d’exclusion implicite des femmes selon les représentations alors en vigueur. Elle est principalement mise en évidence pour refuser une quelconque interprétation de la Constitution par respect pour les fondateurs de la Confédération ; mais aussi, pour perpétuer l’idée de la différence irréductible entre les sexes. Tout en se pliant au fait historique, les partisans plaident en faveur de l’évolution des idées et de la situation générale de la société. Pour Peter von Roten (VS/PDC), partisan du suffrage féminin, la démocratie exclusivement masculine a pu être reconnue comme une forme de gouvernement légitime, mais va désormais à l’encontre de sa propre logique. L’évolution de la perception et de la compréhension du fait démocratique jure également, selon lui, avec le pouvoir décisionnel que détient une partie de l’électorat au détriment de l’autre. Lors de la défense de son postulat en 1951, il explique : « Wenn auch eine Männerdemokratie historisch gesehen durchaus eine mögliche Staatsform ist (genau wie die alte Demokratie in Rom oder in Griechenland die Sklaverei kannte und sich trotzdem als Demokratie angesehen hat), so müssen wir uns doch sagen, dass es gegen die innere Logik der Demokratie selbst ist, wenn man das Recht der einen Hälfte, der Frauen, von der Zustimmung der Mehrheit der andern Hälfte abhängig macht; […]19

». Il apparaît ici clairement que l’exclusion des femmes des droits politiques, au moment des débats et de la réflexion approfondie concernant cet aspect de la question, ne relève que d’une raison historique et de l’habitude des traditions. Que cette exclusion ait été implicite dans la Constitution, qu’elle n’ait pas provoqué de discussions de fond peut suggérer une simple codification des us et coutumes. Et cette évidence est d’autant plus puissante qu’elle est acceptée et appliquée, sans remise en question ; l’écoulement du temps agit ici comme une justification20. Dans cette perspective, les femmes apparaissent comme un élément oublié, aboli, non réfléchi, situé hors de l’histoire des transformations. Et c’est bien la perpétuation et le maintien des femmes dans ce rôle anhistorique que les opposants tentent de réaliser en dépit de la réflexion essentielle et de la transformation de la société et du rôle des femmes. En 1958, Walo von Greyerz (BE/PLR) y voit un anachronisme flagrant. « Es geht also in der Politik zweifellos auch um dinge der Frauen. Dass diese Dinge nur vom Manne verfochten werden sollen, steht nicht in

19 BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 516. 20

Albert-Edouard Picot (GE/PLS) reconnaît : « Quoique la Constitution ne dise pas expressis verbis que la femme ne vote pas, il n’en reste pas moins qu’elle révèle cette exclusion par la volonté même du législateur et surtout par la façon dont elle est appliquée depuis plus de cent ans. […] Les lois et coutumes ne faisant voter en Suisse que des personnes de sexe masculin sont fort anciennes. La volonté du législateur de 1848 et 1874 n’est pas douteuse. Cette volonté est confirmée encore par les nombreuses votations cantonales, toutes négatives, […] » (BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 374).

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den Sternen geschrieben, sondern ist gewiss mehr nur eine Sache der Tradition21 ». Il ne s’agit que d’une tradition qui fait figure d’explication ou d’excuse qui ne demandent pas à être justifiées. Et pourtant, au moment des débats, Jean Gressot (BE/PDC) attend davantage des ses collègues. « D’un tel refus, les femmes qui aspirent au droit de vote peuvent exiger une justification plus convaincante qu’une simple référence à la tradition et à l’état actuel des choses22». Il est néanmoins surprenant que la tradition, et ce que cette expression peut comprendre de références vagues et disparates, parfois imaginaires et chimériques, mais rassurantes, supplante une réalité incontournable23. Traditions apaisantes, unificatrices, témoins des exploits du passé et des acquis présents stables. Telle est bien la force de cohésion que Fridolin Stucki (GL/Dém.) reconnaît à l’histoire et à la tradition : elles sont la Suisse. D’autant plus que la Suisse est une nation créée grâce à la volonté des individus de vivre ensemble24. L’esprit volontariste était alors bien présent auprès des Helvètes25. L’incessant rappel du passé et la perspective catastrophiste, que Fridolin Stucki perçoit dans ce qu’il considère comme un abus de volontarisme contre l’écoulement harmonieux de l’histoire, aboutissent à la paralysie. Ferruccio Bolla (TI/PDC) estime, en 1970 : « D’ailleurs, quand notre collègue historien se faisait le défenseur si éloquent de la tradition, une interrogation s’insinuait dans mon esprit, une interrogation que je ne saurais mieux exprimer qu’en reprenant les termes utilisés par Daniel- Rops dans le Monde sans Ame : « L’Europe, pays de vieilles traditions et malade d’histoire, ne souffre-t-elle pas de cet amour des choses anciennes qui paralyse l’activité des vivants ? »26 » . Réduite à sa plus simple expression, il s’agit d’une lutte entre les défunts et les vivant-e-s, entre le statisme et le dynamisme, entre la vision rassurante du passé et la peur du futur. Telle est également la crainte des représentantes de l’Association suisse pour le suffrage féminin rapportée

21 BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 275. 22 BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, p. 288. 23

Selon Adelrich Jacob Schuler (ZH/PDC) : « Das grosse Argument gegen die Einführung des Frauenstimmrechtes wird in der Schweiz zweifelsohne die Tradition sein » (BSOAF, Conseil national, 20 mars 1958, p. 290).

24 Gérard Noiriel reprend les expressions de Paul Ricœur pour définir l’identité nationale : elle est composée de la

« mêmeté », qui permet à des individus de se sentir unis grâce à l’existence de différences avec d’autres individus, et de l’« ipséité », qui permet l’union d’individus sur la base d’un passé, de traditions, d’une mémoire collective, A quoi

sert « l’identité nationale » ?, Marseille 2007, pp. 13 et 14.

25 Il explique en 1966 : « Die Schweiz ist kein sogenannten natürlicher Staat, kein Staat, der auf natürlichen

Grundlagen, wie gemeinsame Sprache, und Rasse, besteht ; sondern die Schweiz ist eine Willensgemeinschaft, die solange besteht, als der Wille zum Beisammensein vorhanden ist. Dieser Wille beruht nun zu einem schönen Teil auf der gemeinsamen Geschichte, auf der gemeinsamen Tradition. Den bei uns erwachsenen Institutionen kommt deshalb eine grosse Bedeutung zu. Wenn wir diese zerstören, vernichten wir ein Stück Tradition und damit eine Säule, auf der unserer Staatswesen steht. Es geht um Erhaltung oder Verzicht grundsätzlichen eidgenössischen Gedankenguts » (BSOAF, Conseil des Etats, 4 octobre 1966, p. 262).

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par Jean-Jacques Cevey (VD/PLR) : « « le poids de la tradition ne doit pas maintenir la femme suisse en état d’infériorité dans la vie publique », alors que son rôle s’est largement épanoui dans divers d’autres domaines de l’activité humaine27

».

Les mythes, l’histoire et les traditions maintiennent l’imaginaire de la Suisse dans une vision téléologique. Rompre avec ce système de pensée et de représentations produit des peurs et suscitent les menaces.