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4.3 Le fédéralisme

4.3.3 Les naturalisations

Le refus des opposants, qu’il soit fondamental ou contingent, se fonde sur un principe de naturalisation de tous les aspects du processus : naturalisation du développement du suffrage

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BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 529.

64 Ibid., p. 537.

65 « Heute ist darüber, wie mir scheint, zutreffend ausgeführt worden, dass der naturgemässe, der unserem

Staatswesen entsprechende Weg derjenige von der Gemeinde zum Kanton und von da zum Bunde führen sollte, von unten nach oben » (Ibid., p. 536).

66 AFS, E 1070, 1969/10, vol. 48, G-05996, protocole de la Commission du Conseil national, 15 mars 1951, p. 21. 67 Selon Paul Haefelin (SO/PLR) : « Der Abstimmungskampf würde bestimmt die Leidenschaften neu entfachen,

und die Absicht, über den Weg des Bundesgesetzgebung Einfluss zu nehmen auf die Gestaltung in den Kantonen müsste gerade dort, wo die Gemüter bisher noch ruhig waren, einer neuen Gegnerschaft rufen » (BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 398).

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féminin, « de bas en haut », entraînant une adaptation naturelle des hommes à la nouvelle donne. Le respect du processus naturel est d’autant plus important que l’être naturel par excellence, la femme, s’extrait de sa propre naturalité, dans laquelle les hommes tentent de la maintenir, pour acquérir cette indépendance individualisante et cette reconnaissance civique. Dynamisme complexe et contradictoire qui entraîne une grande insécurité et beaucoup de craintes. Le procédé reconnu comme naturel entre en contradiction avec la dynamique volontariste donnée au processus du suffrage féminin. Il en vient à incarner une artificialité en entière opposition avec le supposé développement organique de l’Etat helvétique. Par une association de naturalismes, l’argument s’appuyant sur le fédéralisme met en évidence le lien existant entre le chemin organique et les dons naturels attribués aux femmes, comme le suggère le conseiller fédéral Eduard von Steiger (BE/UDC), en 1945. « Das wäre eigentlich die schweizerische Struktur, dass wir vom Boden der Gemeinden nach dem Kanton zu zum eidgenössischen Recht vorstossen würden ; denn es kann gar kein Zweifel darüber bestehen, dass die eigentlichen Fähigkeiten der Frau auf dem Gebiet der Gemeinde, des Armenwesens, des Vormundschaftswesens, überhaupt der Gemeindeverwaltung und auf dem Gebiet kantonaler sozialer Fragen hervorragend wären68 ». Non seulement les activités du « bas » correspondent naturellement aux compétences féminines, mais remplissent également les conditions extérieures nécessaires à la bonne insertion des femmes69. En 1951, Joseph Piller (FR/PDC), se qualifiant de fédéraliste peiné par la proposition du Conseil fédéral, estime erroné de « déplacer le centre de gravité politique. […] Les cantons doivent, à mon sens, rester les laboratoires politiques du pays. Si le suffrage féminin correspond vraiment à une exigence de la justice et du droit, il doit se réaliser sans peine dans les cantons70 ». Vœu pieux et illusoire, quelque peu déloyal, si l’on considère les nombreuses tentatives refusées dans les cantons. En tirant la conclusion des paroles de Joseph Piller en connaissance de cause, il est aisé d’en déduire que le suffrage féminin n’est une exigence ni de la justice ni du droit ! Pour ces parlementaires, les communes et les cantons sont les lieux privilégiés de l’expérimentation de nouveautés. Si elles s’avèrent favorables, plus rien ne s’oppose à leur introduction au niveau fédéral. En revanche, si elles entraînent des conséquences indésirables, l’étroitesse spatiale dans

68 BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 725. 69

Selon Ernst Bärtschi (BE/PLR) : « Die Gemeinde ist ja doch die eigentliche Schule des Staatsbürgers. Da sind alle Gegenstände konkret und nahe, da ermisst man ohne weiteres Erfolge und Misserfolge und sieht, wohin es führt, je nach dem man dies oder jenes vorkehrt » (BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 536). Kurt Schoch (SH/PLR) reconnaît également les cantons et les communes comme des « Lehrplätze » pour introduire des nouveautés, BSOAF, Conseil des Etats, 20 septembre 1951, p. 394.

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laquelle elles ont été faites, garantit une restauration plus facile et plus rapide. L’imaginaire catastrophiste qui se développe autour de l’instauration du suffrage féminin peut faire sourire, il n’en demeure pas moins qu’il a longtemps prospéré.

La problématique de la progression de l’introduction des femmes dans les affaires politiques est emblématique en soi. Les hommes n’auraient jamais eu besoin de cette attention et de cette préparation progressive pour pénétrer cette nouvelle sphère d’activité. Ils y seraient, par définition, prédisposés. Dans cette logique de réflexion obligatoire, les hommes sont aussi naturalisés, dans la mesure où leurs capacités politiques sont reconnues comme innées. Les cercles concentriques de l’introduction progressive du suffrage féminin comprennent plusieurs niveaux de la répartition sexuée : d’abord la présence consultative des femmes dans les Commissions, sans pouvoir décisionnel, puis développement de leur capacité décisionnelle ; d’abord dans les affaires sociales, scolaires et religieuses, puis dans les préoccupations financières et législatives ; d’abord dans les communes, puis dans les cantons, enfin dans la Confédération71. « De bas en haut » est un euphémisme pour marquer le passage des préoccupations concrètes, spatialement proche et prétendument inhérentes à la nature des femmes à celles abstraites, éloignées et extérieures aux femmes. Sans vouloir réduire cette logique argumentative exclusivement à la peur de perte de privilèges et de puissance des hommes, elle thématise la représentation de l’incapacité des femmes, sous sa forme de manque d’expériences, d’éducation et d’habitudes politiques. Paradoxalement, deux parlementaires retournent diamétralement la situation en soutenant le contraire. Max Kistler (LU/PSS) demande, en 1958 : « Wo sind in Gemeinden, Kantonen und Bund am meisten Sachfragen zu entscheiden ? Das ist in den Gemeinden der Fall ; denn dort muss oft sogar über das Budget abgestimmt werden, auch zum Beispiel über Strassenbauten, Spitalbauten usw. Viele Kantone haben das obligatorische Gesetzreferendum. Auch dort sind viele Sachfragen zu entscheiden. […] In der Verfassung sollten allgemeine Grundsätze verankert werden. Das ist dann viel einfacher zu entscheiden72 ». Renversement étonnant qui implique, néanmoins pour Max Kistler, une simplification des textes de loi, simplification favorable, si ce n’est nécessaire, tant aux femmes qu’aux hommes. En 1945,

71 Selon Willy Sauser (ZH/PEV) : « Es wäre ja wohl zweckmässiger und aussichtsreicher, wenn das

Mitbestimmungsrecht der Frau zuerst in kirchlichen und in Gemeindeangelegenheiten, dann in den Kantonen und zuletzt im Bund verwirklicht würde » (BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 277).

72BSOAF, Conseil national, 19 mars 1958, p. 280. Et Maurice Péquignot (BE/PLR) : « Je prétends qu’il est plus

facile à une femme de prendre part à la vie civique sur le plan fédéral que sur le plan communal. […] La multiplicité des problèmes la rend tout au contraire souvent plus compliquée, plus touffue et même parfois plus mesquine » (BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 277).

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Ernst Reinhard (BE/PSS) estime que la législation fédérale a une influence sur les femmes autrement plus importante que celles gouvernant les communes ou les cantons. D’ailleurs, les femmes ont déjà trop patienté pour respecter le système fédéral helvétique à la lettre. D’autant plus que toujours davantage de dispositions législatives concernent directement les femmes, et parfois plus intimement que les hommes73. Un autre moyen de défendre le chemin « de haut en bas » est de mettre en doute la légitimité des cantons à décider de la question. Lors de la défense de sa motion en 1951, Peter von Roten (VS/PDC) ne considère pas l’extension du suffrage universel aux femmes comme une question pratique, mais comme une question éthique du ressort de l’Etat. « Alle ähnlichen Fragen und Entwicklungen sind in der Schweiz nicht auf kantonalen Boden entstanden, sondern waren Entwicklungen, die der ganzen Menschheit gehörten74 ». Il prend l’exemple de l’abolition des privilèges opérée par la Révolution française. Ce passage de son discours fait néanmoins planer une menace dans la mesure où le refus d’adhérer à son temps et d’instaurer les modifications qui s’imposent, pourraient entraîner une réaction de révolte brusque et indésirable75. En 1970 encore, Max Arnold (ZH/PSS) met lui aussi en doute la légitimité cantonale dans la mesure où il place le suffrage féminin au-delà d’un simple mécanisme civique du ressort des cantons76. Dans le même ordre d’idées, bien que Hans-Peter Tschudi (BS/PSS) ne mette pas en cause la légitimité cantonale dans les questions civiques, il considère néanmoins, en 1957, le suffrage féminin comme un problème qui dépasse l’intérêt local77. Ainsi, la proposition volontariste du Conseil fédéral est à son sens entièrement justifiée. Face à ces tentatives, plutôt théoriques, Ernst Vaterlaus (ZH/PLR) suggère, en 1957, un argument concret. « Die Erfahrung hat deutlich gezeigt, dass die Einführung des Frauenstimmrechtes auf diesem Wege einfach keine Fortschritte macht. Daher scheint ein Vorstoss auf eidgenössischem Boden als gegeben. Der Bundesrat erwartet von diesem Vorstoss

73 « Das hat sich entschieden mit der Einführung der eidgenössischen Zivilgesetzgebung. Als diese eingeführt wurde,

hat sich der Bund so sehr in die Frauenangelegenheiten hineingemischt, dass man nicht mehr sagen konnte, die Frau habe kein Interesse an der Bundesgesetzgebung. Heutzutage, wenn Sie praktisch überschauen, was der Bund treibt, so finden wir eine ganze Masse von Angelegenheiten, die die Frauen vielleicht noch mehr interessieren als die Männer » (BSOAF, Conseil national, 12 décembre 1945, p. 735).

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BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 518.

75 « Auch diese war nicht eine Entwicklung, die in irgendeinem Kanton angefangen hat, sondern es war eine

Entwicklung, die urplötzlich mit Macht und Revolution gekommen ist. Warum ? Weil sich die herrschende Schicht in der Schweiz nicht beizeiten dazu herbeigelassen hat, mit der Zeit zu gehen » (Ibid.).

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« Die Motion deckt sich mit der Auffassung, wonach Freiheitsrechte und Rechtsgleichheit als Grundprinzipien der freiheitlich-rechtsstaatlichen Ordnung nicht der Autonomie der Kantone überlassen werden können » (BSOAF, Conseil national, 22 juin 1970, p. 434).

77 « Wir können nicht dem Entscheid ausweichen und die Kantone wieder vorschieben. Zu beachten ist auch, dass es

sich keineswegs um eine mehr lokale Frage handelt, sondern um ein grosses staatpolitisches Problem » (BSOAF, Conseil des Etats, 2 octobre 1957, p. 399).

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im Gebiete des Bundesrechtes neue Impulse zugunsten des Frauenstimmrechtes, auch in den einzelnen Kantonen78 ». Que ce soit le statisme ou le manque d’intérêt cantonal pour le sujet, le suffrage féminin n’a effectivement abouti à aucune issue favorable. L’analyse différée des événements donne raison à Ernst Vaterlaus puisque suite à la première votation de 1959, de nombreux cantons parviennent à faire accepter cette modification. En 1951, Ernst Bärtschi (BE/PLR) reconnaît que les femmes ont tenté d’emprunter le chemin de « bas en haut », mais elles n’ont pas obtenu gain de cause. « Sie haben auch alles Mögliche versucht, ihn zu gehen, aber immer wieder sind sie zurückgewiesen worden79 ». Par conséquent, il considère la tentative « de haut en bas » comme logique et justifiée.

Les arguments s’opposant à l’instauration du suffrage féminin de la façon proposée par le Message du Conseil fédéral sont fortement mobilisés jusqu’à la première votation en 1959. Parmi de nombreuses autres raisons, de nature différente, l’impression du procédé irrespectueux envers le fédéralisme a très certainement influencé plus d’un votant contre le suffrage féminin. Lors des débats suivants, deux parlementaires s’opposent encore au suffrage féminin en brandissant cet argument. Fridolin Stucki (GL/Dém.) et Willi Wenk (BS/PSS) mettent en évidence le danger d’autoritarisme80

et l’illogisme81 que fait planer ce mode d’introduction. L’acquiescement silencieux de la grande majorité des parlementaires provient probablement du fait que quelques cantons introduisentt le suffrage féminin dans le courant des années 1960. D’une certaine façon, l’instauration « de bas en haut » a effectivement été respecté ; il ne s’agit dès lors plus que d’une question de temps. Les expériences ont été faites et récoltées. Le deuxième souffle au niveau fédéral n’aboutit plus qu’à une ratification des premiers pas entrepris dans les communes et les cantons82.

D’illogique et artificiel, en passant par un sentiment fédéraliste blessé et humilié, le suffrage féminin s’impose finalement selon un processus de modification des représentations, en reléguant l’argument du fédéralisme dans l’illégitimité.

78 Ibid., p. 391.

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BSOAF, Conseil national, 13 juin 1951, p. 537.

80 BSOAF, Conseil des Etats, 4 octobre 1966, p. 262. 81 BSOAF, Conseil des Etats, 23 septembre 1970, p. 270.

82 Telle est la constatation d’un journaliste de l’Appenzeller Zeitung : « Aus dieser Zusammenstellung geht deutlich

hervor, dass die Forderung, das Frauenstimmrecht müsse von unten nach oben wachsen, zu einem beträchtlichen Teil erfüllt ist. Damit entfällt der entscheidende Einwand gegen die frühere Bundesvorlage » (23 janvier 1971, p. 1).

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